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Full text of "L'architecture et la peinture en Europe, du ive au xvie siècle"

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k. 



L'ARCHITECTURE 



itit 



LA PEINTURE 



n lUROPiy 



DU IV AU XVI* SlËCLi:. 



« 

N. 



Owrmge9 du tftéitte atffetf t« : 



BTUBBii «VR L'ALLKMAttNB , renfermant une histoire de la peinture 

allemande, 2 volumes in-S». 
HMTOiBB SRfl idébs littéraiiibb bh rBARCB AV xix« BiiwxB et de 

leurs origines dans les siècles antérieurs, 2 volumes in-S». 
■•VTBiliRB b'ahclbtbrrb (Descriptiou et histoire de monuments célè- 
bres, biographies d'écrivains et d'artistes, tableaux de mœurs et paysages), 
1 volume iu-S». 

HIBTOimB BB E.A PBIHTCRB PLAMAIIBB BT HOLLAirBAnB , 4 VOlumCS 

in-8», avec un supplément. 

E.BMI PBlMTBBai BRVCBOM, 1 VOlumC iu-iS. 

iVBViE.LACy 1 volume in-18. 

LA CABMiB BB LHIMCLB TBH, OU la vic des nègrcs en Amérique, traduc- 
tion complète, avec une biographie de Tauteur. 1 volume in-18. 

LB CAPITAIBB riBHIlV OV LA YIB BBB BÉCIBBB Blf APBIffVB, 1 VOlumC 

in-18, prix : 2 fr. 50 c. 

Pour paraître prochainement : 
BVBBxa BT L'BCBLB B'AKVBBB, UH beau volumc in-H». 



L'ARCHITECTURE 



ET 



LA PEINTURE 

£N EUROPE, 

DU IV* AU XVI' SIÈCLE, 

»vivn 
De l« M«sr«phle de Philippe R««e, peiaire d'aBinuias, 

PAR 



JBffMftoM muiOÈ^Uée pmt/» l'utiftfN**. 







fjtxfc 



IMPRIMERIE DE A. LABROUE ET COMPAGNIE, 

mit: DE LA FOUnCHC, 3G. 

18â3 



y/^' ^. -<^f. 



PRÉFACE. 



Le livre que nous offrons au lecteur a déjà paru dans 
une vaste et somptueuse publication, intitulée Lé Moyen 
Age et la Renaissance, Comme elle ne coûte pas moins de 
quatre cents francs l'exemplaire, ce prix élevé la rend 
inaccessible à une foule d'individus. Pour le plus grand 
nombre des hommes studieux, la réimpression actuelle 
aura donc toute la nouveauté d'une première édition. Elle 
intéressera, nous l'espérons, les critiques, savants et ama- 
teurs, qui ne demandent pas seulement aux arts de vagues 
jouissances, mais veulent saisir le caractère intime des 
œuvres, en connaître les origines, la filiation morale et 
matérielle, en discerner les rapports avec les événements 
de l'histoire, avec les idées religieuses, politiques et so- 
ciales des peuples. L'art, ainsi envisagé, prend une signi- 
fication plus profonde, une plus haute importance : la lu- 
mière qu'il reçoit des faits, dès institutions, des doctrines, 
il la leur renvoie et les éclaire à son tour. On comprend 
mieux la vie des anciens, quand on voit leurs temples, leurs 
statues, leurs amphithéâtres, leurs charmantes poteries, 



6 PREFACE. 

leurs ingénieuses sépultures ; on comprend mieux le moyen 
âge» quand on voit les cathédrales, les oratoires où priaient 
nos aïeux, les châteaux où s'enfermaient les barons, les 
splendi^es hôtels qu'ils se construisaient dans les villes, les 
cloîtres silencieux des monastères, les élégantes demeures 
des riches bourgeois. Non-seulement cette manière philo- 
sophique d'étudier les arts satisfait davantage l'espril, en 
lui expliquant la nature des œuvres et leurs mutuels rap- 
ports, mais j'ose dire qu'elle excite un plus vif intérêt. Des 
détails épars, une sèche nomenclature produisent bientôt 
la fatigue et l'ennui; les vues d'ensemble captivent l'at- 
tention : elles déroulent, pour ainsi dire, aux yeux du lec- 
teur de vastes perspectives, qui charment l'intelligence et 
plaisent à l'imagination. Il éprouve alors le même effet 
qu'un voyageur sur le haut d'une montagne, quand le ma- 
tin dessine et colore devant lui de larges tableaux, naguère 
invisibles. Tout prouve donc l'excellence de cette méthode : 
nous l'avons suivie dès nos débuts, nous la suivrons tou- 
jours, malgré l'opposition et l'aveuglement des incapables, 
qui voudraient que l'histoire des arts eût la forme attrayante 
d'un catalogue. Non pas qu'un catalogue bien fait soit une 
chose à dédaigner; mais ce n^est ni de l'histoire, ni une 
œuvre littéraire : des travaux qui ne demandent pas de 
composition, pas didées, pas de style, n'emploient que les 
facultés inférieures de l'esprit. 



L'ARCHITECTURE 



RELIGIEUSE ET CIVILE, 



DU IV« AU XVI» SIECLE. 



Lorsqu'une doctrine sévère remplaça dans les convictions 
de riiuinanitë le système païen, l'architecture religieuse dut 
se mettre en harmonie avec la croyance évangélique. L'art 
nouveau ne s'organisa point tout à coup : il lui fallut au 
contraire de longues années, de longs efforts pour naître, 
se développer, prendre tous ses caractères. La civilisation 
chrétienne, chose insolite! a même produit deux formes 
architecturales, la forme romane et la forme gothique. Nous 
avons donc à étudier une double création , à chercher par 
quelle suite de métamorphoses la première est sortie de 
l'architecture païenne; la seconde, de l'architecture ro- 
mane. Ce travail de décomposition et de recomposition est 
peut-être le phénomène le plus curieux de l'histoire des 
arts. La nature de celui qui va nous occuper, en augmente 
d'ailleurs l'intérêt. 11 est le plus social de tous, il obéit avec 
une régularité inflexible aux lois suprêmes qui dirigent le 
sort des nations. Rien dans l'architecture ou presque rien 
ne dépend du caprice des individus. Elle croît aussi fatale- 



8 L'ARCHITECTURE 

ment que les végétaux, et ses formes, ses caractères sont le 
produit manifeste, inévitable, des grandes influences, de 
l'esprit général qui animent une civilisation, après Tavoir 
enfantée. 

Le paganisme était une religion extérieure : elle livrait à 
des dieux charnels et mensuels le gouyerpement du monde. 
Pour exprimer leur puissance, elle leur attribuait de colos- 
sales dimensions. Les cérémonies du culte avaient lieu en 
plein air, à la clarté du soleil; la douceur du climat per- 
mettait de célébrer les fêtes sous un ciel toujours pur. Le 
christianisme ne pouvait s'accommoder de ces pompes mé- 
ridionales, de ces chants et de ces prières sur la place pu- 
blique. C'est un dogme spiritualiste avant tout : il cherche 
la paix, l'ombre et la solitude. L'art nouveau dut abriter les 
fidèles contre les bruits du monde, contre ses distractions et 
ses vaines pensées ; il dut soustraire le culte h l'examen 
railleur des incrédules. Aussi arriva-Ml par degré$ à con- 
struire les nobles édifices que nous voyons encore debout, 
dont les hautes murailles protègent le recueillement et la 
piété, comme les remparts des forteresses protègent l'homme 
de guerre. Une fois qu'on a pénétré sous ces voûtes, le 
monde réel n'existe plus : on se trouve dans un monde de 
création humaine, où toutes les formes portent l'empreinte 
de la pensée religieuse. Le soleil même semble avoir perdu 
son empire : ses rayons se brisent contre les verrières ou se 
métamorphosent en les traversant. La lumière ne parait 
point venir du dehors, mais émaner des saints personnages 
représentés sur les vitraux. Les colonnades ont passé de 
l'extérieur au dedans : une atmosphère embaumée y cir- 
cule , et ses parfums orientaux font oublier la région du 
globe où s'élève la mystérieuse cathédrale. 

Des causes historiques secondèrent ces tendances primi- 
tives de l'art chrétien. Les fidèles se réunirent d'abord dans 
les catacombes, loin du jour et des persécutions ; ils celé- 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 9 

braienlr les offices du culte nouveau sur h poussière des 
morts : le tombeau de quelque glorieux martyr tour serrait 
d'autel. Ces demeures funèbres étaient en harmonie avec la 
tristesse du dogme catholique. La vie n'étant pour les chrë* 
tiens qu'une préparation à la mort et que des funérailles 
méditée9, comme le dit un vieux livre sans nom d'auteur, il 
semble naturel que leurs premières églises fussent des lieux 
de sépulture. La cruauté qui les força d'y diercher un asile, 
seconda un penchant secret par une impulsion extérieure. 
Les faits se mirent d'accord avec les idées; les événements 
ne furent que les auxiliaires de la doctrine, grande loi dont 
l'histoire nous offre une perpétuelle application. Du séjour 
des premiers confesseurs dans les entrailles de la terre, Tar- 
chitecture chrétienne hérita plusieurs habitudes, qui con- 
coururent à lui donner une physionomie originale. Elle 
creusa sous ses monuments des cryptes spacieuses, où la lu- 
mière ne pénètre que par d'étroits soupiraux, où les bruits 
du dehors viennent expirer en faibles murmures. Les autels 
prirent dans l'origine la forme d'une tombe; les ^lises fu- 
rent pavées de pierres sépulcrales, et l'on prodigua les 
lampes et les cierges, comme s'il fallait encore dissiper des 
ténèbres souterraines. 

Quand il fut permis aux chrétiens de célébrer leurs mys- 
tères, ils durent élever des temples à leur Dieu ou lui con- 
sacrer d'anciens édifices. L'humanité conçoit lentement : elle 
a besoin de plusieurs siècles pour saisir le sens d'une idée 
nouvelle et de plusieurs autres siècles pour lui trouver une 
forme. Les disciples du Christ cherchèrent donc, parmi les 
monuments qui les entouraient, un genre de construction 
qu'ils pussent adapter à leur culte. Les .basiliques parurent 
s'y prêter mieux que toutes les autres inventions de l'archi- 
tecture gréco-romaine. C'étaient des bâtiments étendus, qui 
servaient de tribunaux, de bourses de commerce et parfois 
aussi de halles ou de bazars, dans lesquels les trafiquants 

1. 



10 L'ARCHITECTURE 

étalaient leurs marehandises. â l'extérieur, elles ofiraîent 
la plus grande simplicité : les ouvertures des fenêtres va- 
riaient seules le monotone aspect des murailles. Le monu- 
ment formait un carré obiong. Deux lignes de colonnes pa- 
rallèles divisaient l'intérieur en trois galeries, avec cette 
différence que la galerie centrale était plus large et plus 
élevée que les autres. A l'extrémité de ces nefs régnait on 
espace libre, et dans le mur du fond s'ouvrait un hémicycle 
où siégeait le président du tribunal. Tels furent les premiers 
monuments qui abritèrent les cérémonies de l'Église, quand 
elle put arborer sa croix triomphante sur les ruines du pa- 
ganisme; tels furent les premiers rudiments de l'architec- 
ture chrétienne. L'évcque se plaça au fond.de l'hémicycle; 
les prêtres assistants se rangèrent à sa droite et à sa gauche. 
Les chantres, les ecclésiastiques de service occupèrent l'es- 
pace resté libre entre les galeries et Ae rond-point, La nef 
droite fut destinée aux hommes; la nef gauche, réservée aux 
femmes. Les néophytes, qui n'avaient pas encore été sanc- 
tifiés par l'eau du baptême, se tenaient dans la galerie cen- 
trale. Deux ordres de colonnes supportant la voûte du plus 
grand nombre des basiliques, deux longues tribunes ré- 
gnaient au-dessus du premier ordre : là venaient chanter et 
prier les veuves et les vierges consacrées au Seigneur. 

<( On ajouta, dit M. de Caumont, à quelques basiliques et 
à quelques églises une cour carrée , entourée de portiques, 
dan» laquelle les catéchumènes se reliraient pendant la célé- 
bration des cérémonies auxquelles il ne leur était pas encore 
permis d'assister : il y avait, au milieu de cette cour, un 
réservoir, ordinairement octogone et entouré parfois de 
colonnes soutenant un toit de même forme. Les néophytes y 
recevaient le baptême. » Ce lieu d'attente et d'espoir est de- 
venu le type du cloître chrétien, mais il a changé de desti- 
nation. Les moines n'y terminaient point leur noviciat 
religieux : le préau abritait la dépouille des morts; les 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 11 

survirants erraient dans l'ombre des avenues , en méditant 
les leçons de la tombe, que semblaient leur apporter le 
murmure des hautes herbes, les plaintes du vent sous les 
arceaux et le bruit lointain des cantiques. Le porche a la 
même origine. 

Après avoir fait usage des basiliques romaines, construites 
pour de profanes destinations, les chrétiens furent néces- 
sairement conduits à en élever eux-mêmes. Ils suivirent 
d'abord la coutume et ne changèrent point les anciennes 
formes. Mais l'esprit nouveau, qui les habitait, ne pouvait 
se contenter de cette enveloppe païenne : il la travailla pour 
lui imprimer son caractère. Allongeant l'abside, il étendit à 
droite et à gauche l'intervalle qui la séparait des nefs, et le 
plan de l'édilice représenta ainsi la croix ou était mort le 
Sauveur. De cette première innovation découlèrent toutes 
les autres. Les deux rangs de colonnes franchirent le tran- 
sept et se prolongèrent dans le chœur. Trois portes donnè- 
rent accès aux trois nefs, qui s'accusèrent au dehors par 
trois divisions perpendiculaires. On les surmonta de flèches 
et de tours, dans lesquelles se balancèrent les cloches. Pour 
éclairer la grande nef et le transept, on ouvrit des rosaces. 
Le fond de l'architecture chrétienne, les parties essentielles 
du temple catholique étaient trouvés : cet organisme n'avait 
plus qu'à croître, et à produire, en se développant, les 
formes particulières et les détails qu'exige la vie. 

Mais ce n'était pas dans les pays méridionaux que l'archi- 
tecture chrétienne devait se constituer d^une manière défi- 
nitive. Trop de souvenirs païens, trop d'habitudes plas- 
tiques s'y opposaient. L'amour de la routine est la plus 
violente des passions humaines. Tant qu'un usage peut se 
tenir debout, on l'élançonne, on le protège avec une fana- 
tique opiniâtreté. Les monuments anciens, les traditions de 
l'art grec enchaînaient, assenissaient l'imagination des ar- 
chitectes méridionaux. Les idées chrétiennes ne pouvaient 



12 L'ARCHITECTURE 

s'enlourer 4e leur vëritalde forme que sur un sol vierge, et 
parmi des populations qui ne fussent point courbées sous le 
poids des souvenirs. Un climat trop doux, un ciel sans 
nuages, l'indolence sereine ou voluptueuse qu'ils engen- 
drent, ne convenaient point d'ailleurs à l'austère doctrine 
du sacrifice. Les habitants de l'Italie n'ont jamais complète- 
ment dépouillé les mœurs, les tendances, les prédilections 
païennes : ils invoquent encore Mars et Bacchus dans leurs 
serments. Sur cette terre féconde, tout porte à la joie, h la 
mollesse, aux plaisirs des sens. Les édifices qui la couvrent 
n'ont point le sombre caractère d'une religion ascétique. 
Pour que l'architecture prit réellement une physionomie 
chrétienne, il fallut que l'Évangile pénétrât dans les forêts 
du Nord, sous un ciel mélancolique, dont la froide lumière, 
les vents et les tempêtes sont en harmonie avec une loi ri- 
goureuse, qui dédaigne la vie actuelle et parle sans cesse de 
l'éternité. 

Elle conquit peu à peu la Germanie et les Gaules. Du 
v au XII® siècle, {'architecture catholique trouva et employa 
sa première forme. Non-seulement on vit apparaître alors 
les clochers, les trois portes, les rosaces, qui achevèrent de 
métamorphoser en temple chrétien la basilique païenne; 
mais la colonne changea de proportions, de figure ; mais un 
système nouveau d'ornementation prit la plaee du système 
grec. Le tore s'y combina de mille manières, le dessin de 
. fantaisie recouvra son indépendance native, les différentes 
espèces de feuillages passèrent des bois sur les chapiteaux, 
et le règne animal tout entier, oiseaux, quadrupèdes et 
poissons, fournit de nombreux motifs aux décorateurs. 
Gomme si la réalité n'était pas assez féconde, des bétes chi- 
mériques se placèrent près des êtres naturels. Dans un 
climat où le soleil semble perdre quelquefois sa lumière et 
sa chaleur, où la pluie tombe par torrents, où les bises de 
l'hiver chassent des tourbillons de neige sur les édifices, les 



RELIGIEUSE ET CIVILE. |3 

croisées se muUipUèreat, s'agi^ndirciit :peii h p^, «fin que 
les mooumeats n'eussent pas l'air de caveaiiiL funèbres ; les 
toitures devinrent plus aiguës, les voûtes s'exbaussèrent, les 
clochers prirent une forme pyramidale. Certaines construc- 
tions romanes, comme l'église Saint- George de BoeherviUe, 
ont déjà toutes les apparences d'une œuvre golbiqpe; il ne 
leur manque absolument que l'arc en tiers point et la déco- 
ration ogivale. Cet arc et ce genre de décoration ne pou- 
vai^ut tarder à se montrer, car ils étaient le complénient 
nécessaire d'un vaste système d'architecture, qui s'organisait 
depuis des siècles. 

On a beaucoup disserté sur l'origine de l'ogive^ on a 
voulu la faire naître en Sicile, en Egypte, en Espagne et 
dans riduméc. Comme si l'art chrétien n'avait pas dû être 
fils des populations chrétiennes ! comme si l'arcbiteciure . 
définitive du catholicisme avait dû cmprui^r à des civili- 
sations étrangères sa forme la plus caractéristique ! L'ogive 
n'est pas un accident : elle e^t, au contraire, le dernier 
terme d'une progression, terme obligé, nécessaire et fatal. 
Les prémisses étaient posées, la conclusion devait venir. 
Toute l'histoire de l'architecture, depuis le premier siècle 
de l'ère chrétienne, montre comment l'esprit humain s'est 
acheminé vers celte conclusion; tout dans l'art de bâlir 
ayant été peu à peu changé, modifié^ renouvelé, il fallait 
bien que l'arcade romane disparût un jour ou l'autre. Un 
vieil élément de cette importance ne pouvait rester au mi- 
lieu d'un système plus jeune. Celui-ci était tenu de lui sub- 
stituer un élément conforme à sa propre nature, en har- 
monie avec les tendances du catholicisme, avec l'atmosphère 
des régions septentrionales, avec les penchants intellectuels 
des peuples du Nord, ce génie rêveur et subiil, chaste et 
mélancolique, profond et sentimental, qui a plus tard inspiré 
les poètes de l'Allemagne et de l'Angleterre, aussi bien 
que ceux de la France moderne. L'ogive n'attendait pour 



14 L'ARCHITECTURE 

naitre qu'un moment favorable et une cause occasionnelle. 

Les XII® et xiii* siècles, pendant lesquels eurent lieu les 
croisades, semblent avoir été l'époque où l'enthousiasme 
chrétien atteignit sa plus grande ferveur, où la société du 
moyen âge posséda sa plus grande force. C'était la période 
de maturité suprême, qui forme le point culminant de la 
vie; au delà, se montrent les premiers symptômes de la 
décadence. La civilisation catholique porta , durant cette 
période, ses fruits les plus charmants et les plus doux : l'art 
chrétien mit au jour ses merveilles, le système gothique 
acheva de se constituer, en mêlant l'ogive à ses combinaisons 
antérieures. 

Différentes circonstances avaient appelé l'attention sur 
cette forme ; on la trouve à l'état embryonnaire dans un 
•assez grand nombre de constructions romanes. Pour que le 
sommet des portes latérales fût aussi élevé que celui de la 
porte centrale, on accolait deux portions de cercle, et l'on 
composait de la sorte des ogives parfaitement accusées ; 
l'église de Schelcstadt et Notre-Dame de Poitiers en four- 
nissent la preuve. Afin de diviser la poussée, de rendre 
l'arcade plus solide et plus légère, on aiguisait faiblement 
le haut de l'hémicycle : l'application de cette méthode a eu 
lieu à la cathédrale de Chartres. Souvent encore, on inter- 
sectait les cintres d'une arcature, ou l'on dressait au milieu 
d'une fenêtre romane un pilier qui portait des segments de 
cercle : dans l'un et l'autre cas, les lignes courbes mises en 
regard dessinaient des ogives. Ces arcs pointus, qui se pro- 
duisaient au sein même de rarchitccture romane , fixèrent 
l'attention des constructeurs. Ils en admirèrent l'élégance 
et en comprirent les avantages ; l'idée leur vint peu à peu 
de les substituer aux pleins-cintres : l'art gothique reçut 
alors son dernier complément. 

11 ne faut pas croire, néanmoins, que ces ogives mêlées à 
des œuvres romanes fussent une production fortuite, un 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 15 

simple accident; bien loin de là, elles étaient une consé- 
quence de la manière de bâtir alors usitée. Le hasard n'a 
point engendré ailleurs de formes pareilles : on ne trouve 
l'arc pointu ni dans les monuments de l'Egypte, ni dans 
ceux de la Grèce et de Rome. Ce n'est point non plus le 
hasard qui a déterminé son apparition dans les édifices ro- 
mans. La tendance croissante k exhausser les voûtes, à élar- 
gir les fenêtres ; Thabitude d'ouvrir trois portes sur les fa- 
çades et le système d'ornementation en vigueur firent naître 
les premières ogives. La nécessité impérieuse de bannir des 
temples catjioliques le dernier élément païen força les ar- 
chitectes d'abandonner le cintre. L'histoire des beaux-arts, 
comme celle des nations, est pleine de ces exigences morales, 
ou, pour mieux dire, de ces contraintes organiques, sans 
lesquelles le monde ne serait qu'un spectacle de désordre. 

Les premiers édifices en ogive furent construits pendant 
la seconde moitié du xn^ siècle. On a longuement discouru 
pour savoir quel pays eut l'honneur de compléter l'architec- 
ture chrétienne par l'invention du style gothique. L'Alle- 
magne, l'Angleterre, l'Espagne et la France se disputent cette 
couronne. Dès Tannée 1855, l'auteur des Études sur l'Aile- 
magne décidait la question en faveur du dernier pays. Nous 
ne pouvons reproduire ici tous ses arguments ni les omet- 
tre tous. Il constate qu'au bord du Rhin et par delà le grand 
fleuve, il y a bien plus d'édifices romans que d'édifices go- 
thiques; ceux-ci, d'ailleurs, sont généralement du xiv*> siè- 
cle et d'une assez mauvaise exécution. Fribourg, Strasbourg, 
Cologne et Altenberg possèdent, à la vérité, des monuments 
de la bonne époque et d'un dessin très-pur ; mais ils s'élèvent 
sur la frontière de la France, comme pour attester l'origine 
du style gothique et tracer l'itinéraire de son émigration. 
Chez nous, on voit le système ogival se former peu à peu 
au sein de l'art roman ; en Allemagne, il apparaît d'une ma- 
nière subite; l'absence de transitions prouve qu'il est ar- 



16 L'ARCHITECTURE 

rivé dix dehors. Pour l'Espagne, si nous lui devions Taire 
pointu, il aurait d'abord établi son empire dans nos pro- 
vinces méridionales, puis se serait avancé graduellement 
vers le Nord : les dates des constructions indiqueraient sa 
marche. C'est justement le contraire qui a eu lieu : sorti 
du Nord, le système ogival a conquis lentement le Sud. 
En 1845, M. Yemeilh a complètement adopté cette opinion, 
bien qu'il n'ait pas cru devoir citer le livre où elle se trou- 
vait développée. Il y a joint, il est vrai, des aperçus nou- 
veaux qui fortifient les conclusions de l'auteur des Études, 
en sorte qu'on peut maintenant dire sans balancer que le 
style gothique a vu le jour en deçà de la Loire, dans l'Ile-de- 
France et dans les provinces limitrophes. 

Le xnr* siècle fut l'époque où rarchitecture chrétienne se 
constitua définitivement et prit possession de tous ses carac- 
tères; c'est le moment d'en expliquer le système, système 
qui n'a pas été bien compris, malgré les pages nombreuses 
que l'on a écrites sur l'art ogival. 

D'après les admirateurs les plus passionnés, les plus ex- 
clusifs des anciens, le temple grec était l'imitation d'une 
cabane de bois. Au lieu de donner à la pierre des formes 
originales et en rapport avec sa nature, les Grecs copiaient 
celles des troncs d^arbres et des poutres employés dans les 
huttes primitives. Cette méthode avait un double inconvé- 
nient : elle viciait l'art même de la construction et enchaî- 
nait la pensée de l'artiste, en le forçant d'imprimer à certains 
matériaux les apparences, les attitudes de matériaux moins 
parfaits, en le contraignant de reproduire les inventions' 
enfiintines de l'architecture naissante. Elle établissait comme 
type des monuments religieux la première habitation des 
peuplades indigènes ; elle resserrait, dans les limites d'une 
structure destinée à satisfaire un besoin, la vive inspiration 
de l'artiste, qui s'efforce de traduire aux yeux les principes 
essentiels d'une doctrine. Un temple n'est pas une demeure; 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 17 

c'est le lieu de la prière, l'endrûit o« Ton se prosterne de- 
Tant rintelKgenee régulatrice ; il n'a d'autre but que de ser- 
vir au culte, d'autre condition obligatoire que d'être appro- 
prié à ses cérémonies. En le construisant sur le modèle d'une 
cabane, on lui ôte son caractère fondamental ; il n'exprime < 
plus une idée métaphysique, un dogme et une civilisation, 
il rappelle une nécessité de la vie humaine. Autant vaudrait 
rabaisser Dieu aux proportions de l'humanité. Le paga- 
nisme tombait dans cette erreur, et l'architecture grecque 
correspondait à l'étroitesse de ses conceptions ; mais son 
harmonie avec ces conceptions n'efface point les vices qu'elle 
leur empruntait. Elfe les explique seulement, comme les 
vapeurs d'un marécage expliquent la fièvre qui mine les 
populations d'alentour, sans que la fièvre cesse d'être un 
mal. 

€es fautes dé logique ne déparent point l'architecture 
chrétienne; elle ne se propose nullement d'imiter une con- 
struction en bois : elle emploie la pierre comme pierre, et 
ne lui demande pas de singer une autre substance. Loin de 
copier une hutte, elle cherche les combinaisons esthétiques 
les plus étendues, les plus variées, les plus profondes que 
lui permettent sa nature et ses moyens ; elle n'a garde de 
rabaisser l'esprit de l'homme vers les misères de sa condi- 
tion terrestre, qui lui rendent impossible de vivre sans un 
abri. Le temple catholique est une pure création de la pensée, 
la forme visible du dogme, un édifice consacré à la gloire 
du Seigneur, dont l'esprit flotte, pour ainsi dire, sous les 
hautes voâtès et dans l'ombre majestueuse des nefs. 

Le plan même des églises chrétiennes prouve combien 
les artistes grecs et les artistes du moyen âge ont eu un point 
de départ différent. La cathédrale, dans son ensemble, rap- 
pelé et figure l'ittstrumcnt sur lequel est mort Jésus ; elle 
a pour base une idée morale, un souvenir tragique. Cette 
ceneepti#n, plu&noèle que le désir vain et puéril d'imiter 

2 



iS L'ARCHITECTURE 

une cabane, n'a pas une moindre supériorité, quand on la 
juge comme une simple combinaison arcbilectonique. Le 
parallélogramme du temple païen manquait d'étendue et de 
variété. La croix est formée, en quelque sorte, de quatre 
• parallélogrammes, réunis autour d'un quadrilatère central, 
que produit Tintersection de la nef et des transepts. Elle 
compose donc un plan d'une bien autre richesse, permet 
d'obtenir des effets plus nombreux, et possède une foule 
d'avantages que nous allons faire ressortir. 

Lorsque, dans les discussions de vive voix, on pose ce 
théorème : « L'architecture ogivale est-elle plus belle que 
Farchitecture grecque, ou la forme des temples païens est- 
elle plus belle que la forme des temples catholiques? » on 
ne tarde pas à se fourvoyer au milieu des plus étranges di- 
vagations, à se précipiter en un désordre inextricable. Gela 
vient de ce que le mot beaufé est une dénomination géné- 
rique, essentiellement abstraite, et que les deux parties, lui 
donnant un sens différent ou ne lui donnant pas de sens du 
tout, ne peuvent jamais s'accorder. Nous le décomposerons 
donc, pour examiner l'un après l'autre chacun des éléments 
qu'il renferme ; nous comparerons les deux architectures 
sous le rapport de la grandeur, de la variété, de l'unité ou 
harmonie, de la richesse, de l'expression, des effets lumi- 
neux, des tendances générales et de l'exécution. Après avoir 
ainsi étudié l'ensemble, nous étudierons les formes parti- 
culières. 

La dimension d'un édifice entre pour beaucoup dans l'ef- 
fet qu'il produit. Peu étendu, il ne saurait avoir que de l'é- 
légance et des qualités douces ; il ne peut offrir un caractère 
majestueux ou sublime. La grandeur forme un des éléments 
principaux de la beauté en fait d'architecture ; elle seule 
permet d'atteindre à cette noblesse imposante, qui est dans 
l'art de construire ce que la verve épique est dans la littéra- 
ture. Or, les monuments chrétiens ont des prop^rtkms bien 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 19 

plQ6 vastes que les monuments du paganisme : les cathé- 
drales de Reims, de Paris et d'Amiens ont peut-être qua- 
rante et cinquante fois les dimensions du* temple de Minerve, 
sur TAcropolts d'Athènes, et du temple de Jupiter à Olym- 
pie. La comparaison n'est donc pas même possible : Tarchi- 
tecture chrétienne éclipse tout à fait sa rivale par l'étendue 
de ses monuments et par la majesté que ces dimensions ex- 
traordinaires lui coinmuniqucnt. 

Plusieurs causes ont amené cet important résultat. £n 
première ligne, il faut mettre la nécessité d'ouvrir l'église 
il tous les fidèles. Dans une cathédrale, il y a place pour une 
p<q^ultlion entière, comme Hegel Ta déjà remarqué : les 
habitants de la ville, les paysans d'alentour peuvent s'y réu- 
nir ; des milliers d'hommes y viennent assister aux offices, 
recevoir la bénédiction du prêtre, et entendre les sons de 
roi|[«ie tonner sous les voûtes, comme un ouragan captif. 
Quand la messe ou les vêpres n'y accumulent pas la foule, 
les actions les plus diverses s'y exécutent en même temps : 
id Ton prêche, U-bas on apporte un malade qui espère ob- 
tenir du Ciel une guérison miraculeuse ; une troupe déjeunes 
séminaristes passe lentement; non loin d'un mort pour le- 
quel on chante des strophes mélancoliques, un nouveau-né 
reçoit l'eau du baptême; près d'un autel oà l'on implore la 
rédemption d'un pécheur décédé, un couple aimant frémit 
aox graves paroles qui consacrent l'union de deux cœurs ; 
de pieuses femmes, des vieillards, des enfants s'agenouillent 
dans tous les coins de l'église. Et pourtant l'édifice n'est pas 
rempli, à beaucoup près ; on n'y circule pas moins librement 
que sous le dôme céleste : à peine l'agitation de quelques 
individus, au pied des hautes murailles, forme-t-elle con- 
traste avec l'imposante et immobile structure qui se dresse 
comme une œuvre éternelle et comme une image de l'in- 
fini. 

Les pomples mesurent en quelque sorte lés monuments à 



3e L*ÂJIIC»IT£CTURË 

Leur taille ; les .petites agglomérations d'individus ne conçuâh 
vent pas des idées aussi vastes que des sociétés norabr^nes 
et puissantes. Les États microscopiques de la Grèce duvf^t 
élever des bàtimeals restreints comme eux* D'où serait ve* 
nue la disproportion entre l'œuvre et l'ouvrier? Les Ra« 
mains accrurent les édifices en hauteur et en larf^ur, pour 
les faire correspondre à l'étendue de leur em^re. De plus 
grandes ressources leur suggérèrent de plus grands dessejifê : 
les entreprises qu'AUiènes ou Lacédémone eussent jugées 
colossales, paraissaient mesquines aux maîtres du monde* 
Le catholicisme forma une sotûété enclore plus étendue; il 
groupa, autour de sa bannière victorieuse, des naiioBS ^pù 
avaient eonslamment repoussé les lois, les moduns, lea 
croyances et la suprématie romaines : ses coDstriactions se 
mirent en harmonie avec son immense territoire. Coatme 
l'autorité du saint-siége dominait des populations pins mmd- 
breuses et des pays plus considérables, on vit les murs des 
basiliques chrétiennes embrasser de plus vastes espaces. Uoe 
tendance bien manifeste de l'histoire, c'est d'agrandir le 
cercle des associations humaines : les tribus formèrent des 
peuplades, les peuplades des nations, les nations agglomérées 
constituèrent des empires, et les empires eux-mêmes se re- 
connurent les vassaux d'une puissance intellectuelle, comme 
dans le christianisme. L'architecture n'a donc fait que sui- 
vre, que reproduire les développements de l'oi^anisme so- 
cial. 

Le Dieu chrétien avait sur les dieux helléniques uae su- 
périorité de même nature. Les déités charnellos qui habi- 
taient l'Olympe, l'Océan ou le Tartare, n'étaient que des 
colosses doués d'un pouvoir restreint, sujets aux passions et 
aux douleurs qui tourmentent les hommes. £iohim a pour 
séjour l'infini; rien ne borne sa puissance, comme rieD ne 
limite sa durée. C'est le souverain Être, qui a tout liit 
sortir du néant, qui doit un jour détruire le monde; la 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 2! 

créatian entière garde le sihsiioe devant Jsi, cil les orages 
doal Bos eœurs sont troublés ne portent pas atteinte i son 
cidBie étemel. La forme d'une chaumière eonrenait sans 
doute aux faibles et mesquines divinités de la Grèce; il fel^ 
lait, pour implorer le maitre unique, le père et le juge des 
nations, des édifices en rapport avec sa grandeur et sa ma* 
jesté. 

La Grèce est un pays de montagnes et de hautes collines ; 
devant ces masses imposantes , que sont les masses de Tar- 
chileeture? Des entassements aussi énormes font paraître 
petits les monuments les plus considérables. La forme même 
du sol qu'ils habitaient devait détourner les Grecs de re- 
chercher les effets de la grandeur ; ils eussent en vain essayé 
de lutter contre les montagnes par la dimension de leurs 
structures. L'élégance, l'harmonie et les qualités analogues 
furent donc les seuls objets de leur ambition, le seul but de 
leurs efforts. C'est au contraire dans les plaines sana fin, 
dans les vaUées spacieuses de la France, de l'Angleterre et 
de l'Allemagne, que s*est développée l'architecture gothique. 
Sur un terrain plat, qui offre à perte de vue des lignes mo- 
notones, l'art de construire peut frapper les yeun et l'iutel- 
li|penee par les vastes proportions de ses édifices. Aufcun 
parallèle, aucune illusion d'optique, n'amoindrissent leur 
étendue véritable ; si une illusion se produit, c'est plutôt 
une illusion avantageuse. Lorsque, de l'extrémité d^une 
plaine, on voit se dresser à l'horizon les flèclies et les tours 
des monuments chrétiens, on les prendrait pour les œuvres 
d'une race de géants. Lorsqu'ils s'élancent au-dessus de nos 
télés, dans les rues des villes, et paraissent plonger au fond 
des cieux, leur effet n'est pas moins extraordinaire. Comme 
rien ne les domine et qu'ils dominent tous les objets, toutes 
les conslructions d'alentour, ils donnent l'idée d'une gran- 
deur absolue et incomparable. 

Un système de proportion que les anciens ignoraient, que 

S. 



n L'ARCHITECTURE 

les architectes chrétieDs ont fidèlement applique , augmen- 
tait retendue apparente des édifices, ou du moins permet- 
tait d'apprécier leur étendue réelle, au lieu que le système 
grec produisait une conséquence diamétralement opposée. 
Il suffit de comparer entre eux quelques-uns des monu- 
ments païens, pour rcconnaitre qu'ils sont tous invariable- 
ment soumis, dans leur ensemble comme dans leurs détails, 
à la proportion relative. En d*autres termes, l'art antique 
n'a pas égard à la dimension vérilaMe : que l'édifice soit 
vaste ou restreint, c'est toujours la proportion relative qui 
détermine les rapports des différentes parties; de sorte que 
le petit monument n'est qu'une réduction du grand, qui 
lui-même peut être considéré comme une exagération du 
petit. Ce principe nous semble radicalement faux et désas- 
treux. Dans les temples grecs , ses tristes effets sont moins 
sensibles, parce que ces monuments ont tous h peu près les 
mêmes dimensions. Mais que dire du fameux Saint-Pierre 
de Rome, qui a exigé d'incalculables dépenses et qui, de 
l'aveu général , semble infiniment moindre qu'il n'est réel- 
lement? Ne voilà-t-il pas un beau résultat! Enfouir dans 
un monument des sommes prodigieuses, des trésors de 
temps, de patience et de labeur, épuiser des carrières pour 
construire une église dont il est impossible d'apprécier 
l'étendue, qui a Tétrange mérite de diminuer sous le re- 
gard, de ne point paraître ce qu'elle est ! 

Cela tient à une loi très-simple de l'optique et de la per- 
spective. En effet, l'œil ne peut apprécier la dimension d'un 
objet qu'en le comparant à une unité connue, visible en 
même temps et du même point : il est donc manifeste que 
si l'unité grandit ou diminue avec l'objet, la comparaison 
deviendra impraticable et le sentiment de la vraie grandeur 
ne pourra avoir lieu. 

La proportion gothique n'offre pas ce désavantage. 
L'homme seul servant de mesure dans les monuments chré- 



nKLIGIEUSË ET CIVILE. 23 

tiens, tout y est fait à sa taille. Que Fédificc soit grand ou 
petit, tous les détails, qui restent invariablement les mêmes, 
sont soumis à cette loi de la proportion humaine, d'où 
résulte le sentiment instinctif et immédiat de la véritable 
dimension. C'est ainsi que les chapiteaux, les corniches, les 
bases, les nervures ont, à peu de chose près, la même gran- 
deur et dans la cathédrale et dans la simple chapelle. Nos 
cathédrales paraissent donc grandes, lorsqu'elles sont gran- 
des *, nos chapelles petites, lorsqu'elles sont petites ; tous nos 
monuments donnent d'une manière rigoureuse l'idée de ce 
qu'ils sont réellement; l'arcfaitecture ogivale n'abaisse et ne 
rétrécit pas ses édifices, au moyen d'une déplorable illu- 
sion ^ 

Tant de causes se réunissant pour développer dans la race 
humaine le goût et l'habitude de la grandeur en fait d'ar- 
chitecture, les nations modernes se montrent exigeantes 
sous ce rapport, et la plupart des monuments ne produisent 
pas d'effet sur elles, s'ils ont peu d'étendue. Voilà pourquoi 
l'on change les dimensions des édifices grecs , quand on les 
imite : la Madeleine est vingt fois grande comme le Parthé- 
non, l'arc de triomphe de la barrière de l'Étoile contient 
les matériaux de dix ouvrages analogues, tels que les 
eussent faits les Romains. C'est encore une manière de dé- 
naturer l'art antique. 

Après la grandeur, aucune qualité ne frappe plus vite et 
plus sûrement les yeux dans une œuvre d'architecture que 
la variété de ses parties ; lorsque l'ensemble a produit son 
effet, on examine les masses secondaires et les divisions 
principales. A cet égard encore, le système gothique l'em- 

1 Celte théorie de la proportion gothique appartient à M. Lassus, archi- 
tecte de la cathédrale de Paris et de la Sainte^Chapelle, qui Ta exposée dans 
les Annaleë archéologiques. M. Lassus a d^ailleurs revu tout notre manuscrit 
pour vérifier l'exaclituile de chaque détail : il y a môme ajouté un passage , 
qu'on trouvera pltfs loin et que désignent dos guillemets. 



24 L'ARGRITECTURE 

porte d« beaucoup sot le système grec; au dehors comme 
au dedans, c'est un monde eatter qu'une cathédrale. L'inté- 
rieur offre de nombreux points de vue et une foule de com- 
binaisons architeetoniques : la grande nef, les deux, quatre 
ou six neis latérales, le tronsepi, le efacDur et son pourtour, 
les galeries qui circulent au-dessus des bas côtés, les cha- 
pelles, les tribunes, les escaliers diaphanes et en spirale, 
les différents étages des tours et les cônes évidés des flèches, 
sans parier des cryptes mystérieuses où se reproduit sous 
terre le plan de l'église supérieure. Chaque pas que Fou fait 
dans la basilique modifie k perspective et change pour l'ob- 
servateur l'aspect du monument : qu'on se place au centre 
de la croix, à l'extrémité de ses quatre branches, sous les 
voûtes des collatéraux, dans l'ombre des chapelles, dans les 
tribunes et dans les galeries, on croit apercevoir un édifice 
nouveau, dès qu'on prend une position nouvelle; les lignes 
diagonales doublent le nombre de ces points de vue. Les 
constructions antiques n'offrent rien d'analogue : l'intérieur 
d'une cella (quatre murailles nues !) ne forme pas même une 
œuvre d'art; ce n'est que de la maçonnerie. L'intérieur 
d'une église est, au contraire, une des merveiUes du génie 
humain : les combles seuls, avec leur foret de poutres, leur 
sol en monticules, leurs toitures anguleuses , les effets de 
lumière que produisent d'étroites ouvertures, leur pénom- 
bre poétique et leur immensité apparente, sont plus beaux, 
plus pittoresques, plus susceptibles de frapper Timagination 
que la salie cubique et uniforme d'un temple païen. 

L'extérieur des églises chrétiennes n'a pas une moindre 
variété que leur intérieur. Voici d'abord le grand portail : 
quelle abondance de lignes, quelle richesse d'invention, 
quelle multiplicité d'éléments ! Trois divisions perpendicu- 
laires, coupées de trois étages, forment neuf sections, que 
dominent encore la partie supérieure des tours et l'élégante 
structure des flèches; les divers étages ont un aspect diGTc- 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 2S 

rent : fîtes du sol s'ouvrent trois portes, dont une pins large 
que ses voisines; au-dessus rayonne la grande rose, flan- 
quée de deux fenêtres en proportion avec sa grandeur ; puis 
on aperçoit : un pignon accoste de deux tours, comme h 
Reims , à Anvers et à York ; une triple combinaison d'ou- 
vertures, comme à Strasbourg ; un pan du ciel entre deux 
masses arcfailcctoniques , comme à Notre-Dame de Paris. 
Des arcatures,des galeries h jour, des satues placées cète k 
côte dans des suites de niches, subdivisent ces comparti- 
meaU principaux. Les façades latérales offrent des divisions 
du même genre ; seulement, elles n'ont d'babkude qu'une 
seule porte et une seule zone perpendiculaire. Deux et quel- 
quefois trois rangs de fenêtres superposées environnent 
i'tédifiee, celles des collatéraux, celles de la grande nef : les 
premières encadrées dans les contre-forts; les secondes, 
dans les arcs-boutants. L'abside présente un speiîtacle nou^ 
veau : sa forme ogivale correspond à In forme des voûtes du 
sanctuaire, et l'illusion de ro|>tique donnerait lieu de croire 
qu'die porte la flèebe centrale comme une splendlde ai- 
grette : les deux ailes se déploient sur ses flancs , et les 
arehes,qui l'appuient, lenvironnent d'un corselet diaphane. 
Si l'on fait le tour du monument et si on l'examine par les 
diagcmales, mille cominnaisons de lignes et d'effets se pro- 
duisent. Quittons mainteniint le sol, gravissons les escaliers 
transparents, circulons dans les galeries des trois portails, 
dam les chemins de ronde qui couronnent de leurs balus- 
trades les murs des collatéraux, les murs de la grande nef, 
le chevet de Téglise; parcourons les différents étages des 
flèches ou des tours; puis, prenons haleine sur la plate- 
forme de ces dernières ou sous le eènc festonné des pyra* 
mides : que de points de vue ont frappé notre attention, 
qvelle abondance de ressources, d'idées architeetoniques! 
Bu lieu où BMis sommes, nous erabrassoss fout le plan du 
gigantesque édifice, et nos regards se promènent sur une 



36 L*ARGHIT£CTURE 

ville entière : la cilé, le fleuve, Tftzur infini, les vertes col- 
lines et le lointain horizon encadrent pour ainsi dire le mo-. 
nument, lui servent de fond et de bordure. 

Les œuvres grecques offrent-elles rien de comparable, et 
cette prodigieuse variété ne les cclipse-t-elle pas complète- 
ment? Que voyons-nous dans le Partbénon, dans le temple 
de Jupiter Olympien et dans celui de Jupiter Panhelle- 
nius?... Deux frontons, deux rangs de colonnes, les mui% 
de la cella entièrement nus ou décorés. d'une frise de bas- 
reliefs; voilà tout. Les deux extrémités se ressemblent, les 
deux faces latérales sont identiques; cinq minutes vous suf- 
fisent pour prendre connaissance du bâtiment, pour satis- 
faire votre curiosité ; vous passerez peut-être ensuite une 
heure à examiner la sculpture, mais Tarchitecture elle- 
même n'aura pas fixé longtemps votre attention, et c'est un 
autre art qui vous captivera. 

Nous placerons ici une remarque de Hegel, qui nous sem- 
ble très-juste. Dans le temple grec, selon lui, la forme exté- 
rieure n'est pas la révélation, la conséquence de la forme 
intérieure : le fronton, l'entablement et la colonnade, en- 
tourent, recouvrent la cella, comme un globe de verre 
entoure et protège une pendule; c'est un hors-d'œuvre, une 
espèce d'enveloppe tout à fait arbitraire. L'édifice réel se 
compose simplement de quatre murailles et d'une porte ; 
dans l'église ogivale, au contraire, l'extérieur est, pour ainsi 
dire, moulé sur l'intérieur. On n'y voit rien de superflu, 
d'étranger au corps de l'édifice, rien que ne motive la 
construction interne. Les arcs-boutants eux-mêmes sont 
nécessaires pour maintenir les légers trumeaux de la nef; 
les tours et les clochers, pour suspendre à des hauteurs pro- 
digieuses l'instrument sonore, qui annonce l'heure de la 
prière aux habitants de la ville et des campagnes d'alentour. 

La variété qu'on observe dans les parties d'un monument, 
distingue entre eux, soit les ouvrages d'un même pays, soit 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 27 

les styles employés dans les différents pays de l'Europe. 
Toutes les constructions grecques avaient la forme du Par- 
thénon ou celle d'un portique. Les imitateurs opiniâtres des 
anciens ne montrent pas plus de fécondité que leurs maîtres; 
ils reproduisent sans cesse quelques types peu nombreux , 
avec un flegme imperturbable et une constance létbargique. 
Le Panthéon et le Parthénon, voilà leurs modèles suprêmes, 
éternels : à ce compte, le premier adolescent venu peut les 
égaler, en copiant servilement d'immuables combinaisons. 
Cette monotonie ne dépare point l'architecture chrétienne : 
pas une cathédrale, pas une église suffragante, pas une 
chapelle ne ressemble aux édifices de même genre ou pro- 
chains ou éloignés, si ce n'est dans certaines formes et dans 
certaines dispositions générales, qui constituent l'essence de 
l'arehitecture gothique. Sous un même ciel, l'inspiration du 
génie a donné à chaque monument un caractère spécial et une 
beauté particulière ; sous des cieux différents, les peuples ont 
modifié le type de l'église chrétienne : leurs propensions ori- 
ginelles, ks circonstances de leur histoire, la forme du sol, 
les matériaux qu'il fournit, les idées locales ou traditionnel* 
les, ont déterminé, réglé ces modifications . Le système ogival 
est donc un et multiple, homogène et varié comme la nature, 
qui ne produit pas deux hommes semblables, quoique tous 
possèdent les attributs de la race humaine. Nous explique- 
rons tout à l'heure plus en détail comment l'unité se con- 
serve au milieu de la variété presqueinfinie de l'art gothique. 
Son système d'ornementation contribue à cette variété 
pour une forte part. Ici nous rencontrons un principe entiè- 
rement neuf, que les architectes romans ont eu la gloire de 
découvrir. Les Grecs, qui exagéraient l'amour de la symétrie 
et le goût de l'unité, reproduisaient dans toutes leurs con- 
structions et dans toutes les parties d'un édifice les mêmes 
ornements. Us semblent avoir hérité de la contrainte hiéra- 
tique des Égyptiens ; non-seulement ceux-ci répétaient sans 



^ L'ARCHITECTURE 

cesse des combinaisons, des types immuables, mais ils ran- 
geaient en longues avenues des sphinx complètement 
pareils. Les Grecs alignent aussi en longues files leurs 
colonnes doriques, ioniques, corinthiennes-, ils n'ont que 
trois sortes d'entablement et qu'une espèce de fronton. 
Malgré l'élégance et l'harmonie, que nous sommes lioin de 
contester à leur système, il offre la monotonie la plus indi- 
gente que l'on puisse concevoir : les détails se ressemblent, 
comme les faces analogues des bâtiments. L'art chrétien n'a 
pas cette ennuyeuse uniformité : il donne aux membres cor- 
respondants le même aspect, aux parties analogues la même 
forme générak, mais il varie d'une manière surprenante les 
détails. Ainsi, deux roses qui s'épanouissent aux deux extré- 
mités du transept ont d'égales dimensions, un encadrement 
pareil, et figurent h la même hauteur; elles sont cependant 
très'diverses de fenestrage et de couleurs : chacune d'elles 
offre un autre dessin, d'autres harmonies pittoresques. Les 
trois portes de la façade principale diffèrent presque en tout 
point; non-seulement les portes de cdté ne ressemblent pas 
à la porte do milieu, mais elles ne se ressemblent pas entre 
elles. Les bas*reliefs des tympans, les personnages des vous- 
sures et des niches ne sont pas les mêmes, cela va sans dire, 
mais les feuillages qui courent le long de l'ogive extérieure, 
les dais, les socles des colonnes, les chapiteaux, les ner- 
vures des gorges, les décorations des surfaces planes, n'ont 
pas une plus grande similitude. Dans chacune des pertes 
prises k part, les socles et |es fûts des colonnettes ont une 
forme identique ; les chapiteaux sont tous différents. Celle 
dernière combinaison, au reste, a été d'un usage universel 
dans l'art gothique : Isrsque les colonnes , les piliers eooi- 
posent une série , soit à l'extérieur, soit h l'intérieur, d^n 
édiâec , les socles et les fûts en sont pareils , ou copiés sur 
deux types et alternés ; tous les chapiteaux étalent des feuil-^ 
kges diSérents , groupés d'une raani^ différente. Quand 



REU6IBUS£ ET CIVILE. ^ 

on n'examine que l'ensemble clu monumeat^on ne remarque 
pas cette variété : on voit seulement que tous les fûts sont 
couronnés de feuillages ; c'est assez pour la symétrie. L'at- 
tention devient-elle plus grande , on considère avec plaisir 
les nombreuses inventions de l'artiste. Devant une structure 
grecque ou romaine, la curiosité languit bientdt; devant un 
édifice gothique, soit au dedans, soit au dehors, elle s'ac- 
croit de minute en minute : on veut voir comment l'artiste 
est parvenu à résoudre un problème de tant de manières. 
Nous ne parlerons pas davantage de ce principe nouveau , 
dont la supériorité n'admet point de débats. 

11 s'applique aux formes analogues^ les formes dissembla- 
bles sont, en outre, plus nombreuses et plus variées dans 
l'art chrétien que dans l'art grec. Jelons un coup d'œil géné- 
ral sur l'ornementation d'une église. Nous avons franchi le 
seuil, et une lumière mélancolique nous environne; dans ce 
demi-jour transparent, fourmillent les lignes et les reliefs : 
les piliers se subdivisent en une foule de cc^nnettes qui 
s'élancent vers le ciel et produisent par leur injBexion les 
nervures des ogives; le long de ces piliers, des statues se 
ti^inent debout, portant dans leurs mains immobiles les 
instruments de torture employés contre les martyrs dont 
elles offrent l'image ; un cul-de-Iampe historié les soutient, 
un dais gracieux les couronne. Plus loin, une arcature élé- 
gante suit les murailles des bas-cètés ; au-dessus des nefs 
latérales, les galeries déploient leurs lancettes encadrées 
d'une ogive plus grande et soutenant une petite rose. L'or« 
nementation des fenêtres se distingue par une opulence qui 
eût émerveillé les anciens. Les hommes ont eu peu d'idées 
aussi charmantes que celle de faire passer le jour à travers 
dep tablçaux d'histoire ou des mosaïques; la partie de l'édi- 
fiée qui, sans cette invention, eût été la moins décorée, se 
trouve la plus somptueusOé Chaque rayon lumineux varie 
les nuances de la peinture : un ciel grisâtre l'assombrit, les 

3 



30 L*ARCHtTECTUR£ 

pAles clartés de l'aube on des mois d'hiver lui donnent des 
teintes argentées, le soleil la fait resplendir de tout son 
éclat. L*es broderies du fenestrage, les sinuosités des plombs, 
en augmentent la richesse. Décrirai-je les autels avec leurs 
retables sculptés, de pierre ou de bois; les édifices en minia- 
ture qu'on nomme les tabernacles et qui servaient à* enfer- 
mer le saint sacrement ; les stalles du chœgr, prodiges de 
patience et de délicatesse ; les jubés ou ambonsqui séparaient 
les prêtres des fidèles, comme un splendide écran ; les bas- 
reliefs disposés autour du chœur et figurant ou les scènes 
dramatiques de la Passion, ou tes circonstances diverses d'une 
légende ; les chaires ingénieuses, représentant l'arbre mys- 
tique du bien et du mal, les grottes de la Thébaîde, l'Arche 
d'alliance, le sommet du mont Carmel, le rocher dont Moïse 
fit jaillir une eau limpide, le buisson qui environnait Dieu 
de flammes et de lumière? Rappellerai-je ces tombes magni- 
fiques où dormaient les rois , les princes , les évéques , les 
abbés du monastère voisin ; ces cuves baptismales si recher- 
chées, si admirées des archéologues ; ces châsses somptueu- 
ses qui contenaient de saintes reliques; ces candélabres 
fouillés avec tant de hardiesse et de goût, associant des 
formes naturelles à des formes imaginaires ; ces lampes de 
cuivre enfin dont les rameaux serpentent, se groupent, s'en- 
trelacent comme des lianes, aussi brillants que la flamme 
étemelle qu'ils suspendent sous les voûtes? L'intérieur d'un 
temple païen a-t-il jamais offert un spectacle semblable? 

La décoration extérieure n'a pas une moindre richesse ; 
voyez plutôt les balustrades diaphanes, les clochetons élan- 
cés, les guivres qui se penchent pour vomir l'eau des pluies, 
les anges debout sur toutes les pyramides, les arcs-boutauts 
pereés i jour, les dentelles des arêtes, les modillons, les 
porches, les tourelles translucides des escaliers ! Je ne parle 
pas de certains ornements qui appartiennent à l'intérieur 
comme au dehors, tels que les fenestrages, les rosaces, l'ar- 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 31 

mature sinueuse des vitraux, les niehes, les dais, les statues 
et les bas-reliefs. L'architecture gothique a poussé plus loin 
que toutes les autres la magnificence de la décoration. 

Cette multiplicité même de ressources et d'éléments con- 
stitutifs a servi de prétexte pour accuser Fart ogival de ne 
posséder aucune harmonie, de se soustraire à la loi esthé- 
tique de l'unité. Suivant ses détracteurs, il n'offre que 
caprice, mélanges bizarres , dérèglement et confusion. — L'art 
grec, disent-ils, n'a pas ce vice fondamental : le système des 
trois ordres, les invariables proportions qu'il établit, et dans 
l'ensemble et dans les formes particulières, ont eageadré 
un accord suprême, ont fixé les vraies lois, les lois étemelles 
de l'architecture. Si l'on veut détruire ce code de prescrip- 
tions régulières et absolues , la beauté disparait en même 
temps que l'unité. 

Bien n'est plus futile que ce prétendu raisonnement, et 
jamais peut-être- on n'a gonflé une bulle de savon d'une 
mine si doctorale. Cette fausse théorie manque de base, et 
au point de vue des faits et au point de vue de la logique. 
Pour les faits, voici comment s'exprime le célèbre Frezier, 
dans sa Dissertation sur ks ordres (Paris, 1769) : « Où sont 
CCS règles que l'on m'oppose? Les trouvera-t-on chez 
Vitruve, qui est le législateur ou plutôt le compilateur de 
ces lois? 11 n'y a pas un architecte, de tous ceux qui ont écrit 
et qui se sont érigés en maîtres, qui ne l'ait réfuté et aban- 
doiiné'dans plusieurs choses ; et l'on peut dire que, quoique 
•toujours cité comme sïl était le plus estimé , c'est un des 
moins imités. Ce n'est pas tout à fait sans raison , car il ne 
dpnne pas une idée distincte de ce qui doit faire la diffé- 
rence des ordres, qu'il semble établir dans la proportion des 
colonnes, et cependant qu'il veut distinguer, sans changer 
l^s mesures de ces dernières, contradiction manifeste. 

« Dira-t-on que ces règles des ordres d'architecture se 
trouvent chez les dix grands architectes qui en ont écrit , 



52 L'ARCHITECTURE 

siivoîr : Palladio, Seamozzi, Serlio, YigDole, Barbaro, 
Calaiieo, Âîberti, Viola, Buttant et Delorme? II n'y a qu'à 
ouvrir le parallèle qu'en a fait le célèbre Chambray , on trou- 
vera qu'ils diflèrent très-consîdérablemcut entre eux, non- 
seulement dans la variété des profils, mais aussi dans le 
rapport des diamètres des colonnes à leur hauteur et i celle 
de leurs entablements; tous ont eu leurs partisans ou sec* 
tateurs , qui ont traduit , commente et mis en vogue leurs 
écrits. 

» Il ne resterait donc de lieu où l'on puisse trouver les 
règles des ordres d'architecture, s'il y en avait de parfaites, 
que dans les monuments antiques ; mais il n'est pas diflScile 
ée prouver quïls sont pleins de fautes , quelquefois même 
contre le bon sens, comme nous le remarquons, suivant le 
jugement de Vilruve, h l'égard des modillons et des denti- 
cules ; mais, quand il n'y aurait rien à redire touchant l'or- 
dre des choses, la différence des profils et des prc^ortions 
est souvent si considérable, qu'il est impossible d'y fixer des 
règles de beauté. » 

Potain, dans son Traité d'Architecture, ne parle pas d'une 
manière moins nette et moins affirmative : « En partant des 
caractères distinctifs des ordres, on ne penserait pas d'abord 
que leurs proportions , qui sont la base de l'architecture , 
ne fussent pas encore fixées, et que les auteurs, soit anciens, 
soit modernes, diflèrent considérablement entre eux sur cet 
article. En effet , ce que nous connaissons de monuments 
antiques, soit grecs, soit romains, ont des proportions pres- 
que toujours différentes dans les mêmes ordres. >» 

Frezier accumule les preuves de désaccord entre les mo- 
numents païens, de sorte qu'il ne peut rester aucun doute k 
cet égard. Il est donc étrange de reprocher aux construc- 
teurs gothiques de n'avoir pas établi une règle immuable de 
proportions, puisque les anciens eux-mêmes, puisque leurs 
plus violents admirateurs ne l'ont jamais fait. On a basé 



RELlGTfiirSE ET CiViLE. 33 

Tenselgnenient de nos écoles sur une fietion , comme on a 
imposé au Théâtre français la prétendue loi des unités, qui 
ne se trouve pas dans Arfstote. Nos théoriciens ne sont, la 
plat)art du temps , que des dormeurs éveillés ; ils prennent 
lears songes potir des études et des observations. 

Ils les prennent aussi pour des raisonnements; ce que les 
anciens n'ont pas fait, ils ne devaient pas le faire : les ordres, 
sur lesquels on a tant discuté, lorsque la critique n'était pas 
une science , mais un amas d'hypothèses , de conventions 
arbitraires, les ordres ne sont que trois formes de décora- 
lion. Le dorique a des colonnes sans socles, des fûts sans 
ornements, un chapiteau composé de simples tores, une 
frise où alternent les trigljpbes et les métopes; l'ionique a 
des colonnes portées sur un socle , dtss fnts cannelés , un 
chapiteau garni d'oves et de volutes, la frise toute une ; le 
trait caractéristique du corinthien est son chapiteau en acan- 
thes ; pour le reste, il ne s'éloigne guère du genre ionique : 
sa colonne peut être ou lisse ou cannelée. Voilà tout le mys- 
tère. Les architectes employaient ces éléments comme bon 
leur semblait, suivant leur goût, la nature de Fédifice, la 
place qu'il occupait, la forme du terrain d'alentour et la 
nécessité de leurs propres combinaisons ; c'était bien assez 
de les restreindre à l'emploi de certains ornements peu 
nombreux, sans vouloir fixer encore d'une manière immua- 
ble et fastidieuse les rapports des parties. Pour vivre, l'ar- 
chitecture a besoin d'unir la liberté à un système organique ; 
l'espace demeuré libre est la carrière où s'exerce le talent. 
Les attributs invariables ne permettent d'autre habileté que 
celle de rexécution matérielle; une architecture complète- 
ment asservie ressemblerait à un cliché, qui donne toujours 
la même impression : ce ne serait plus un art. 

Quiconque attribue aux Grecs le système fictif des pro- 
portions, les calomnie et les outrage en supposant qu'ils 
n'ont jamais compris l'architecture; elle est, avec la mu- 

3. 



Si L'ARCHITECTURE 

sique, le plus libre de tous les arts. Le poète, le sculpteur, 
le peintre, ont la nature pour modèle et pour gouvernante ; 
il faut qu'ils en étudient les lois et les objets : ceux-ci leur 
imposent une exacte imitation des choses, celles-là des rap- 
ports qui les unissent. Le statuaire doit apprendre l'ana- 
tomie, observer les attitudes, les mouvements, la tournure, 
les caractères distinctils des sexes, des âges, des nations. 
L'extérieur le charge de mille liens qu'il ne peut rompre, 
et, même quand il idéalise, il reste enfermé dans de sévères 
limites. Des nécessités non moins rigoureuses endialnenl 
le peintre. Copiant l'un et l'autre la nature, il faut qu'ils en 
respectent les combinaisons : ils ne peuvent donner à la 
tête humaine, par exemple, deux fois la largeur du torse; 
au corps humain, trente ou quarante fois la longueur de la 
cuisse : ils produiraient ainsi des monstruosités. Les ani- 
maux et les plantes ont de même leurs proportions. Un 
arbre qui, dans un tableau, dépasserait la flèche de Stras- 
bourg, serait un arbre fantastique et donnerait lieu de 
croire que le dessinateur a perdu l'esprit. Les arts imita- 
teurs doivent copier non-seulement les proportions intrin- 
sèques de ]eiu*s modèles, mais en outre leurs dimension» 
relatives. Il est nécessaire qu'on voie immédiatement com- 
bien un cheval diffère en grosseur d'une brebis ou d'une 
tourterelle. 

L'architecture possède une bien autre liberté. Comme 
elle ne reproduit pas des formes plus anciennes qu'elle- 
même, elle exerce un droit d'invention absolu. Sans doute 
la nature l'emprisonne dans son système et la soumet à une 
foule d'exigences : il y a des lois d'équilibre, de pondéra- 
tion, de géométrie, qu'elle ne saurait violer; mais ce sont 
là des conditions de possibilité , non des lois plastiques. 
Tous les arts s'arrêtent devant des bornes analogues. Elles 
ne forcent pas l'architecte d'adopter un moule plutât qu'un 
9Utre, de suivre des proportiops déterminées : elles lui 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 35 

commandent certaines précautioas^ moyennant lesquelles 
il reste libre de tailler la pierre à sa fantaisie; s'il emprunte 
au monde réel des données générales ou des motifs de dé- 
coration, tels que les feuillages, il le fait volontairement, et 
ces emprunts facultatifs ne détruisent pas s<mi indépen- 
dance. Non-seulement toutes les figures géométriques sont 
à ses ordres, mais avec la ligne droite et la ligne courbe il 
peut créer d'innombrables formes. Ce sont là les deux 
éléments primordiaux de l'architecture; les autres n'ont 
qu'une valeur accessoire et ne lui prêtent leur aide que sous 
son bon plaisir. Comme la réalité ne lui offre pas des mo- 
dèles de bâtiments, ses ouvrages sont de pures inventions, 
qui ne relèvent que du génie humain. 

En voulant appliquer à l'architecture un système de pro- ^ 
portions fixes, des théoriciens peu sagaces ont donc commis 
une lourde méprise : ils ont confondu les lois d'un art avec 
celles d'un autre ; ils ont traité l'architecture comme la pein- 
ture et la sculpture, malgré la profonde diversité de leur 
essence; ils ont cru devoir transformer l'architecte en ma- 
nœuvre. C'est un acte d'étourderie enfantine. 

Si la critique avait été jadis une science au lieu d'être un 
jeu de hasard, où l'hypothèse décidait toutes les questions, 
comme la boule d'ivoire désigne, & la roulette, le numéro 
gagnant, nul n'aurait osé soutenir que deux ou trois espèces 
de proportions méritent seules le titre de belles. On peut, 
au contraire, réaliser les lois du be^u dans une multitude 
incalculable de proportions diverses ; car, si la définition 
abstraite de la beauté est une, elle a des applications sans 
nombre. Prenons pour exemple un objet bien plus limité 
que le vaste domaine de l'architecturo, considénms la face 
de l'homme : il y a une infinité de visages réellement beaux, 
sans être pareils ; les éléments dont ils se composent sont 
cependant fort peu multipliés. Or, si la nature a trouvé 
moyen de les associer en tant de manières différentes, à 



M L'ARCHITECTURE 

quel point seront ^his nombreuses les eombinaisons possi- 
Mes de rarchiteetnre ! Feuilletez les livres des tiaathéimitî- 
ciens, ils vous diront que trente-six chfffres, trente-six 
lignes dtoites peuvent se combiner de trente-deux milliards 
six cent quarante millions de manières différentes. Pour 
exprimer les combinaisons possibles de quatre-vingts chif- 
fres, de quatre-vingts lignes, il faudrait un nombre qui 
occupât fout l'intervalle de la terre au soleil. Le lecteur 
comprendra aisément cette multiplicité inouïe, cette abon- 
dance merveilleuse, s'il se rappelle que vingt-cinq lettres 
ont suffi pour créer une centaine de langues. L'architec- 
ture, d'une autre part, n'emploie pas seulement des lignes 
droites ; elle emploie aussi des lignes courbes très-variées. 
Le nombre de ces lignes, dans les monuments un peu 
étendus, dépasse beaucoup le chiffre de cent et arrive à 
quelques milliers. Or il n'y a pas un seul calculateur au 
monde qui puisse énumérer les combinnisons arithmétiques 
ou géométriques de mille éléments quelconques. En sup- 
posant que le chiffre nécessaire pour les exprimer partit de 
notre globe, il atteindrait les étoiles et s'enfoncerait au delà 
dans les abîmes de l'immensité. Croire que l'on a trouvé dans 
celte multitude effroyable la seule espèce de proportions 
belles et régulières, c'est fiousscr un peu loin Tamour- 
propre ou l'ignorance. 

Ce qui constitue l'art grec, ce ne sont pas des proportions 
maginaires, c'est un système organique, autrement dit un 
certain nombre d'éléments fixes qui se coordonnent d'one 
manière analogue : en cela consiste toute sa régularité, il 
emploie invariablement la colonne, la plate-bande, le fron- 
ton, la cella, et les dispose à peu près de la même façon. 
Dans les théâtres seulement, il faisait usage de l'hémicycle. 
Les Romains agrandirent ces formes et leur adjoignirent 
Tellipsc, la voûte et le d^me. Les Byzantins mêlèrent à ces 
conquêtes les flèches, les tours, les croix, les portails, les 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 57 

voussoirs, }cs rosaces. Les Gothiques développèrent les der- 
niers âëments, leurs associèrent Togive, les porches, les 
faisceaux de coionnettes, les galeries à jour, les arcs-boutants, 
les escaliers diaphanes, percèrent les murs de baies colos- 
sales, les remplirent de vitraux, créèrent un nouveau genre 
d'ornementation, où la grâce le dispute à la beauté. Ils com- 
bin^ent d'une façon presque toujours pareille leurs res- 
sources spéciales et les ressources que leur avaient léguées 
les architectes byzantins. L'emploi de l'ogive et des autres 
formes chrétiennes, le mode de corrélation d'après lequel 
on les groupe, constituent l'art gothique. 11 est donc parfai- 
tement régulier, tout aussi régulier que le système païen; 
il combine d'autres éléments d'une autre manière, mats en 
vertu d'une loi organique semblable. Là preuve, c'est qu'on 
distingue tout d*abord si un monument est construit dans 
ce style, qu'oii désigne même, au bout de cinq minutes, 
l'époque de son érection. Or, pour qu^)n puisse reconnaît^ 
immédiatement la forme gothique, pour qu'on puisse dé- 
terminer son âge avec une certitude presque -absolue, il faut 
bien que les architectes gothiques nient suivi une méthode 
constante et régulière, modifiée de siècle en siècle, inaîs non 
changée. Le caprice, le désordre ne fondent rien de perma- 
nent, rien qui se prête à l'étude et à la classification, rien 
qui se développe, atteigne sa plénitude et tombe en déca- 
dence; leurs effets sont toujours variés, toujours inattendus: 
le hasard n'adopte aucune discipline. L'art ogival est con- 
séqliemment régulier au même titre que l'art grec. Malgré 
la variété infinie des dispositions générales et des orne- 
ments, on retrouve dans tous les édifices du xni" siècle 
rapfrfleaifon constante des mêmes principes, l'emploi des 
iBéraes éléments combinés de la même façon. 

Les piliers, par exemple, sont toujours réduits atittfnt quie 
possible, de manière à laisser de grands espaces vides k 
l'intérieur et k ne gêner en rien la vue des cérémonies. 



58 L'ARCHITECTURE 

Pour venir en aide au pi)ier, se dressait Tarc-bautant, ce 
point d'appui extérieur, sans lequel il eût été impossible de 
réduire le pilier ; Farc-boutant qui, soutenu par de robustes 
contre-forts, donne à ces édifices un air de vigueur et de 
stabilité qu'il est impossible de mettre en doute 

Dans l'église gothique, In forme ogivale est invariable- 
ment adoptée pour tous les arcs, pour ceux de la voûte 
comme pour ceux des moindres ouvertures. Les chapiteaux 
affectent la même forme générale, les bases se composeot 
des mêmes moulures. En outre, il y a dans chaque partie du 
monument un rapport proportionnel qui ne varie presque 
pas et qui se trouve déterminé par la structure même de Té- 
difice. Ainsi, la hauteur du bas-côté une fois arrêtée, tout 
le reste s'en déduit ; le comble du bas-côté fixe la hauteur 
des galeries et détermine l'appui des hautes fenêtres ; et, 
quant à ces dernières, leur longueur, qui ne saurait être 
exagérée, coïncide avec la hautçur de la grande voûte. Tout 
cela est raisonné, logique, aussi simple que possible, et ne 
ressemble en aucune façon à du caprice. 

D'ailleurs, le curieux manuscrit de Villard de Honne- 
court ne suflSt-il pas pour démontrer qu'il existait des prin- 
cipes de construction et mêmes des préceptes de dessin ? 

Si l'on voulait chercher dans l'art gothique quelque chose 
d'analogue et de virtuellement semblable aux trois genres 
de décoration nommés les ordres, cette recherche amène- 
rait un prompt résultat. Les mots dorique, ionique, corin^ 
thien, montrent assez que le goût de trois peuples différents 
a présidé au choix de ces formes. Les Doriens, les Ioniens, 
les Corinthiens ornèrent de diverses façons le type général 
du temple grec. Un fait identique s'est passé durant le moyen 
âge. Chacune des grandes nations chrétiennes modifia, sui- 
vant son propre génie, les combinaisons accessoires du tem- 
ple catholique. Les Anglais, par exemple, élevaient au 
centre de la croix une grosse tour qui avait l'air d'un don- 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 59 

jon; leurs toits étaient peu inclinés ; une haute et large fe- 
nêtre occupait la place du rond-point de Pabside ; des 
contre-forts tenaient lieu d'arcs-boatauts pour les murs de 
la nef: ce n'étaient pas des balustrades, mais des créneaux, 
qui bordaient, à l'extérieur, cea murs et ceux des bas-côtés. 
En Allemagne, en France, en Espagne, dans le nord de 
l'Italie, l'architecture gothique adoptait d'autres dispositions 
et les suivait constamment. Ceux qui ont étudié l'art du 
moyen âge peuvent désigner, à la seule vue d'une estampe, 
la situation géographique d'un monument chrétien ; il leur 
est aisé de reconnaître le style anglais, le style allemand, 
le style français, le style espagnol, le style lombard. Tout 
bien compté, voil^ donc cinq ordres au lieu de trois. Ces 
cinq ordres se subdivisent comme le territoire où ils ont pris 
naissance. Il y a chez nous le style normand, le style de 
l'Ile-de-France, le style de l'Auvergne, le style de la Cham- 
pagne. En Angleterre, il y a les styles du nord et du sud, 
de l'est et de l'ouest. On trouverait donc facilement seize ou 
dix-huit ordres gothiques secondaires. L'art grec était bien 
pauvre en comparaison, et il faut avouer que le moyen Age 
a beaucoup plus aimé les ordres d'architecture que les 
anciens. 

L'étendue des constructions ogivales, leurs membres mul- 
tipliés, lears ornements nombreux ont servi de prétexte à 
leurs détracteurs pour affirmer que l'architecture gothique 
ne possède pas autant d'harmonie et de pureté que l'archi- 
tecture grecque. C'est encore là une de ces équivoques, un 
de ces jeux de mots qui forment depuis deux ou trois cents 
ans le fond de la théorie et de l'histoire des arts. On a con- 
fondu l'harmonie et la pureté avec la simplicité. Sans le 
moindre doute, le système hellénique était plus simple que 
l'art ogival. Cela tenait à la date de sa naissance : on débute 
par le simple, et on arrive ensuite au composé. Dans le 
cercle de leurs productions, les anciens eux-mêmes ont 



40 L'ARGiiiT£CTUft£ 

observé ceUe loi impérieuse, dont ils n'auraient pu d'ail- 
leurs secoujer le joug. Ainsi, comme nous l'apprend Diogène 
Laêrce, la tragédie grecque ne fut d'aliord qu'un récitAlif 
chanté pi^r un. groupe d'individus aux fêtes de Bacchus.; 
Thespis leur adjoignit un interlocuteur, Eschyle un second, 
et Sophocle un troisième. Suivant le rapport de PhilosU^ate, 
les pricmiers peintres n'employaient qu'une seule couleur; 
peu à peu les artistes devinrent assez, habiles pour en asso- 
cier quatre, puis un nombre indéterminé. Ils écrivaient 
originairement sur leurs tableaux u : Ceci est un lion, ceci 
est un cheval ! ...» La simplicité ne figure donc point parmi 
les qualités absolues : autrement l'idéal de l'architecture se- 
rait une grande muraille entièrement lisse. La simplicité 
est la vertu des enfants, la grâce des choses qui naissent ; 
la pureté, l'harmonie sont des mérites plus profonds, les 
attributs de la force et de l'âge mûr. £Ues consistent dans 
la rigoureuse coordination des parties et dans l'unité du 
principe. Un édifice peut être à la fois vaste, riche, plein 
de détails et très-pur; si toutes ses lignes, toutes ses formes, 
toutes ses dispositions s'tMïcordent bien ensemble et ne 
heurtent pas les lois de la beauté, il sera pur, et d'autant 
plus pur que l'harmonie générale y résultera d'un plus 
grand nombre d'éléments. Il n'est pas difficile de tracer un 
parallélogramme ou un cercle exacts ; quand la régularité 
se présente ainsi d'elle-même, on l'obtient sans effort : mais 
combiner, selon de justes proportions, des figures diverses, 
quoique nées d'un même principe, des effets nombreux, 
des ressources multiples, réclame évidemment une dexté- 
rité supérieure. La cathédrale de Reims, les nefs d'Amiens, 
d'Auxerre,de Saint-Onenà Rouen, le chœur de Cologne, les 
flèches de Strasbourg, de Fribourg et deBurgos, me parais* 
sentdonc infiniment plus purs que toutes les œuvres de l'art 
grec. Il a fallu, pour les construire, un sentiment de l'or- 
dre et de l'unité bien autrement énergique et profond, que 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 41 

pour élever une lourde cella entourée d'une colonnade. Ils 
sont moins simples, car la simplicité ne comporte pas l'a- 
bondance et la variété des parties ; mais ils sont aussi purs, 
car la pureté se fonde sur l'élégance des principes jointe à 
l'harmonie du tout, et personne ne contestera que l'ogive 
soit une forme élégante. 

On a voulu tirer parti contre l'architecture gothique de 
l'état d'imperfection dans lequel sont restés plusieurs de 
ses monuments. Ici , le grand portail n'a qu'une tour au 
lieu de deux ; là , c'est une aile qui manque; plus loin, le 
chœur seul est achevé. D'autres anomalies choquent la vue : 
sur un premier étage roman se dressent des voûtes gothi- 
ques; une nef en plein cintre aboutit à un chceur en ogive 
et réciproquement. On ne doit pas mettre ces défauts sur le 
compte des artistes qui ont érigé les cathédrales. La crois- 
sance laborieuse et lente de ces géants de pierre les a seule 
produits. Les églises dont la construction fut rapide, pré- 
sentent une admirable unité : le goût d'un même architecte 
en a coordonné les éléments. L'harmonie devenait impos- 
sible, quand différentes personnes prenaient la direction de 
l'œuvre , pendant une longue suite d'années. Chacune d'elles 
avait sa manière de sentir, ses habitudes d'esprit, son genre 
de talent; elles vivaient à des époques où le système d'archi- 
tecture n'était pas identique^ Pour les monuments inachevés, 
leurs désaccords viennent de la suspension des travaux. C'est 
donc par ignorance qu'on accuse l'art gothique de chercher 
les dissonances: il a révélé une grande force de combinaison, 
une étonnante adresse dans l'emploi de la symétrie. 

Continuons maintenant à examiner les caractères essen- 
tiels de l'architecture ogivale , ceux qui la distinguent des 
autres formes d'art. 

Le système païen et le système gothique ont deux ten- 
dances générales tout à fait contraires. Nous avons déjà rap- 
pelé que les Grecs habitaient un pays de montagnes. Partout 

4 



41 L*ARCnTBCTURE 

leurs yeux reneontraient de hautes dmes, des pentes 
abruptes , des formes comiques. Ainsi entourés, devaient*iis 
chercher des effets dans les lignes perpendiculaires ? Évidem- 
ment non. A quoi eut servi d'engager une concurrence avec 
l'Hymette, le Pentëlique, la chaîne majestueuse du Parnasse 
et les hardis sommets de l'Olympe? Ces entassements prodi- 
gieux dëBaient la patience et les ressources de l'homme. Il 
ne fallait donc point tAcber d'agir sur le spectateur par l'élë. 
vationdesmonumeiits. Le contraste seul permettait d'obtenir 
des résultats : les lignes horizontales ne pouvaient manquer 
de fixer l'attention et de plaire à l'esprit comme tonte chose 
insolite* En imitant l'architecture égyptienne, les Grecs sup- 
primèrent donc les pylAnes, les pyramides et les obélisques. 
Le bassin du Nil a quinze ou vingt lieues de large, et les 
formes aiguës peuvent y produire tout leur effet. Les tem- 
ples helléniques occupaient le fond d'étroites vallées, le 
sommet des collines et des promontoires. Nous ne citerons 
pour exemples que ceux d'Apollon à Delphes, de Minerve à 
AAènes et au cap Sunium. Le premier contrastait avec ka 
montagnes en se déployant à leur base; le second couronnait 
une éminence , et le troisi^e un plateau qui domine les 
vagues. Sur un sol uni, l'architecture des anciens perd la 
plus grande partie de son attrait. Ses lignes horizontales se 
confond^irtavec les lignes des terrains; ses monuments peu 
étendus n'ont rien qui fixe l'attention, dès qu'on abandonne 
leur voisinage immédiat, rien qui puisse les distinguer des 
objets d'alentour. Fille des plaines et des vallées spacieuses, 
l'architectare gothique a dû révéler d'autres tendances; elle 
affectionne les lignes perpendiculaires et les formes élancées, 
qui la mettent en opposition avec la figure du sol. De près 
ou de loin, les yeux s'arrêtent incontinent sur ces hantes 
fièches, ces tours colossales et ces nefs audacieuses, qui com- 
mandaient les bétels, les donjons, les vieux arbres, tout ee 
que l'CBil pouvait rencontrer jadis ou aperçoit encore. Les 



RELIOIEUSE ET CIVILE. 43 

moDumento gothiques emportent Tesprit vers le del oà s'ë* 
laaeent leurs pyramides : on eroirait que l'artiste a Toulu 
dresser autant d'échelles de Jaeob, pour mettre l'homme en 
rapport avec Dieu. 

Tout, dans l*architecture grecque, annonce un but immé- 
diat , l'effort de la pesanteur et le désir de la solidité. Peu 
surs d'eux-mêmes, les constructeurs païens songeaient prii^ 
cipal^nent à mettre un édifice d'aplomb, k ne faire aucun 
effiNrt inutile. Leur inquiétude se trahit dans l'épaisseur des 
murs et des colonnes, dans la nécessité de chaque partie et 
dans les dimensions restreintes de l'œuvre. C'est l'enfant qid 
possède juste la force indispensable pour se tenir en équi- 
libre et n'essaie ni de courir ni de bondir, ne pense ni à la 
grâce des mouvements ni à la dignité des attitudes. On a 
voulu ranger, parmi les mérites suprêmes cette qualité de 
novice. Dès que les architectes ont été assez habiles néan^ 
moins, il est manifeste qu'ils ont dû remplacer par la vi- 
gueur et la hardiesse la circonspection du premier âge. 
L'audace des artistes chrétiens prouvait leur force ; ils pé- 
trissaient la pierre d'une main impatiente et croyaient ne 
pouvoir jamais assez l'atténuer, l'assouplir pour la faire 
correspondre à leur élan spirituallste. Chose k la fois natu- 
relle et merveilleuse ! la religion la plus ascétique a inventé 
les formes matérielles les plus brillantes. Elle a orné d'un 
charme divin la substance qu'elle proscrivait; l'héroïque 
poésie dont elle était pleine a débordé sur le monde et l'a 
transfiguré; elle se jouait de cette enveloppe, qu'elle moulait 
impérieusement, qu'elle baignait de sa lumière et d'où elle 
s'échappait en flots de rayons. A cause même de son mépris 
pour l'élément sensible, elle tâchait de l'idéaliser, de le puri- 
fier, de l'élever jusqu'à elle. 

Aussi , pendant que l'architecture gréco-romaine et sur- 
tout l'architecture pséudo-hellénique, dont on persécute nos 
regards, affectionnent les pleins, sous prétexte de solidité. 



U L'ARCHITECTURE 

l'archilèciure gothique affectionne les vides , qui donnent 
aux monuments de la grâce, de la légèreté, souvent même 
un caractère sublime. A l'intérieur, on dirait une œuvre 
magique : la hauteur des voûtes et la faiblesse apparente de 
leurs soutiens, la disproportion des fenêtres et de leurs tru- 
meaux, la petitesse des colonnettes et les poids énormes qui 
ont l'air de les surcharger, feraient croire qu'on a sous les 
yeux un édifice trop hardi pour être l'ouvrage des hommes. 
L'esprit s'élève donc d'un seul coup à la région des mer- 
veilles. La gloire du génie, c'est de dépasser les limites ordi- 
naires de la nature, pour entrer dans le domaine des perfec- 
tions rares et exquises. Tel est le but que se proposaient les 
architectes du moyen âge et qu'ils ont su atteindre. Les 
admirateurs de Vitruve répètent sans cesse qu'en voyant 
chaque partie d'un bâtiment, on doit comprendre à l'instant 
même sa destination, l'artifice de la structure et les moyens 
tle support. C'est une erreur des plus grossières. En toutes 
choses, une notable portion du talent consiste à faire oublier 
par la puissance de l'effet le mécanisme des procédés. Dans 
Tarchitecture, il s'agit de charmer les yeux, de flatter l'ima- 
gination, d'émouvoir le sentiment, et non pas d'expliquer 
au spectateur comment on s'y est pris pour mettre l'édifice 
debout. L'auditoire qu'enchante un morceau de musique, se 
soucie peu de connaître l'art du luthier ou même la théorie 
de la composition. Ce n'est pas dire assez : moins on com- 
prend le travail technique, plus l'œuvre semble impossible 
ou miraculeuse, et plus on est ravi. D'une part, on entrevoit 
une immense difficulté vaincue; de l'autre, on quitte la 
sphère de la réalité commune pour la sphère de l'idéal. 
L'inspiration a triomphé de tous les obstacles matériels, 
ouvert les portes d'un monde nouveau, où elle entraîne la 
fantaisie. L'art ogival a su, mieux que tous ses devanciers, 
produire ce résultat poétique. 

A l'extérieur du monument, l'abondance des vides pro- 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 45 

duit des effets semblables. Nous n'avons besoin que de men- 
tionner les flèches de Chartres et de Strasbourg, en France ; 
de Fribourg, dans le grand-duché de Bade ; de Burgos, en 
Espagne, pour obtenir l'assentiment du lecteur. On croirait 
que des anges seuls ont pu les construire. Il est inutile d'in- 
sister sur ce point et d'examiner Tune après l'autre les 
diverses parties de l'extérieur. 

Les vides nombreux de Tarchitecture gothique ont en 
outre l'avantage énorme d'associer la construction à tous les 
accidents de la nature. Ce sont autant d'échappées de vue, 
par lesquelles on aperçoit ou le ciel sans tache, ou les nuées 
fugitives, ou les montagnes lointaines, ou le vague horizon « 
Quand le soleil se couche derrière une église , les teintes 
dorées ou cramoisies du firmament paraissent pénétrer dans 
l'édifice même. Ses pleins se découpent en noir sur ce fond 
radieux ; des ruisseaux d'or ou de lave semblent inonder les 
vides. Comme l'a d'ailleurs remarqué un homme supérieur, 
la liberté avec laquelle le regard traverse ces échancrures 
et plonge au delk dans les espaces sans bornes, fait naître le 
sentiment de l'infini. Lorsque le jour meurt, d'autres har- 
monies se produisent. Par une nuit sans lune, mais pleine 
d'étoiles, ces astres charmants ont l'air d'être suspendus 
comme des lampes de fête aux longues ogives des tours, aux 
broderies des balustrades et des flèches, aux cintres des 
arcs-boutants , aux lancettes des galeries ; jamais illumina- 
tion plus douce et plus élégante n'a paré un édifice pendant 
une période solennelle. La lune n'ajoute pas une moindre 
poésie à la poésie invariable et en quelque sorte pétrifiée du 
monument désert. Soit qu'elle monte d'étage en étage, 
comme un lumineux fantôme, soit qu'elle glisse le long des 
balustrades ou reste un moment penchée au bord des tours, 
comme une fée mélancolique, elle répand un charme extra- 
ordinaire sur la muette cathédrale. Ses rayons pénètrent 
dans toutes les ouvertures, se projettent parmi les ares- 

4. 



49 L'ARCHITECTURE 

boutanlsy les frêles colonnades^ les ogives des pyramides, et 
plongent eneore au delà leurs filets d'argent , qui percent 
les ténèbres. Lèvent de la nuit gronde ou soupire aux mêmes 
éehancrures , et sa voix semble un idiome inconnu que se 
parlent le grave édifice et la mystérieuse somnambule. 

Lorsque le temps, les orages, les longues pluies des eU* 
mats septentrionaux ont ébranlé le monument gothique, 
lorsque ses voûtes s'écroulent et que l'oiseau niche dans ses 
moulures, il eonserve au milieu de la mo^t ses avantages et 
sa beauté supérieure. « Ses vides, nous dit Chateaubriand, 
se décorent plus aisément d'herbes et de fleurs que les pleins 
des ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les dômes 
découpés en feuillages ou creusés en forme de cueilloir, 
deviennent autant de corbeilles où les vents portent, avec la 
poussière , la semence des végétaux. La joubarbe se crani- 
ponne dans le ciment, les mousses emballent d'inégaux dé- 
combres de leur bourre élastique , la ronce fait sortir ses 
cercles bruns de l'embrasure d'une fenêtre, et le lierre, se 
traînant le long des cloîtres septentrionaux, retombe en fes- 
tons dans les arcades. Le vent circule à travers les ruines, 
et leurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux 
d'où s'échappent des plaintes ; l'orgue avait jadis moins de 
soupirs sous ces voûtes religieuses. De longues herbes trem- 
blent aux ouvertures des dômes; derrière ces ouvertures, 
on voit fuir la nue et planer l'oiseau des terres boréales. Il 
n'est aucune ruine d*un effet plus pittoresque que ces dé- 
bris. » Cette admirable description n'a pas empêché l'auteur 
de renier l'architecture gothique dans ses Mémoires, et de 
proclamer rarchitecture grecque infiniment plus belle. Tant 
la vieille routine française abandonne avec peine son empire, 
tant elle soumet facilement les intelligences qui avaient d'a- 
bord repoussé sa domination ! 

C'est un grand talent dans un artiste que de savoir dis- 
tribuer et fractionner la lumière sur toutes les parties d'un 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 47 

moBumeot. Il doit coordonner ses pleins et ses vides, ses 
creux et ses reliefs, avec un soin eitréoie, de manière que 
Toul en rencontre sur tous les points une quantité presque 
égale et qu'ils se fassent mutuellement équilibre, il n'est 
rien de plus choquant, de plus laid que ees édifices modernes 
où Ton voit un péristyle flanqué de deux grandes murailles 
complètement nues. On ne croirait pas que des membres si 
mal assortis pussent appartenir à une même construction. 
Les architectes gothiques n'auraient pas amalgamé de la 
sorte le luxe et l'indigence ^ ils combinent les effets du claire- 
obscur, soit au dehors, soit à l'intérieur des monuments, 
comme les peintres les plus habiles. On y admire les con- 
trastes, les harmonies d'ombre et de lumière, de demi-jours 
et de pénombres, qui charment les yeux sur les toiles de 
Rembrandt, de Titien et de Corrége. Le brillant fluide est 
tantôt réfléchi par des saillies, tantôt absorbé dans des baies 
profondes, tantôt à demi reflété par des plans en retraite : 
ce qui donne déjà un grand nombre de tons en rappcnrt avec 
la mesure des reliefs et des cavités. Les angles des pignons, 
les colonnettes des galeries, les clochetons, les arcs-bou* 
tants, les porches brisent la lumière et engendrent de nou- 
velles teintes. Au dedans, même science et même adresse. 
Les rayons déjà modifiés, qui passent par les vitraux, tom- 
bent sur une multitude de saillies différentes : piliers, 
arcades, nervures, chapiteaux, colonnettes, tabernacles, 
dais, statues, culs-de-lampe, arcatures, autels, bas-reliefs; 
stationnent sur les plans qu'ils rencontrent à angle droit, 
glissent sur ceux qu'ils touchent de biais, sur les ogives des 
voûtes, sur Tare horizontal de l'abside; s'enfoncent dans les 
galeries, dans les nefs, les chapelles et les tribunes. Voilà 
pourquoi les vues extérieures et intérieures des monuments 
gothiques produisent un si bon effet dans les tableaux et les 
gravures. Biles ont enfanté un nouveau genre d'œuvres c:o<- 
loriées. Les Neefs et les Steenwyek n'auraient pu exercer 



48 L'ARCHITECTURE 

leur talent chez les anciens : les chambres des cellas étaient 
trop monotones pour fournir la matière d'une composition 
pittoresque. La lumière, au dehors, ne subissait que des 
modifications peu importantes et peu variées : elle éclaire 
le fronton, dore les colonnes, passe dans rintervalle et s'ar- 
rête sur les murailles du temple. Les monuments grecs ne 
sont donc pas avantageux pour le dessinateur qui les copie. 
Les églises, les cloîtres, les chapelles rendent, au contraire, 
sa besogne très-facile. On dirait que l'architecte a songé à 
lui et voulu que les images de ses constructions fussent 
aussi brillantes, aussi charmantes que les édifices eux- 
mêmes. 

L'expression est dans l'architecture, comme dans la mu- 
sique, la peinture, la statuaire, une qualité de premier 
ordre. Les autres qualités peuvent satisfaire l'imagination , 
charmer les yeux et l'esprit; le sentiment répandu dans un 
édifice s'adresse h l'âme et prend possession des cœurs. Sous 
ce rapport, l'architecture en ogive a une incontestable supé- 
riorité. Jamais, avant le moyen âge, on n'avait animé la 
pierre d'une vie si profonde : tous les monuments chrétiens 
ont un langage qui s'empare de l'attention , et dans le tu- 
multe des villes et dans le silence des campagnes. Dès que 
vous avez franchi le seuil d'une église, elle vous communique 
la paix auguste qui règne sous ses voûtes. Ces hautes arcades 
où le regard se perd , ces longues nefs dont l'extrémité lui 
échappe, les pieuses images échelonnées isur toutes les mu- 
railles, la douce lumière que laissent tomber les vitraux, 
l'ombre qu'elle dissipe avec peine en maint endroit, portent 
i la méditation et au recueillement. Peu & peu une tristesse 
calme et poétique vous détache de ce monde, vous fait en- 
visager ses périls et ses douleurs , puis entraine la pensée 
au delà du présent, vers les sombres abîmes où disparaissent 
tontes les créatures. L'extérieur du monument excite de 
mênie h la rêverie, et par ses jours npn^breux , qui laissent 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 49 

le regard chercher les espaces sans bornes, et par ses formes 
ëlaucëes, qui le dirigent vers le ciel. 

L'expression dominante de l'architecture chrétienne, c'est 
le stoïcisme religieux qui compose le fond de la doctrine 
catholique. Cette doctrine inspire le mépris^du monde et de 
ses fausses joies, commande l'abstinence, la résignation et le 
calme ; prescrit de vivre sur ce globe transitoire comme un 
voyageur inquiet et ne sachant s'il pourra parvenir au but 
de sa course, s'il atteindra les paisibles régions de réternité. 
L*art gothique semble de même vouloir annuler la matière 
et construire des nefs aériennes. Dans ses froides enceintes 
règne la poésie du silence et du repos, de la tristesse et de la 
mort ; il les pave de pierres sépulcrales et les remplit de 
tombeaux, pour que tout y rappelle notre misère, pour que 
tout y annonce la brièveté de nos jours. La forme générale 
du monument est celle d'une croix, souvenir funèbre et 
image du perpétuel sacrifice par lequel l'homme pieux mé- 
rite la béatitude céleste. L'expression des églises chrétiennes 
appartient au genre sublime, héroïque ; elle dépasse la por- 
tée des âmes vulgaires, qui, ne comprenant pas cette espèce 
de beauté, la nient de la meilleure foi du monde. On ne peut 
exiger qu'elles admirent ce que la faiblesse de leur nature 
et leur manque d'élévation ne leur permettent pas d'appré- 
cier. Nulle cause n'a plus contribué, sans doute, à faire 
traiter l'architecture gothique de barbare. D'étroites intel- 
ligences voulaient resserrer l'art dans les bornes de leur 
propre conception. 

Le dedans et le dehors des temples païens ne pouvaient 
avoir d'autre expression que celle du calme et de l'harmo- 
nie des lignes ; il serait donc superflu et même impossible 
de mettre les deux systèmes en parallèle à cet égard. 

Une autre supériorité de l'architecture chrétienne, c'est 
le grand nombre d'éléments dont elle dispose. Jusqu'à la 
chute de l'empire romain, on n'employa que la colonne, 



80 L*ARCHITEGTURE 

subdivisée en socle, fut et chapiteau ; le pilastre ; rentable- 
ment, subdivisé en architrave, frise et corniche; le fronton ; 
la cella sans lumière ou éclairée par en haut, composant 
une ou plusieurs pièces; la porte, la fenêtre, la niche, le 
plein-cintre, le^^dème, l'héniicycle et Tellipse. Total : douze 
formes essentielles. Les artistes du moyen âge connaissaient 
et faisaient figurer dans leurs constructions : la colonne, le 
pilier, la colonnette, le contre*fort, l'arc-boutant, le cintre, 
le dème, l'ogive, la rosace, la fenêtre, le pilastre, Fencor- 
bellement, la tour, le clocher, le portail, le porche, le 
pignon , la balustrade , les galeries , les escaliers à jour, le 
clocheton ,J'arcature, la niche, le jubé, la tribune, la crypte 
et la chapelle. Total : vingt-sept formes principales, quinze 
de plus que les anciens. Cet avantage numérique ne saurait 
être contesté; on ne peut non plus mettre en doute que la 
multiplication des moyens soit un précieux bénéfice. 

Si nous voulions poursuivre le parallèle, nous examine- 
rions quel usage les Grecs et les chrétiens ont fait des mêmes 
éléments. Une étude si détaillée nous mènerait trop loin. 
Nous nous contenterons de rapporter une observation de 
Hegel, qui nous parait à la fois pleine de justesse et de déli- 
catesse. La colonne est formée d'une seule masse cylin- 
drique ; le pilier se subdivise et a Tapparcnce d'un faisceau 
de joncs. C'est un groupe de colonneltes qui , montant 
d*abord ensemble jusqu'à une certaine hauteur, se séparent 
et se projettent ensuite de tous côtés. Non-seulement elles 
engendrent les nervures , mais les voûtes elles-mêmes ont 
l'air d'en être la continuation, le développement, et de se 
réunir par hasard en forme d'ogive. Au lieu que rentable- 

4 

ment et la colonne se présentent à nous comme deux élé- 
ments distincts, les arches gothiques et les piliers semblent 
une seule et même création. Ceux-ci ne paraissent donc 
supporter aucun poids, mais simplement se prolonger, 
s'épanouir et composer ainsi l'édifice tout entier. — Ce ne 



RELIGIEUSE ET CIVILE. SI 

sont point là les expressions de Hegel , mais e'est bien son 
idée, idée neuve et charmante. 

Quant aux avantages de Tare pointu sur la plate-bande et 
le cintre , on les a depuis si longtemps fait ressortir, que 
nous n'en parlerons pas : tout le monde les connaît, tout le 
monde sait, par exemple, que l'ogive unit une solidité plus 
grande à une légèreté supérieure. 

La multiplicité des formes et des combinaisons de l'art 
gothique, l'audace de ses travaux, la grandeur de ses monu- 
ments ont exigé une science et une adresse de construction 
qui eussent émerveillé les architectes païens. « Nous ne crai- 
gnons pas de le dire, il y a une telle hardiesse dans ses 
édifices, qui ont résisté cependant aux six derniers siècles, 
qu'aujourd'hui, malgré les nombreux chefs-d'œuvre encore 
debont sur tous les points de l'Europe , c'est à peine si l'on 
oserait 4miter ces prodigieuses créations. 

« Au reste, nous ne sommes pas les premiers à parler de 
la sorte ; depuis longtemps cette opinion a été acceptée par 
les plus habiles constructeurs; lisez Philibert de Lorme, 
Frczier, Rondelet lui-même, et vous verrez que l'on disait : 
— C'est admirable, quoique gothique! Le célèbre Vauban, 
ému malgré lui devant la fameuse tour centrale de Cou- 
lances, se demandait quel était le fou sublime qui avait lancé 
dans les airs cette merveilleuse et délicate construction. 

« Aussi, d*après nos vieilles légendes, k la Sainte-Chapelle 
eomme ailleurs, le maître de l'œuvre se cache au moment 
ou l'on enlève les cintres. A Cologne, l'architecte passe 
pour avoir conclu un pacte avec le diable. Partout les contes 
populaires ont exprimé l'étonnement que faisaient naître 
ces audacieux travaux. 

« Ce qu'il y a de plus frappant dans les détails de l'exécu» 
Uon, c'est l'exactitude des rapports entre les résistances et 
les poussées, lïntelligence avec laquelle la charge se trouve 
répartie sur les points d'appui, et surtout la simplicité re- 



52 L*ARCHiTECTURE 

marquable des moyens qui servent à produire des effels 
aussi extraordinaires. 

« Rien de plus ingénieux que cette combinaison d^arcs- 
boutants qui, annulant la poussée, font du pilier un simple 
support, n^ayant à résister à aucune action latérale; rien de 
plus habile que ces voûtes légères formées de pierres de 
petites dimensions, posées sur des arcs doubleaux et des 
nervures qui en constituent le système osseux. Dans une 
église gothique, tout est porté par les piliers et les contre- 
forts; les murs, percés de larges baies ne sont là que pour 
clore l'édifice; ils ne soutiennent rien. En un mot, la con> 
struction, malgré sa hardiesse et sa solidité, se trouve ré- 
duite à sa plus simple expression. Et Ton peut dire que les 
architectes gothiques ont résolu ce problème difficile : pro- 
duire le plus grand effet avec aussi peu de matériaux que 
possible, n 

Rappelons, pour terminer, qu'aux effets de l'architecture, 
des couleurs et de la lumière , les artistes chrétiens ont su 
joindre toutes les séductions de la musique. A certaines 
heures prescrites du jour et de la nuit, l'église entière ré- 
sonne comme un gigantesque instrument. Les cloches épan- 
dent du haut des tours leurs notes graves et puissantes, qui, 
d'une part, roulent sur la ville, gagnent les faubourgs, les 
hameaux voisins, s'enfoncent dans la campagne et vont 
mourir sous l'humide feuillée des bois; de l'autre, enva- 
hissent la basilique elle-même, agitent ses vitraux, inondent 
de bruit les nefs et le chœur, se glissent dans les chapdles, 
le long des escaliers, des hautes galeries, et expirent enfin 
dans les obscurs détours des salles souterraines. Dis que 
leurs accords majestueux ont cessé de retentir, l'orgue en- 
tonne ses chants de douleur et de fête; il gronde, gémit, 
s'exalte ou soupire, exprime la joie ou la tristesse, et ftiît 
vibrer à l'unisson les âmes de tous les auditeurs. A l'autre 
bout du monument s'élèvent d'autres harmonies. Des pré- 



RELIGIBUSB ET CIVILE. tSS 

Ires, des enfante célèbrent avec ferveur la puissance de Dieu 
et les merveilles de leur religion. Quelquefois une troupe 
invisible de pieuses femmes, sëparëes à jamais du monde, 
aecompagnent de leurs voix fraîches et douces les voix plus 
sonores des officiants, les naïves modulations de leurs jeunes 
disciples. Comme un être animé, le temple chrétien a donc 
les organes nécessaires pour exprimer toutes les émotions et 
parcourir toute la gamme du sentiment. Les divers bruits 
de la nature semblent tour à tour faire frémir son enceinte, 
depuis le grondement du tonnerre jusqu'aux soupirs de la 
brise, depuis le murmure des foréls jusqu'aux lamentations 
d'un cœur désolé. Les monuments du polythéisme n'of- 
fraient rien d'analogue; la musique en était bannie, et quand 
la foule chantait les louanges des dieux , c'était au dehors , 
sous la voûte du firmament. 

Puisque l'architecture gothique est plus belle, plus riche, 
plus majestueuse, plus savante que celle des païens, elle est 
infiniment plus raisonnable, car la logique, dans les arts, 
dépend de la fidélité avec laquelle ils observent les lois in- 
times de leur nature, atteignent les buts divers qu'elle leur 
assigne, produisent les effets qu'elle réclame. Placer la raison 
aUleurs, c'est déraisonner. Nous avons montré surabondam- 
ment que les admirateurs fanatiques des anciens sont pres- 
que toujours dans ce cas; ils y sont, par exemple, lorsqu'ils 
renient qu'un temple de pierre imite une cabane de bois, 
qae nos monuments procèdent de l'imitation d'un type 
unique et absolu. 

Tout e«t bon, toat est beao, toui est biea à sa place. 

. Hors de là on ne trouve que bouleversement et désordre. 
Ce principe n'admet aucune exception. Les diverses créa- 
tures, les différents produits n'ont de valeur intrinsèque 
ou relative que par leur fidélité plus ou moins grande aux 

5 



n 



SU L^ARCfilTEGTUK 

lois întimes de leur essence, que par l'harmonie de leur 
forme avec leur fin, forma finalis. 

Dans les pages qui prëcédent , nous n'avons point voulu 
rabaisser Fart grec, mais lui assigner sa véritable place. On 
en a exagéré la valeur d'une manière tout à fait déraison- 
nable. 11 possède des qualités de grâce, d'harmonie et d'élé- 
gance auxquelles nous sommes très-sensibles; mais nous ne 
pouvons lui attribuer des mérites qu'il ne possède point. 
C'est un bel enfant, qui a tout le charme de son âge; ce 
n'est pas un homme fait, réunissant la force à l'expéneoee, 
la verve k la grandeur, l'abondance des idées à la sagesse 
des calculs et & la fermeté de la conduite. Si beau que soit 
le premier, il ne réalise qu'un étroit idéal ; la perfection de 
l'autre embrasse un cercle plus étendu et renferme des âë^ 
ments bien plus nombreux. Se pâmer devant l'art grec en 
dédaignant l'art gothique, c'est ne comprendre ni l'an ni 
l'autre. Croire l'architecture des Hellènes supérieure k celle 
de nos aïeux , c'est ne rien comprendre au mouvement de 
l'esprit humain et à Thistoire des formes qu'il invente. Dé- 
clarer le système grec un type merveilleux, unique et inva- 
riable, qui a épuisé toutes les ressources du génie et attelai 
les dernières limites du beau, c'est ne pas même compren- 
dre l'essence de l'architecture. 

Les différentes civilisations , comme les différentes épo* 
ques, sont plus ou moins propices k certains arts. Les unes 
favorisent rarchitecture ; d'autres la poésie ; d'atrtres eneore 
la statuaire, la peinture, la musique. Les diven genres 
même oqt des temps de floraison qui ne coïncident pas. La 
littérature épique et la littérature dramatique ne sont pres- 
que jamais contemporaines. La peinture religieuse et la 
peinture d'observation ne prospèrent pas simultanément. 
Tout chez les anciens nous parait avoir facilité le dévelop- 
pement de la statuaire : un climat qui permet de rester nu 
pendant de longues heures sans se refroidir, les exerdeet 



REUOIEUSE ET CIVILE. 85 

de la palestre et les lattes des jeux solennels, une morale 
peo sévère, la beauté de la race et l'usage d'élever constam- 
ineat des statues, en guise de signe honorifique, non-seule- 
ment aux capitaines, aux législateurs, aux poëtes, aux 
grands hommes d'État, mais aux vainqueurs d'Olymple. 
Tout chez les chrétiens seconda les efforts de Tarchitccture : 
la majesté du dogme catholique, la mélancolie produite par 
ses maximes rigoureuses et ses idées sur la vie actuelle, les 
circonstances historiques de sa propagation , les effets d'un 
climat septentrional , les tendances intellectuelles des peu* 
pies du Nord et la configuration du sol qu'ils habitent. Les 
mêmes causes n'agissant point sous le ciel de la Grèce , les 
cathédrales bâties en l'honneur du Dieu fait homme devaient 
éclipser les temples des dieux païens. . 

Nous avons vu la manière gothique dans toute sa pureté, 
dans tout son éclat juvéniles : nous allons la voir mainte- 
nant subir des altérations fâcheuses. Sa décadence fut très- 
rapide. Depuis ses débuts jusqu'à sa mort , sa durée totale 
n*embrasse pas plus de quatre siècles. De 1150 à 1200, elle 
se constitua et se développa ; de 1 200 à 1300, devenue mère 
féconde, elle doua de sa vigueur et de sa beauté une nom- 
breuse progéniture. Au xiv siècle se révélèrent en elle les 
premiers symptômes maladifs. Elle commença dès lors à 
perdre le sentiment des justes proportions et de l'harmonie, 
de la sobriété dans les ornements et de la gravité dans l'en- 
semble. Le désir d'innover, de fiiire mieux, poussa vers la 
recherche et Thyperbole. Les qualités se changèrent peu à 
peu en défauts. L'arc pointu s'allongea, les vides s'agrandi- 
rent, les pleins diminuèrent outre mesure. Le trait le plus 
caractéristique peut-être d'un style pur et d'une grande 
époque, c'est que le principal et les accessoires se coordon- 
nent logiquement, occupent la quantité d'espace et soient 
traités avec l'importance qui leur revient de droit. Dans les 
périodes primitives, le principal l'emporte sur l'accessoire. 



M L*ARGHIT£CTURE 

il y a disette d'ornements : cette réserve communique h 
l'œuvre une expression de gravité majestueuse ou mélan- 
colique. Dans les périodes de décadence, l'accessoire l'em- 
porte sur le principal : tandis que l'exagération altère les 
formes essentielles, la décoration les envahit, les masque et 
les obère. Le luxe et la coquetterie prennent la place des 
qualités supérieures. Telle fut la marche que suivit Fart 
gothique. 

Pendant le wy^ siècle toutefois, il descendit avec lenteur 
la pente fatale qui mène à la mort; au xv* seulement, il 
perdit toute prudence et toute modération, 11 oublia même 
son principe fondamental. 

Durant le xiii® siècle, l'ogive et la rosace étaient les deux 
formes essentielles ; on les retrouvait dans les combinaisons 
les plus diverses en apparence. Mais, comme l'architecture 
romane avait aussi employé le cercle, son héritière ne pos- 
sédait qu'un élément original et distinctif, l'arc-aigu. 
Eh bien ! elle négligea, détériora cet élément ; elle le bannit 
des fenestrages, des arcatures, des balustrades, de presque 
toute la décoration, et lui substitua des formes capricieuses, 
qui ne se rattachaient à aucun principe connu. C'étaient 
des inventions arbitraires, sans frein ni règle. Là où l'ogive 
se maintint, dans les voûtes, dans la circonférenee des 
portes et des croisées, elle s'amaigrit et s'effila inconsidéré- 
ment. Il n'y eut plus aucune proportion entre la hauteur et 
la largeur des nefs. Cet élan hyperbolique, la tendance 
générale de l'ornementation à prendre la figure d'une 
flamme, ont valu au genre d'architecture qui nous oocnpe 
le nom de style flamboyant. Les nervures, placées d'abord 
sur les arêtes des voûtes pour les fortifier, se multiplièrent 
contre toute raison : elles se croisèrent , s'enchevêtrèrent 
comme les mailles d'un filet. En même temps, les clefs pri- 
rent un développement absurde et formèrent des sortes 
d'excroissances ; leur fonction est de maintenir l'équilibre 



RELIGIEUSE ET CIVILE. 87 

entre les différentes courbes des arceaux, et de résister aux 
diverses jiressions qui résultent de leur forme et de leur 
structure : on trouva moyen d'en faire une charge et une 
menace de ruine. Bien mieux, on les prodigua dans une 
même vtfâte, on en fit usage comme si elles étaient de sim- 
ples ornements, et n'avaient pas grande signification. Tout 
perdait ainsi peu k peu son sens primitif. 

On serait tenté de croire que de nouvelles aberrations 
étaient impossibles; la démence des' architectes fit néan- 
moins des progrès. L'ogive disparut même des portes et des 
fenêtres; on lui substitua l'accolade ou ogive à rebours, 
négation du principe de Tart en tiers-point. Après avoir 
été trop hardies, les voûtes s'affaissèrent tout à coup : il y 
eut des ogives surbaissées. On commit dans l'ornementation 
d'innombrables extravagances ; on la compliqua , l'em- 
brouilla d'une manière presque furieuse : la ligne courbe 
évinça partout la ligne droite, sauf dans les murailles. La 
tradition et la logique subirent des atteintes également 
erueiles. 

Une autre sorte de déviation se manifeslait. Pendant que 
les formes perdaient leur pureté, leur noblesse, leur enchaî- 
nement et leurs proportions, le génie chrétien les abandon- 
nait au fur et à mesure : des pensées mondaines prenaient 
la place du sentiment religieux. L'influence des pouvoirs 
temporels minait par degrés l'influence du pouvoir spiri- 
tuel ; l'homme se montrait 1^ où Dieu seul avait jadis brillé. 
Kon-seuicment les églises n'offrirent plus ce caractère 
pieux, cette gravite mélancolique dont les âmes étaient 
frappées dès le seuil du temple, lisais l'aristocratie leur 
imprima le signe du vasselage. Les portails changèrent de 
physionomie : on abandonna les triples divisions nées du 
symbolisme chrétien , et les monuments religieux eurent à 
l'occident le même aspect que les façades des maisons go- 
thiques. Les cathédrales de Milan, de Manchester, d'Halifax, 



n 



M L*AiaiITE€TUR£ 

de BeauvAîi , une foule d- nulres eootlniclioBS ogiYales en 
Ai^elerre^en Frauee, en AUenagae, au delà des Pyrëaëee^ 
ne laissent aueun doute sur eette métamorphose. Sourent 
les écussons de la noblesse s'étalèrent aux endroits les plm 
apparents, eomme au sommet du pignon et dans k tympus 
des portes, ies vitraux à leur tour se eba^èrent d'armoi- 
ries, de portraits, d'arbres généalogiques, d'inseripiioBs 
vaniteuses. L'homme ne s'oubliait [dus en faee du Créateur : 
au fond même du sanctuaire , il n'était préoccupé que de 
son orgueil. 

La sculpture, l'art du peintre verrier descradaicnt d'unu 
égale vitesse ces rapideê des temps inférieurs, qui aboutia» 
sent à une chute profonde. 

Dans un état si voisin de la décomposition, rarchiteeture 
gothique devait ou se régénérer ou cesser de vivre; une 
bonne inspiration pouvait la conduire à ehercher ses moyens 
de salut dans un retour sur elle-même : comme on réCsr- 
mait les monastères en corrigeant les abus qui s'y étaient 
glissés , en imposant aux cénobites une fidèle observation 
de la règle primitive, la meilleure méthode pour rajeunir 
l'art décrépit semblait être d'étudier ses origines, de cher- 
cher quels principes il suivait à l'époque de sa vigueur, 
puis de lui rendre éa force en lui rendant sa pureté. On n'y 
songea même point : une fanatique admiration pour la 
Grèce et l'Italie anciennes tirait le paganisme de la pou»^ 
sière; on relevait, dans les esprits du moins, les autels 
écroulés de Jupiter, de Vénus et d'Apollon. Unissant les 
extravagances du temps de Dioctétien aux aberrations du 
système goUiique vieilli, on en composa un mélaI^{e curieux 
par son incohérence même, et dans lequel disparurent les 
véritables principes de l'art. Le plan, les dispositions géné« 
raies étaient les mêmes que pendant tout le moyen Age : la 
croix, les portails, l'abside, les rosaces, la grande nef et les 
nefs latérales , les galeries intérieures, les deux rangs de 



RELIHIBUSE ET UYILE. 99 

feBétres , les dais ^ tes ar es-boutonts , les piliers pdyslyles^ 
les gargouilles sobsistoient eorame auparavant ; bien mieuk, 
on eooflervail la disproportion entre la hauteur et la largeur 
des nefs , viee qui dépare les monuments du xt® siède et 
des premières années du xvr; on multipliait sur les voûtes 
les nervures et les clefs pendantes ; on tordait la pierre en 
caprieteux fenestrages. Mais^ voyez Thabile compromis! ces 
dispositions gothiques étaient costumées à la grecque* On 
suait sang et eau pour accorder les deux styles. Ne pouvait- 
on, par exemple 9 tolérer les colonnettes du moyen âge 
groupées en faisceaux , on hissait de petites colonnes régu* 
lières sur des entassements de soeles allongés , formant un 
piédestal trois fois plus étendu que la colonne. On surmon- 
tail des biseaux gothiques de chapiteaux corinthiens. Bref, 
au nom d'un prétendu bon goût, on eréait des raonstruo* 
sites. Quel homme de sens ne prendrait Saint-Eostaehe pour 
le rêve d'un artiste en délire? 

L'arebiteeture civile a en pendant le moyen âge desqua« 
lités ou identiques ou analogues à celles de l'arehiteeture 
rdigieuse. H serait trop long d'examiner toutes les œuvres; 
novs allons seulement jeter un coup d'œil sur ses formes 
principales : la maison, le palais, l'hôtei de ville et la fon- 
ttt&e. 

La maison gothique n'avait aucun rapport avec edie des 
anciens; la dernière ressemblait beaucoup aux demeures 
turques et au patio des modernes Espagnols : c'était un 
portique environnant une étroite cour et protégeant des 
chambres sans fenêtres , qui avaient huit ou dix pieds en 
tous sens. On n'y trouvait qu'un rez-de-chaussée. Les 
habitations de nos aïeux avaient, au contraire, plusieurs 
étages et formaient un seul corps de logis quadrilatéral : 
tanlte les diiférents étages , s'alignaient et offraient les 
mêmes dimensions ; tantôt ils se surplombaioAt Tun l'autre 
à mesure qiiïls montaient. On aurait cru voir une pyramide 



00 L*ÂR€HITECTURE 

renversée, enfonçant et caehant sa pointe dans le soi. Nous 
rétrouvons ici la fougue poétique et audacieuse de Fart 
ogival, qui s'efforçait toujours d'atteindre les dernières 
limites du possible. Les maisons gothiques abritaient les 
passants contre la pluie et contre le soleil , comme nos ga- 
leries. Elles tournaient d'ailleurs constamment leur pignon 
vers la rue, ce qui ne laissait pas de leur donner une élé- 
gance peu commune, Jeur faite aigu les terminant d'une 
manière très»heureuse. On y multipliait , on y élargissait 
les fenêtres , comme dans les cathédrales, filles sont , en 
conséquence, fort gaies, quand la rue est spacieuse; habi- 
tables, quand elles donnent sur une voie resserrée. Le plus 
souvent les poutres apparaissent du haut en bas des façades, 
ou de champ, ou de pointe : elles produisent une grande 
variété de couleurs et de formes. On les sculptait en caria- 
tides, en médaillons, en colonnes, en arabesques. On soute- 
nait les bords du toit par des arbalétriers, qui composaient 
des cintres, des ogives, des trèfles, des demi-rosaeeSk 
Quelquefois on peignait, vernissait, dorait les moulures et 
les statues. L'habitation empruntait à ces ornements mul- 
tipliés une coquetterie charmante : bref, les maisons gothi- 
ques avaient du caractère, de l'élégance et de la richesse, 
avantages que ne possèdent pas fréquemment nos maisons 
aetudles. 

Le palais était construit d'après de tout autres principes; 
le pignon n'y jouait plus qu'un rdie très-seoondaire. Au lieu 
de se trouver sous l'angle du toit, les façades régnaient sous 
ses pentes. Tantôt l'édifice avait quatre corps de logis envi- 
ronnant une cour, tantôt une muraille fermait un des côtés. 
Les fenêtres des eombles, vu la dimension des toitures, pre- 
naient une grande importance : c'était même, avec les tou- 
relles, la partie la plus ornée du monument. On déoortit, 
en outre, ces grandes demeures, de porches, de balustrades, 
de perrons, de niches, de dais, de statues et de contre-forts 



RELiOIEUSE ET CIVILE. 61 

termines par des aiguilles. L'architeclorc religieuse leur 
transmettait quelques-unes de ses inventions et les parait 
de son luxe. Souvcnt^des créneaux bordaient les murailles, 
une haute tour défendait l'entrée : cet as()ect militaire an* 
nonçait le désordre social et les luttes perpétuelles des 
grands vassaux. Le palais gothique avait quatre destina- 
tions : il abritait les cours de justice ou les Universités, il 
formait la r&idenee des seigneurs ou des rois. 

L'hAtel de ville tenait le milieu entre la maison et le pa- 
lais. U se composait habituellement d'une seule masse, que 
surmontait un beffroi. Une galerie s'ouvrait presque tou- 
jours, à la base, pour protéger contre les intempéries de 
l'air, ou les marchandises pendant les jours de foire, ou les 
notables qui allaient au conseil. Au-dessus, se creusaient, 
soit un rang, soit deux rangs de fenêtres en arc pointu, dé- 
corées avec toute l'élégance du style ogival. Notons que les 
fenêtres du palais gothique étaient généralement à plates- 
bandes. Les tourelles, les balustrades, les clochetons, les 
gai^ouilles, les niches, les statues complétaient l'ornemen- 
tation de l'édiGce communal. Plusieurs beffrois rivalisent 
en beauté, en importance, avec les flèches et les tours des 
églises ; ceux d'Ypres et de Bruxelles, par exemple. Quel- 
quefois , l'hôtel de ville était un lieu de négoce, une véri- 
table halle; mais, d'ordinaire, il servait uniquement aux 
réunions du maire et des éclievins, des magistrats munici- 
paux, à l'accomplissement des actes de l'état civil. Durant 
les fêtes, on le pavoisait des couleurs nationales, et il deve- 
nait le centre des réjouissances. 

11 reste peu de fontaines gothiques : ces monuments déli< 
eats étaient trop faciles à renverser, pour que le bon goût 
moderne se soit abstenu de les détruire. Ils offraient cepcn- 
dant les plus gracieuses inventions ; leurstructure diaphane, 
leurs aiguilles, leurs saints, leurs chevaliers, leurs dentelles 
de pierre, leurs animaux en miniature et leur poétique vé- 



M L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE ET CIVILE. 

gëUtioa ne demandiienl pas un moindre talent que de Tas- 
tes édifiées. Oo ea veR plusieurs à Nuremberg; la fralekeur 
et le murmure de Teau augmentent l'attraît de ees petites 
merveilles : on dirait que leurs personnages écoutent les 
pleurs de la fontaine et les soupirs du vent. 

Pour l'architceture eivile, comme pour rarehitecture re* 
ligieuse, la renaissance n'a fait qu'amalgamer des formes 
hétérogènes. Toutefois, comme fo palais gothique. diférait 
moins des palais de Rome et de Bysanoc que Téglise chré- 
tienne du temi^e païen j les artistes du seizième siècle ont 
pu obtenir de metUcurs résultats, en bétissaot des bèlda^ 
des demeures princières, qu'en élevant des cathédrales. 



LA PEINTURE 



SUil BOIS, SUR TOILE ET SUR CUIVRE, 



DU iV« AU XVI« SIÈCLE. 



Trois causes principales contribuèrent à la dissoluti^m du 
nMmde romain et à celle de l'art antique : les mobiles , qui 
leureommumquaîenl la vie, perdaient chaque jour de leur 
farce et tendaient au repos ; les barbares, seconde cause de 
mort, euTeloppaient cette société maladive, la pressaient de 
toutes parts, ou l»en, pénétrant jusqu'au sein de TErapire, 
dont ils recrutaient les armées, y propageaient leur igno* 
rance, leurs mœurs f^rossières, leur dédain de la littérature 
et des beaux-arts ; non moins redoutable sous ses formes 
bÎMiveHknIes, sam s<m humble attitude, le dogme chré- 
tien minait encore plus profondément la civilisation ro- 
maine : il travaillait à la détruire avec le sèle coiUinn de la 
jenoesse. Les autres principes ralentissaient dans ce grand 
cofps les fonctions vitales; la croyance évangélique le dés- 
organisait. We y introduisait aaos relAcbe de nouveaux 
éléments, eberohait k y foire prévaloir un système qui de- 
vait d'abord culbiHer l'ancien ordre de choses, puis grandir 
sur SOI ruines. 



64 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Les mêmes causes déterminèrent dans l'art, et en particu- 
lier dans la peinture, des effets analogues. Elle se dégradait 
par suite d'une corruption intérieure , par l'affaiblissement 
naturel de la vieillesse. L'ignorance croissante secondait Fac- 
tion du mauvais goût ; les pures traditions de lantiquité se 
perdaient, les procédés même allaient en déclinant. La 
barbarie envahissait à la fois le public et les artistes. Le 
dogme chrétien achevait Tœuvre de destruction : il inspi- 
rait du mépris pour les divinités que figurait la peinture 
et pour les images de ces faux dieux; la beauté qu'elles 
devaient au génie, était regardée comme un piège du 
démon, qui voulait séduire Tesprit par le moyen des sens. 

Toute doctrine nouvelle est iconoclaste: les symboles de 
la foi précédente l'irritent et la scandalisent. Aussi, dès que 
la loi évangélique eut sur le trône un serviteur zélé, elle fit 
une guerre implacable aux monuments, aux simulacres du 
paganisme. Constantin donna Tordre de briser les statues, 
de renverser les temples ; les croyants secondèrent si bien 
l'empereur, qu'on fut souvent contraint d'arrêter leur fou- 
gue. Les barbares passent pour avoir saccagé la Grèce et 
l'Italie : c'est une accusation injuste. Lorsque les Goths pé- 
nétrèrent dans ces deux pays, leurs bandes farouehes ne 
trouvèrent partout que des ruines; une puissance plus ter- 
rible que la leur, l'exaltation religieuse, avait réduit en 
poussière les merveilles de l'art antique. Deux villes seule- 
ment, Athènes et Rome, possédaient encore et préservaient 
de la destruction , par un sentiment d'orgueil patriotique, 
les brillants ouvrages de leurs hommes supérieurs. Les 
hordes germaniques ne firent que traverser les deux métro- 
poles de la civilisation païenne ; elles les pillèrent sans doute, 
maian'eurent pas le temps de renverser leurs édifices. Pour- 
quoi les barbares se seraient-ils acharnés sur les œuvres de 
la peinture et de la sculpture? L'amour du butin et la soif des 
voluptés grossières leur ménageaient d'autres occupations^ 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 65 

De la haine des images qui représentaient les divînitës 
du polythéisme, on passa bientôt h la haine de Tart lui- 
même. De sévères intelligences , perdues dans la contem- 
plation de l'éternité, trouvaient bien futiles les peines qu'on 
se donnait pour copier des objets naturels. Création transi- 
toire de la Providence, le monde devait disparaître un 
jour; à quoi servait d'en imiter des fragments? Les récom- 
penses habituelles des artistes, la gloire, la richesse, témoi- 
gnages flatteurs de l'admiration publique, inspiraient un 
souverain mépris aux Pères de l'Eglise. Saint Clément 
d'Alexandrie et saint Chrysostome traitaient la peinture et 
la sculpture avec le même dédain que les arts les plus gros- 
siers : ils ne les mettaient point au-dessus de la profession 
du doreur ou de la science culinaire. 

L'art chrétien se forma cependant par degrés , car 
l'homme ne peut vivre sans idéal ; mais alors fut répandue 
une opinion singulière, que favorisaient les tendances du 
christianisme. Saint Justin déclara le premier qu'en revê- 
tant un corps périssable , le Fils de l'homme, ayant voulu 
souilrir pour le salut de notre espèce, avait du prendre une 
forme hideuse, subir l'aversion qu'enfante la laideur et le 
mépris qui s'attache à la misère : son sacrifice en devenait 
plus touchant et plus sublime. Saint Clément d'Alexandrie 
et Tertnllien adoptèrent cette opinion ; Basile le Grand et 
Cyrille la soutinrent avec une éloquence pleine d'enthou- 
siasme, qui la fit triompher. Elle ne pouvait que troubler 
dans son berceau l'art chrétien qui se formait. Sans beauté, 
il n'y a ni sculpture, ni peinture, ni architecture, et il était 
périlleux d'affirmer que le modèle absolu de la vie humaine 
destiné à fournir aux arts leur type principal, avait eu des 
traits repoussants et la démard^ d'un esclave. 

Ces causes réunies précipitaient la chute de la peinture 
ancienne et retardaient l'avènement de son héritière. Toute 
doctrine^ d'ailleurs, commence par le raisonnement et la 

6 



M LA PEIlfrURE S01 BOIS, 

dialeelique : elle se eonsliUie, avant de penser aux fêtes de 
l'imagination. 

L'art chrétien débuta dans le sil^ice et les ténèbres des 
catacombes. Proscrit, ne pouvant exposer an jour les sym- 
boles de la foi nouyelle, il wnsli de ses ébauches les tora- 
bes des martyrs , les voûtes et les parois des chambres sé- 
pulcrales. Telle est l'opinion soutenue par Bosio, Arioghi, 
Boldetti, Raoul-Rochette, etc. Émeric David pense que les 
peintures des catacombes furent seulement tracées ajurès la 
fin des persécutions, et il allègue, en faveur de son système, 
des preuves très-fortes. Ces images n'en restent pas- moins 
des œuvres /irtmtttves. La sculpture avait mission de parer 
le devant des sarcophages, où elle mettait toujours en re- 
gard un épisode de l'Ancien Testament et une scène du 
Nouveau. La peinture décorait l'hémisphère des coupoles 
ménagées au-dessus des pièces funèbres, etledatre des 
niches q^ui renfermaient les tombeaux. Elle associait égale- 
m^ftt les sujets de la Bible et les motifs de l'Évangile. Ces 
productions naïves sont encadrées d'arabesques où domi- 
nent les fleurs. Comme dans les salles mortuaires des païens, 
les fleurs présentent ici toutes les combinaisons imagina- 
bles : ^cs sont appendues en guirlandes , tressées en cou- 
ronnes, groupées en faisceaux ; elles remplissent des vases 
et des corbeilles. L'antiquité avait l'habitude de déguiser la 
mort sous les formes attrayantes de la vie; à cet égard, 
comme à beaucoup d'autres, les premiers chrétiens imi- 
tèrent les gracieuses inventions du polythéisme. Ils hono- 
rèrent la dépouille des martyrs , comme leurs ennemis 
avaient honoré la cendre des héros et la mémoire des demi* 
dieux. Leurs travaux eurent seulement toute la maladresse 
qui distingue un art en décadence et un art à ses débuts. 

La peinture chrétienne finit par sortir de ees humbles re- 
traites : Constantin l'appela au grand jour. Il éleva de nom- 
hneux édifices sur tous les points de son empire, maia 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. m 

principalemeBt à Byzanec ; la plupart étaient des égitses , 
que Ton décora de pompeux ornements. On exéeuta done 
une foule de tableaux , de statues et de bas-reliefis , repré- 
sentant Jésus-Christ , la Vierge, les prophètes, les apMres 
et les divers personnages de la Bible. Le style manqua de 
pureté sans doute , l'expression n'eut pas la noblesse idéale 
ou la gràee poétique dont les images chrétiennes ont brUlé 
plus tard ; mais , sous le mauvais goût de la décadence , les 
furemières aspirations de l'art nouveau se manifestèrent, 
ricoBOgraphic chrétienne se développa « Comme l'ari^itec- 
ture modifiait la basilique et réunissait peu k peu tes ^- 
raents d'un système devenu indispensable, la peinture se 
dégageait lentement de la tradition , cherchait les formes 
que devait animer le souffle d'une croyance régénératrice , 
et, dans son abaissement, préludait aux triomphes des 
temps modernes. 

L'allégorie fut son premier idiome ; non-seuleraentr elle 
exprimait le dogme évangélique par des emblèmes, maïs 
les personnes divinca se métamorphosaient en symboles. 
Tantôt , par exemple , Jésus se montrait sous la figure d'un 
jeune berger, portant sur ses épaules et ramenant au b^- 
eail la brebis égarée; tantôt, on le représentait comme 
rOrphéc de la loi nouvelle , charmant au son du luth et 
adoucissant des animaux féroces ; tantôt, comme un second 
Daniel , on le voyait tout nu parmi les lions , que désar- 
mait sa grâce pleine de majesté. 11 prenait encore la forme 
d'un agneau sans tache ou d'un phénix déployant ses ailes , 
vainqueur de la mort et des esprits de ténèbres. Ainsi était 
ménagée la transition d'un système à l'autre, ainsi fon 
échappait aux railleries des païens, qui eussent tourné en 
ridicule les souArances héroïques et les glorieuses humilia- 
tions du Fils de l'homme. 

Mais cette timidité , eelte eondescaidance ne pouvaient 
se prolonger indéfiniment. Le eooeile qHinimxHf tenu k 



68 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Constant laophe en 692, ordonna de répudier raliëgorie, de 
montrer sans voiles aux fidèles les objets de leur vénération. 
Ce fut un spectacle nouveau pour les hooiBies qu'un Dieu 
couronné d'épines, endurant les outrages d'une vile popu- 
lace, ou étendu sur la croix, percé d'un coup de lance, 
tournant vers le ciel de tristes regards et luttant contre la 
douleur. Les Grecs , les Latins même adoptèrent lentement 
et à regret ce mode de représentation. Par un de ces com- 
promis étranges, si fréquents dans l'histoire de l'esprit 
humain , qui aime les révolutions lentes et les transforma* 
titms insensibles, on peignit pendant longtemps le Rédemp- 
teur sur la croix, jeune, sans barbe, coiffé du bandeau 
royal, tranquille et majestueux, souvent même assis au 
milieu du bois funèbre comme un prince sur son trône. 
Mais l'idée de la grandeur morale devait éclipser la vaine 
pompe de la grandeur païenne : il fallait que les généreuses 
angoisses du sacrifice devinssent la première de toutes les 
gloires. 

Une fois constituée , la peinture chrétienne suivit deux 
routes différentes. Sous le ciel de l'Italie et dans tout l'oc- 
cident de l'Europe, elle cherchait avec une certaine indé- 
pendance les moyens de rendre sensibles à la vue les austères 
conceptions du dogme et l'affectueuse morale de l'Évangile ; 
sur les rives du Bosphore , elle s'immobilisa : les tendances 
hiératiques dominèrent la liberté naturelle de l'imagina- 
tion. Les formes, les attitudes, les groupes, les vêtements, 
tout fut réglé par desprescriptions sacerdotales. Il y eut un 
manuel inflexible de la peinture chrétienne , et les artistes 
durent s'y soumettre. La finesse du coloris , la noblesse des 
poses rappelèrent seules la beauté de l'art antique. De nos 
jours encore , les peintres grecs et les peintres russes em- 
ploient les mêmes procédés, tracent leurs figures et les 
agencent de la même manière que leurs aïeux du temps 
d'Honorius ou des Paléologues. 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 69 

La rëvolutioD la plus importante qui s'accomplit dans la 
peinture byzantine, ce fut la persécution dirigée contre 
elle par Léon l'Isaurien , en 726 , et par presque tous ses 
héritiers pendant un siècle. Les empereurs iconoclastes, 
sans proscrire en eux-mêmes les arts plastiques , ne vou- 
laient point qu'on les fit servir à représenter les personnes 
divines sous des formes humaines. Leur violence échoua 
contre l'opiniâtreté des coloristes. Plus les bourreaux en 
frappaient de leur glaive, plus on en voyait sortir de l'ombre, 
par suite du noble privilège de la nature humaine , qui ne 
permet pas que la force seule triomphe de la volonté. Un 
grand nombre se retiraient dans les bois, dans les cavernes, 
dans les gorges des montagnes ; ils y traçaient , au milieu 
de la solitude, l'image du Christ et de la Vierge. Si on leur 
brûlait ou coupait les mains , Notre-Dame , disait-on , les 
guérissait et faisait disparaître la mutilation. Tous les jours, 
on racontait des miracles de cette espèce , qui soutenaient 
le courage des proscrits et excitaient leur enthousiasme. Ce 
fut seulement en 845, au bout de 119 ans, que l'impéra- 
trice Théodora mit fin à la persécution. 

Dans l'Occident, la peinture éprouva de nombreuses 
vicissitudes. Plus irrégulière et plus libre, elle ressentit 
davantage l'influence des événements politiques , de la bar- 
barie ou du gottt naturel des princes; car de goût éclairé, il 
ne faut pas en attendre à cette époque. Le fameux Tbéodoric 
et Luitprand,roi des Lombards, témoignèrent un vif intérêt 
pour les productions du pinceau , qui agrandissent en quel^ 
que sorte le monde réel de toutes les scènes qu'invente 
l'imagination. Les papes accueillirent les peintres gfdcs fugi- 
tifs et encouragèrent d'ailleurs l'art nationalJ Les< dotis dé 
Pépin, qui accrurent à la fois l'opvleiice et/l^aiitoiilë du 
saint-siége, mirent les chefs de l'Église enélat de smteniÉ 
efficacement tout homme qui nlontraîl'de'teillaki4les'd)sp5^ 
sitions. Ils restaurèrent les anevens édifiées , en eonatrliisî^ 

6. 



70 LA PEINTURE SUR BOIS, 

reot de nouveaux, les ornèrent avec profusion de sculptures, 
de peintures, de châsses, de candélabres et de tapisseries: 
quelques-uns poussèrent l'amour du faste jusqu'à revêtir de 
lames d'argent les colonnes , les autels et même le pavé des 
églises. Depuis le commencement du v** siècle, en avait 
adopté l'usage de les peindre entièrement à l'intérieur. 
Chaque temple était comme une vaste galerie, où le talent 
pouvait se déployer sans obstacle. Cbarlemagne , honuse 
de génie auquel rien n'était indifférent ou étranger, con« 
firma cette habitude par une loi. Les envoyés royaux qui , 
plusieurs fois dans l'année, promenaient sur tout l'empire la 
vigilance du monarque , « étaient chargés en inspectant les 
églises, d'examiner l'état où se trouvaient non-seulement 
les murs , les pavés et les autres parties essentielles de l'édi- 
fice, mais encore la Peiniure, » ainsi que le témoignent les 
Capitulaires. Des règlements désignaient les personnes qui 
devaient entretenir la dernière à leurs frais , en guise de 
contribution. Les oratoires même, que l'empereur faisait 
dresser au milieu des camps , étaient ornés sur toute leur 
surface d'images coloriées. 

L'exemple de Cbarlemagne stimula les princes de l'Eu- 
rope, les dignitaires de l'Église et spécialement les abbés. 
On historia jusqu'aux murailles des dortoirs et des réfec- 
toires; les miniatures des manuscrits devinrent plus nom- 
breuses , les diptyques et les triptyques se multiplièrent. Le 
pauvre pèlerin eut lui-même de ces tableaux portatifs, 
devant lesquels il s'agenouillait sous l'aubépine en fleur ou 
dans les humbles salles des hôtelleries. 

Charles le Chauve en Frauee , Basile le Macédonien à 
Constantinople , en Angleterre Alfred le Grand , se mon- 
trèrent jaloux de la prospérité des beaux-arts; mais la 
lumière croissante qu'ils jetaient, se dissipa bientôt. Le 
x« siècle lut comme une nuit d'hiver, nuit longue et terriUe, 
OÙ l'on n'entendait que rumeurs inquiétantes , où parut 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 71 

l'éteindre à janiais toute civilifaiion. Alor» seulemeot, on 
ibandonnn rencanstique , cette manière de peindre si brîl« 
lunte et si durable, pour adopter la fresque^ le moins ayan-« 
tageux des proeédés connus. Vainement des papes , des 
êbbés , des ëvèques et l'empereur Otbon 111 donnant aux 
artistes quelques encouragemonts ; la peinture , comme le 
monde social , fut noyée dans les ténèbres. 

Lorsque l'an milie, qui, selon la croyance générale, devait 
amener la fin du monde , se fut écoulé sans autres mésa* 
ventures que des jours de pluie et de tonnerre , rbumanité 
sembla renaître. On couvrit le sol de nombreux monuments ; 
le roi Robert seul construisit vingt et une églises, dont plu* 
sieurs sont encore debout. Mais le goût pour les peintures 
«Tait iait place a une autre mode : c'étaient maintenant les 
tapisseries que Ton préférait ; au lieu d'étendre des couleurs 
sur les murailles, on y drapait de magnifiques tentures. La 
crainte de la justice céleste avait d'ailleurs changé les dis* 
positions morales des peuples chrétiens. D'austères pensées 
remplaçaient l'amour du faste; on jugeait méritoire une 
simplicité conforme à TÉvangile. Les somptueux édifices de 
la période précédente rappelaient trop le luxe des grands 
et les pompes du siècle. Les deux premiers abbés de Citeaux 
voulurent que la nudité mélancolique de leur église plon- 
geât les esprits dans le recueillement. On s'était détaché 
d'un monde que Ton avait cru sur le point de périr, et du 
fond de la vie réelle , on tournait constamment les regards 
vers les profondeurs lumineuses de l'éternité. 

Ces tendances stoïques allaient engendrer un art sévère 
comme elles. L'architecture gothique, par sa tristesse 
sublime, détourna les âmes des 'soucis de l'existence journa- 
lière, pour les occuper uniquement d'un meilleur avenir. 
La peinture proprement dite ne gagna point à cette révolu- 
tion .La rigueur ascétique et le funèbre enthousiasme des 
prélats l'exclurent souvent des. édifices; saint Bernard, 



72 LA PEINTURE SUR BOIS, ETC. 

Tapôtre des croisades, le profond Abailard, saint Domi- 
nique, saint François d'Assise, blâmaient sans relâche ces 
ornements, qu'ils regardaient comme une pompe vaine et 
un luxe dangereux. Quid facit illa riéUcula monstruosUas , 
aeformosa deformitas? Quid ibi immundœ simiœ? disait 
saint Bernard dans un de ses pieux transports. Quand la 
peinture , malgré ces déclamations, embellissait avec timi- 
dité quelque chapelle , les vitraux Téclipsaient de leur mo- 
saïque resplendissante. 

L'Italie seule échappait à l'âpre influence des nouvelles 
doctrines. Les croisades développèrent son industrie et son 
commerce , lui fournirent des occasions de négoce , plutôt 
qu'elles ne Tentrainèrent à de périlleux dévouements ; elles 
enrichirent ses villes principales , tandis qu'elles appauvris- 
saient toute la noblesse de l'Europe. Elle ne suivait donc pas 
les prescriptions de saint Dominique et de saint François. 
Partout déjeunes républiques prospéraient : Venise, Amalfi, 
Pise, Lueques, Gènes, Milan, possédaient la courageuse 
ardeur , la force exubérante qui , après avoir suffi aux be- 
soins de la vie réelle , désire autre chose et s'élance dans les 
domaines sans fin de l'univers idéal. 



ITALIE. 



Les plus anciens tableaux signés que Ton trouve en Italie 
sont ceux d'André Rico , peintre grec , qui travaillait dans 
Tile de Candie, au xi« siècle, et mourut en Ii05. Les pre- 
miers coloristes indigènes , quand Fart sortit de sa longue 
torpeur, furent Guido et Pictrolino : ils tracèrent à Rome, 
sous Pascal II ou Gélase II, de iiiO à 1 120, dans la tribune 
des SS. Quattro Goronati, une peinture où ils écrivirent 
leurs noms. Elle subsiste encore , aussi bien qu'une autre 
faite par eux à .Fisc. Après leurs ouvrages , on admira 
ceux de Barnaba , peintre grec venu de Gonstantinople 
et mort dans la Toscane, en 1150. Les deux Bizzamano, 
J'oncle et le neveu, originaires aussi de Byzance, décof^* 
rent ensuite les édifices de la même province italienne; 
ils florissaient en ii84 et 1190. Us eurent pour succes- 
seur un homme du pays, Ventura de Bologne, qui si- 
gnait Ventura de Bonania; il existe des tableaux de sa 



74 LA PEINTURE SUR BOIS, 

main datés de 1197 et 1217. Quelque fastidieuse que soit 
cette nomenclature, son importance doit nous la faire par- 
donner : le Florentin Vasari , dans son orgueil patrioti- 
que , a voulu accréditer Topinion que Cimabue ouvrit le 
cortège immense des peintres modernes ; il garda un silence 
perfide sur ceux qui viennent de nous occuper et sur un 
petit nombre d'autres, que nous allons évoquer du sein de 
l'oubli. Tel fut Giunta de Pise, qui obtint, de son vivant, 
une célébrité peu commune. 11 exécuta de nombreux ou- 
vrages pour sa patrie, et reçut diverses commandes pour 
d'autres villes. Un crucifix , portant son nom et la date de 
4256, a orné pendant plusieurs siècles l'église supérieure 
d'Assise, et un autre, l'église inférieure. 11 imitait d'une 
manière trop fidèle le style byzantin : Guido de Sienne, qui 
travaillait en même temps , lui fut bien supérieur. La ville 
d'où il tira son surnom formait alors une république pros- 
père; elle éclipsait et dominait Florence, dont elle culbuta 
les troupes à la fameuse bataille de Monteaperto , quelques 
années plus tard. Guido fonda l'école de Sienne , école 
pleine de fraieheur, de poésie et de gaieté, bouquet de 
fleurs charmantes, épanouies dans un vallon de la Tes- 
eane, sous un ciel toujours pur. Un de ses tableaux, que 
possède eneore l'église des Dominicains dans sa ville natale, 
porte la date de 1221. Bonamico, Parabuoi, Diotisalvi mar- 
chèrent sur ses traces et puisèrent l'inspiration aux mêmes 
tonrees. Ils eurent pour successeur, à la fin du treizième 
siècle , le nommé Duccio, qui fut un artiste remarquable. 
Un grand tableau de. sa main , qui orne la cathédrale de 
Sienne, permet de juger son mérite : ce tableau roceiipa 
trois années. Rumohr le place au premier rang parmi les 
œuvres de l'école byzaotino-toseane, et le trouve même f^us 
habilement peint que les madones de Cimabue. Dans la 
siècle suivant , la petite république enfanta un homme qui 
jouit encore d'une célébrité réelle, grâce a l'amitié de Pé- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 73 

trarque et aux compositions cbânnantes dont il a omë la 
chapelle des Espagnols , use des merveilles florentines, et 
le Campo-Santo de Pise. Cet homme fut Simone Merami, 
l'artiste auquel on doit l'image de Laure. Élève de Gîotto, 
il suivit son raattre à Rome , quand des travaux importants 
l'y appelèrent. Le talent qu'il déploya dans la ville étemelle 
le fit mander par le chef de l'Église, qui habitait alors 
Avignon : il exécuta pour lui une foule d'ouvrages. Il ne 
dessinait pas toujours d'une façon irréprochable , mais sa- 
vait observer la nature et la reproduire avec une grande 
fidélité: aussi, peignait-il admirablement le portrait. Il ai- 
mait d'ailleurs , selon le goût de son époque, à dérouler, 
dans une suite de tableaux, toute l'histoire d'un saint on 
d'un personnage fameux. Après avoir orné de ses composi* 
tions plusieurs villes italiennes, il mourut en 4345. On 
grava sur sa tombe cette pompeuse inscription : A Simone 
Memmiy le plus célèbre de tous les peintres de tous les âges ; 
il vécut €0 ans 2 mois et 5 jours, Ambroise et Pierre Lo- 
renzo furent ses compétiteurs ; ils n'avaient pas moins de 
talent que lui, mais un poète n'a point vulgarisé leur nom. 
Le palais communal , la sacristie du dôme de Sienne et le 
Campo-'Santo renferment des productions qui portent té* 
moignage en leur faveur. L'école dont ils font la gloire alla 
s'aflaiblissant, après eux, entre les mains d'hommes secon- 
daires, comme un grand fleuve qui se divise en une multi- 
tude de bras au moment de se perdre dans la mer. 

Florence devait engendrer une plus longue série d'ar- 
tistes vigoureux. Les archives du chapitre métropolitain 
mentionnent, vers l'an 4224, un dessinateur d'images , ap- 
pelé Fidanza. £n 4240, Cimabue vint au monde. Il était 
d'une noble famille ; son père, remarquant son intelligence 
précoce , l'envoya écouter les leçons de grammaire qu'un de 
ses parents donnait dans Sainte-Marie-Nouvelle. Mais , au 
lieu d'étudier, le jeune homme barbouillait de croquis les 



76 LA PEINTURE SUR ROIS, 

marges de ses livres. A eette époque justement, des peintres 
grées furent appelés à Florence pour décorer la chapelle des 
Gondi. L'élève indocile fit alors l'école buissonnière ; il res- 
tait des jours entiers près des coloristes naïfs , perdu dans 
ces rêves involontaires qui sont le signe le plus manifeste du 
génie et sa plus douce récompense. Les artistes grecs et le 
père de Cimabue reconnurent en lui une vocation indubi- 
table, qui promettait de le rendre illustre; les Byzantins, 
avec l'assentiment de sa famille , lui enseignèrent donc leur 
profession. L'élève surpassa bientôt les maîtres : loin de s'en 
tenir servilement à la tradition , comme iU le faisaient , il 
voulut améliorer l'ancien style , donner de l'expression aux 
figures, assouplir les lignes et fondre plus harmonieusement 
les couleurs. Vasari a eu tort de lui sacrifier des peintres 
précédents , mais il n'en reste pas moins vrai qu'il perfec- 
tionna la vieille manière avec une hardiesse plus grande et 
un talent supérieur. Son chef-d'œuvre orne l'église Santa- 
M aria-Novella : il l'avait terminé depuis peu, lorsque Charles 
d'Anjou , passant par Florence , alla voir l'artiste. Les habi- 
tants du quartier profitèrent de l'occasion et s'introduisirent 
avec l'escorte dans l'atelier ; la vue du tableau leur causa une 
joie si grande, que cet endroit de la ville en prit le nom de 
Borgo allegri, qu'il a conservé. La madone fut portée pro- 
cessionnellement à l'église , au son des cloches et des trom- 
pettes, aux cris enthousiastes de la foule. Cimabue avait la 
plus haute opinion de son art : il brisait immédiatement les 
ouvrages dans lesquels on lui signalait ou dans lesquels il 
apercevait lui-même des défauts. Il mourut en l'année 1300 
et fut enseveli à Santa-Maria del Fiore. Le mosaïste Andréa 
Tafi , dont la carrière se termina six années avant la sienne, 
lui avait prêté son aide et avait partagé la gloire de ses in- 
novations. 

Un jour que Cimabue allait de Florence au bourg de Ves- 
pignano, il rencontra sur son chemin un jeune garçon d'une 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 77 

dizaine d'années , qui conduisait un troupeau de moutons. 
Avec un caillou pointu , il dessinait sur une pierre plate une 
de ses brebis en train de brouter l'herbe : c'était Giotto. 
Surpris et se rappelant de quelle manière il avait lui-même 
révélé son talent , Cimabue demanda au petit pâtre s'il vou- 
lait venir chez lui. Le pauvre enfant répondit qu'il en serait 
charmé, pourvu que son père lui en donnât l'autorisation. 
Le père, n'étant pas riche, accepta de grand cœur l'offre 
généreuse du peintre florentin. Giotto devint peu h peu l'é- 
gal de son maître et continua la réforme que celui-ci avait 
commencée; il se rapprocha encore de la nature : ce fut le 
premier peintre italien capable de faire un portrait. Il nous 
a légué les images de Brunetto Latini , de Dante, son élève, 
et de Corso Donati , grand personnage de l'époque. Il dé- 
daigna presque entièrement les vieilles traditions byzao- 
tines; frappés de son audace, ses contemporains eurent pour 
lui une admiration illimitée. Ses meilleures peintures se 
trouvent à Padoue, dans la petite chapelle de l'Arena ; dans 
le chœur de l'église Sainte-Claire, à Naples; au Campo^ 
Santo et dans la cathédrale d'Assise , au-dessus du tombeau 
de saint François. L'école florentine ne lui dut pas seule de 
nouveaux progrès : appelé, invoqué, sollicité, il travailla 
dans la plupart des villes italiennes , donnant Tcxemple des 
réformes et jouant , en quelque sorte , le rôle d'un messie 
de la peinture. Le testament de Pétrarque lègue au st;igneur 
de Padoue une madone de Giotto , dont les ignorants, dit 
le poëte, ne comprennent pcis la beauté, mais devant lor^ 
quelle les maîtres de Vart restent muets d'étonnement. Il 
avait lui-même conscience de sa valeur* et mourut en 1356. 
Une tourbe d'imitateurs s'élança dans la route ouverte par 
lui \ ses principaux disciples furent Taddeo Gaddi, Giottino, 
Stefano et André Orcagna. Taddeo Gaddi , l'élève préféré 
du maître , qui avait été son parrain , suivit fidèlement sa 
manière ; ses seules innovations furent de donner plus de 

7 



78 LA PEINTURE SUh ÈOIS, 

force ail coloris , plus de gi*ftce auk contours. 11 eut pour 
§aint iéT&me une prédilection partiëuliéi^e , et a reproduit 
Un assez grand nombre d'ëpiâodes tifës de sa Vie. Stefano 
montra une intelligence plus libre, UU esprit plus iuyentiif; 
il essaya de peindre en raccourci les bi*as et les jambes de 
quelques figures , et lé raccourci est la hardiesse la plus 
grande que puiissè tenter un dessihateur encore novice. Il 
accusa le premier les formes du nii sous l'ëtoffe dés dl^pe- 
ries. Les lois de là perspective fixèrent aussi son attention : 
il y chercha les moyens d'ëtohiier, de ravir les spectateurs, 
en promenant leul* vue dans un mondé imaginaire où Von 
retrouve tous les phénomènes du mondé réel. L^ltlusion pro- 
duite par les fresques dont il orna le cloître du Saint-Esprîl, 
k Florence , sembla presque un etfet magtque et excita l'ad- 
miration de toute l'Italie. Après la mort de son maître, on 
le chargea de termineli* plusieurs de ses travaux. 11 expira 
lui-même en i SSO , à l'âge de quarante-neuf ans. 

Giottino fUt encore un de ces espHts vaillants qui ajou- 
tent aux conquêtes de leurs devanciers. Les nobles aspira- 
tions, le côté sérieux de Giotto le frappèrent surtout; U 
aborda la peinture avec des instincts lyWques; ses fresques 
de l'église Sànta-Croce annoncent en lui le pi^écurseur de 
Masaccio. 

André Orcagna fût à son tour le précurseur de Michel- 
Ange : la peinture, la sculpture, l'architecture et là poésie 
entraînèrent son imagination dans leurs brillants domaines : 
les sombres visions d'Âlighîeri ne le captivaient pas moins 
que le grand dessi^nateur du Jugement Dernier. Plusieurs 
fois, au Gampo-Santo, à Santa-Maria-Novella et dans la cha- 
pelle Strozzi dé Florence , il évoqua les terreurs de Tenfer. 
Comme beaucoup d'hommes éminents , il réunit la grâce et 
la force. Après avoir peint d'une manière tragique les sup- 
plices des damnés, il ornait d'une beauté céleste le visage 
des âus et répandait sur leur figure le sourire d'une joie 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 7a 

diviq^ ; il sembla qii'ua rpyon d^ VétfiTuéll^ béatitude les 
ëclaîrfs déjà. Né k Flareripe m 15^9, Orcagpa moifrut Agi de 
soixante ans. 

Des progrès si indispensables n'avaient pu s'effectuer sans 
que des .esprits opiniAires , des iptelUgenceç moroses cher- 
cl^ssent à les raleptitr, à lei|r ffiire obstacle et à les déprér 
cier. Dans toutes les éppques la Routine a ses héros , la mort 
ses courtisans. Margpritonc /d'Arezzo et UgoUno de Sienne 
prirent le parti du passé ccmtre l'av^îr, fie r.ignoraace et 
de la maladresse contre l'étindc et Tbabil^té ^roi$$apte de§ 
générations nouvelles. Ni l'ian oi l'autre ne voulut abandon- 
ner Taociisn style. Margarîtone peignait, i^ulptait, bâtissait 
à la façon des Byzantins. Il appelait sans doute son aveugle- 
ment une noble fidélité. Sf l'p^ ne connaissait les perpé- 
tuelles inconséquences 4i9 la nature humaine, op s'étonnerait 
d'apprendre qu'il était luiTméjne un novatj&ur à certain^ 
égards. Les panne^jiuf , dont on faisait alors un usagjB.exclu- 
.sif , avaient h griave incpnvénient de se fendre^ ou de lais- 
^r voir les jointures , quand LU étaient formés de plusieurs 
pièces. Pour remédier à ce défaut , Slargaritone appliquait 
sur le bois une toile de lin que fi;i^dit une coUe forte , conoi- 
posée de rpgnurcs de parchemin bouillijBS , ef. couvrait en- 
suite la toile de plâtre. Ce p^rocédé fit fortune ; on réemploya 
jusqu'au x\i^ siècle. Baphaël s'en est servi pour son fameux 
Sposalizio de Milan. Une méthode s^emblable explique très- 
bien compent la toile a fini par remplacer les panneaux. 
L'inventeur mourut s^ès i289, âgé de soixante-dix-sept 
ans; le triomphe des nouveaux principes et le dédain que les 
jeunes gens témoignaient pour ses compositions remplirent 
sa vieillesse d^amertume. On ne peut compatir à 4cs cha- 
^ins de cette nature ; pour un ami de la routine qui souffre 
en silence, des milliers se font persécuteurs ^ et persécu- 
teurs impitoyables. 

Comme Margaritone n'avait pas voidu admettre les ré- 



80 LA PEINTURE SUR BOIS, 

formes de Cimabue, Ugolino de Sienne repoussa les innova- 
tions de Giotto et s'en tint à celles du premier artiste ; c'est 
toujours la même conduite et le même discernement. Ugo- 
lino mourut dans la décrépitude en 4539. 

Malgré ces protestations impuissantes , l'art poursuivait 
le cours de ses destinées : il cherchait à rendre la nature 
avec une fidélité de plus en plus rigoureuse. Même après 
les essais de Stefano, la perspective et le clair-obscur étaient 
encore les parties les moins avancées de la peinture. Pietro 
délia Francesca et Bjrunelleschi en saisirent et en appli- 
quèrent les premiers les règles d'une manière habile. Paolo 
Uccello montra une violente passion pour la géométrie pitto- 
resque : il affirmait que d'elle seule dépendaient toute la 
puissance et tout le charme de la peinture. Il en faisait une 
étude perpétuelle et lui sacrifiait l'argent, le repos, le som- 
meil. Outre les monuments et les paysages , il retraçait avec 
une grande satisfaction les animaux et les arbres. Quoique 
épris de la nature entière , il avait un goût particulier pour 
les oiseaux : il en avait peint de toutes les espèces^. et gar^ 
dait leurs images dans sa maison , sa pauvreté ne lui per- 
mettant pas de nourrir les modèles. De là lui vint le surnom 
qu'il porte et qu'on lui donna de son vivant : Paul l'Oiseau. 
Il mourut dans l'indigence et l'oubli en i43â, à l'âge de 
quatre-vingt-trois ans. Chose singulière chez un empiriste, 
il n'avait aucun sentiment de la couleur ! 

Vers le même temps, Ghiberti propageait l'admiration 
que lui avaient inspirée les statues et les monuments anti- 
ques. Sous son influence, les artistes concevaient le désir 
d'atteindre à la manière plus libre , plus savante des Grecs 
et des Romains , dans tout ce qui concerne le nu et la dra- 
perie. Il exécuta lui-même les fameuses portes du baptistère 
de Florence, où il déploya une pureté, une élégance de 
dessin , qui plongèrent dans la réflexion les artistes de l'é- 
poque et leur montrèrent quels espaces inconnus il leur 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 81 

tait à franchir. Un peintre contemporain, Masolino da 
Panicale, augmeiila en eux la conscience de leur imperfec- 
tion par rhabileté avec laquelle il employa les ressources du 
clair-obscur. 

Ces nouveaux moyens «ne tardèrent pas à profiter aux 
nobles sentiments, aux pieuses tendresses, qui composaient 
alors le fond de la vie morale chez les peuples chrétiens, et 
une source commune d'inspiration pour tous les beaux-arts. 
Un jeune homme riche, doué de talents extraordinaires, 
pouvant mener dans le monde une brillante existence et 
accroître sa fortune par ses travaux, aima mieux revêtir 
rhumble costume des frères prêcheurs. Né en 1387 à 
Fiesole, Giovanni chercha dé bonne heure le recueillement 
et le silence parmi les moines qui suivaient la règle de * 
Saint-Dominique. Ses premiers ouvrages furent des minia- 
tures pleines d'un charme idéal. Ses tableaux augmentè- 
rent l'admiration qu'il avait excitée. Nul peintre n'avait 
encore animé ses personnages d'aussi profondes émotions. 
Depuis l'extase de la prière jusqu'aux ravissements des élus, 
depuis la gratitude envers le Rédempteur jusqu'à la crainte 
des justices divines, tous les sentiments chrétiens ont re- 
vêtu sur ses panneaux une forme poétique : c'est qu'une 
piété fervente agitait le cœur du saint moine. Il ne prenait 
jamais sa palette sans avoir invoqué le Père des hommes ; il 
ne retouchait jamais ses tableaux, parce qu'il les regardait 
comme produits par une inspiration de la grâce. Quand il 
représentait le Sauveur sur la croix, ses joues se baignaient 
de larmes. Il ne peignit et ne voulut peindre que des sujets 
sacrés. Pour que rien ne le détournât de ses travaux, ne ra- 
menât vers la terre sa pensée qui cherchait le ciel, il refusa 
tous les honneurs ecclésiastiques, et notamment l'archevêché 
de Florence. Cet amour de la solitude agrandit son talent : 
l'inspiration est comme une eau limpide ; dès que vous vous 
agitez, elle se trouble, et la vase de l'action ternit la source 

7. 



m LA PEINTURE SUR iOIS, 

4iapha»e. Ileut^u^K céjBobUe, qui a vécu loi» des bagsosaes 
du monde, uniquement préoccupé de son salut et des ra- 
dieuses upparJUons qu'évoquait soq géoie ! Ub labeur 4K>n- 
tinuel, une vie longue et tranquille, lui permirent .d'exé- 
cuter un nomtffîe inunenfie d'quvrages. £n i4$S, frère 
Angélique s'endormit dans la paix du Seigneur. Il avait 
donné h l'expression toute la vie, toute la grâce dont elle 
est susceptible, et lui avait communiqué les aritendriase- 
ments de son coeur ; mais il négligeait le resie : les oorps, 
les vêtements, les extrémités surtout démontrent qu'il 
croyait avoir assez fait, quand il avait rendu les mouve- 
ments de l'âme. 

Les différents progrès que nous avons énumérés vinrent 
aboutir à Masaccio, qui s'en empara d'une main magistrale. 
C'était un de ces hommes naïfs que leur vocation absorbe au 
point de les rendre insensibles pour tout le reste. Gauche, 
distrait et rêveur, il était sans cesse préoccupé de son art et 
des visions charmantes qui flottaient dans son iosprit. Son 
costume, ses intérêts, sa personne, il les oubliait avec une 
noble insouciance et une poétique abnégation ; il ne deman- 
dait qu'à la dernière ^extrémité llargent qui lui était dû. 
Frappé uniquement des apparences, rie vulgaire changea son 
nom de Xommaso en celui de Masaccio, augmentatif ridi- 
cule; sa maladresse honorable devint un styet de raillerie, 
au lieu d'êtreun motif de respect. Masaccio, cependant, fai- 
sait des prodiges. Les œuvres de ses devanciers, disait-on, 
étaient peintes ; mais les siennes étaient vivantes. Splendeur 
du coloris, «uavité du cktir-obscur, attitudes pleines de 
mouvement, expressions pleines de:faroe.et de naturel, tous 
les mérites s'y trouvaient rassemblés. U dessinait au fond 
de ses tableaux des monuments en perspective qui faisaient 
une complète illusion. Après avoir orné presque toutes les 
églises de Florence, il alla .passer quelque «temps à Robm, 
puis revint dans sa patrie. C'est alors que sou maitre. Ma- 



SUR TOILE ET SUfi GUiy^E. 9^ 

sùUf^p da Paoiocile, ^Laot xn(\rt, piçii^ant qu'il histo^iait la 
chiypieUe des Brancaqdj au monaslére del Carminé, Masaccio 
hérita du travail in(er£Oi]^piu. Là, sm talent jtf*it de nou- 
.Ye^es foirces; 1;^le Ic^ue ^uite.de peintures lui permit de 
déployer tapt d'JQi^gîpatiqn, dç seAtiment et d'açlres^e, que 
toiis les grands idessina^teurs de l'Italie, san^ excepter Mi- 
.cL^el-Ange et Raphaël, opt ju^oÇtéen étudia9t ces compor- 
tions. .Un si noble caijactère, un m^i(^ ^i étonnant et si pi^é- 
.i^oce «devaient jreeevoir leur récQB^pqnse. A vingt<fsix ans, le 
juilii^ire ^iste j^iourut epipQisoniié.par 4e^ jaloux : telle est du 
moins jikispipion.cofQii^nne. Q(i r^iiisevelitidaps llëglise qtéme 
qu'il ornait de ses ohefs-d!<Bu,yre, et mi petit .nombre d'ad- 
imrateurs déplorèrent sa fioitragique; mais, comme la sim- 
plicité de ses manières avait généralement fait concevoir 
peu d'estime pour Ji^i, on ne grava .sur sa tombe aucune 
épiUiphe. 11 avait Ipissé çboir sa palette en 1443 : un siècle 
après se^lement, on lui consacra des vers. Ce fut pour les 
poëtes \kne occasion de s!attepdrir selon les règles de la 
prosodie. Un trait caractéristique nous révèle dans quel état 
yasaccio avait trouyéla peiptv^re : il fut le premier coloriste 
qui .posa ses personnages sur la plante de leurs pieds; sc^s 
.prédécesseurs les plaçaient toujours debout sur la .pointe, 
faute de savoir exécuter assez habilement les raccourcis. 
Paolo Uccello ilui-méme n'avait pu vaincre cette difficulté. 
Vasiari.ayant, je ne sais pourquoi, parlé de Masaccio d'a- 
bord et^ensuite.de Fra Ai^gelico, tous les auteurs se sont 
laissé fourvoyer. par cette transposition : ils signalent le 
.moinei enthousiaste comme un des < élèves ou des imitateurs 
de Masaccio. M<)isGiovs^nni da.Fiesole avait trente ans depliis 
que lui et n'aurait guère pu le prendre^pour modèle qu'à 
A'igfi de cinquante. ou fSQij^pjte au^. Or, nous gavons vu qu'il 
manifesta de très^bonneheure la grâce et la force de son in- 
tfUigence.JMnzi Iqirmémey Qntr^iné par sa.fàcheuse habitude 
d'omettre les dates, n'a pas tout à fait^ évité, cette erreur. 



84 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Le monastère que Hasaccio décorait de fresques iminor- 
telles renfermait alors un jeune novice, qui ne montrait 
aucune sympathie pour la grammaire, aucune tendresse 
pour la science et la littérature ; son bonheur était de se 
glisser dans la chapelle des Brancacci et d'y examiner à loisir 
les créations du grand homme. On lui fit donc apprendre le 
dessin. Filippo Lippi révéla bientôt l'adresse la plus éton- 
nante et l'imagination la plus vive; mais il embrassa la na- 
ture avec un amour exclusif. Les têtes de ses personnages 
sont presque toutes des portraits : l'expression et la vérité y 
dominent. Il se plaisait aussi à reproduire Taspect varié des 
campagnes, les accidents poétiques des forêts et des lacs, des 
plaines et des collines, du ciel et de la mer. Sa biographie 
est un roman complet, où de violentes passions et des cata- 
strophes inattendues réveillent sans cesse la curiosité du lec- 
teur. Il mourut en 4469, empoisonné par la famille d'une 
jeune personne qu'il avait séduite et qu'il refusait obstiné- 
ment d'épouser, quoiqu'il eût d'elle un fils plein d'espé- 
rances. 

Son imitateur, Andréa dal Gastagno, rabaissa de quelques 
degrés l'empirisme de son maître ; il reproduisit avec un 
soin extrême les meubles, les vêtements, les moindres dé- 
tails. C'était d'ailleurs un esprit sauvage, qui excellait à 
rendre les physionomies terribles : l'image des supplices ne 
lui inspirait même aucune répugnance. On le surnomma 
André le bourreau. Il assassina par jalousie Dominique de 
Venise, et ne fut point soupçonné de ce meurtre, qu'il 
avoua au lit de mort. Dans ses tableaux , comme dans ceux 
de Lippi, les têtes des personnages ont presque toutes la 
réalité du portrait. ^^ 

. Certains critiques, entre autres M. Rio, blâment vive- 
ment l'amour de la nature, la scrupuleuse imitation des 
objets réels, que nous avons déjà signalés dans plusieurs 
artistes; ils les jugent des symptômes de décadence, un 



■*/ 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 85 



tour vers la matière et le paganisme. A les entendre, les 
peintres se précipitaient dès lors des hauteurs sereines de 
l'idéal, quittaient la pure atmosphère du sentiment reli- 
gieux, pour se rapprocher des formes triviales et des gros- 
sières dispositions de la vie quotidienne. Mais l'art du co- 
loris ne pouvait échapper à la contrainte hiératique, se. 
dépouiller de sa roideur primitive, sans étudier, sans copier 
avec soin les modèles variés qu'il doit reproduire éternelle- 
•«ment. Ses œuvres ne sont pas une création abstraite, comme 
la philosophie ; elles nous offrent des images : il est donc 
indispensable que l'on y retrouve les caractères des êtres 
vivants et des choses inanimées. Il faut qu'une montagne 
ait l'apparence d'une montagne ; que les fleurs, les bois, les 
)>rés, le visage et le corps de l'homme se présentent à nous 
tels que les a formés la nature. La gloire du peintre consiste 
à unir une observation fidèle aux données de l'intelligence 
et aux inspirations du sentiment. Il part de l'idée pure et 
cherche le vrai, qui doit lui fournir l'enveloppe de^es con- 
ceptions. Que dans ce travail primitif il reproduise quel- 
quefois trop minutieusement les objets réels, cela est inévi- 
table et ne présente aucun péril. Un intervalle immense 
sépare encore la peinture de l'époque où la forme et le détail 
oppriment la pensée. 

L'élève principal de Giovanni da Fiesole en çffre une 
preuve entre mille. Benozzo Gozzoli sut réunir l'observa- 
tion de la nature au sentiment poétique et religieux, qui 
prête une âme à tous les objets. Ce qu'il y a de plus faible 
chez lui, c'est le dessin; mais, pour l'expression, la vie et 
la fraîcheur, on ne l'a peut-être point surpassé. Il avait dans 
l'esprit quelque chose de jeune, de brillant et d'heureux. 
Ses œuvres sereines forment un contraste marqué avec les 
autres produits de la sombre école florentine; elles ont une 
sorte de grâce et d'abondance printanières : un ciel pur 
illumine les tableaux, Ja végétation la plus riche en égayé la 



86 liA PEINTURE SUR B0I6, 

perspective, des fleurs s'y épanouissent à Tombre oti sous 
l'ardente lumière du soleil, des oiseaux jouent dans les 
branches, des quadrupèdes broutent le vert gazon; et puis, 
ce sont de beaux édifices qui occupent le premier plan, des 
troupes de jeunes filles souriantes, de jeunes garçons à Tœil 
animé, aux faciles allures, de vieillards encore robustes et 
d'agréables matrones. Benozzo a déployé toutes les ressources 
de sa vive et gracieuse imagination au Campo^Santo ; il en a 
orné une muraille entière, œuvre immense et capable d'ef- 
frayer une légion de peintres, suivant l'expression 4^ Va- 
sari. Sur cette longue paroi, il a exposé l'histoire de VAn^ 
cien Testament depuis Noé jusqu'à Salomoi). ia diversité 
des scènes que comprend une période aussi étendue a per- 
mis au coloriste de montrer la souplesse de son esprit et de 
sa main. La construction de l'arche, le déluge, la tour de 
Babel, Gomorrhe, Sodome et les villes voisines incendiées 
par le feu céleste, Isaac offert en holocauste, la naissance de 
Mojîse environnée de miraculeux pronostics, les Hébreux 
traversant la mer Bouge, constituent seulement une partie4es 
épisodes qui ont revêtu sous le pinceau de Gozzoli des formes 
vivantes. Lorsqu'il mourut en 1478, ayant le même âge que 
le siècle, on l'enterra dans le Gampo-Santo, près de son 
œuvre, et, pendant les nuits sereines de l'Ilalif , son ombre 
satisfaite put errer le long de ce cloître fameux, où sem- 
blent respirer les enfants de son génie. 

Enfin se présentent à nous les maîtres des grands artistes 
qui ont poii^ au loin la gloire de l'école florentine. Voîei 
d'aliord Andréa Verrochio , homme doué de talents nom- 
breux et d'une activité peu commune. 11 fut en même temps 
orfèvre, statuaire, graveur, peintre et musicien; mais il 
avait une préférence marquée pour la sculpture. Ce fut 
seulement après avoir acquis 4kns cet art une grande répu- 
tation qu'il prit la palette. Ses œuvres eoloriées JO0 dimi- 
nuèreat pas la haute opinion que ses travaux antérieurs 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 87 

ÂTaîent donnée de lui ; toutefois^ il ne mania pas longtemps 
le pinceau : chargé de peindre pour les moines de Vallom- 
breuse un baptême du Christ, il se fit aider par Léonard de 
Vinci, son élève, qui était encore très-jeune. Léonard peignit 
un ange dont la beauté parut au maître lui-même éclipser 
tout le reste du tableau. Ayant eu 1 esprit de se rendre jus- 
lice, Verrochio eut le bon sens de ne pas envier son dis- 
ciple et le courage de lui cédei* la place : il abandonna pour 
toujours Tart du coloris (i 43^-1488). 

Dominique Ghirlandajo, le maître de Michel-Ange, s'at- 
tacha, au contraire à la peinture avec un amour exclusif. 
Son père, qui était orfèvre, avait inventé une sorte d'orne- 
ment que portaient les jeunes filles et qu'on appelait des 
guirlandes; de \h lui vint le surnom illustré par son fils. 
Bans la boutique où il ciselait des métaux, le jeune homme 
ne rêvait que brillantes images. Ihirant ses heures de loisir, 
il s'exerçait constamment au dessin. Il acquit dès lors une 
telle habileté, qu'il lui sufiisait de voir passer une personne 
pour esquisser son portrait avec une surprenante exacti- 
tude. Dominique fut le premier peintre italien qui sentit la 
nécessité de rendre la perspective aérienne. Les tableaux 
acquirent de la profondeur, et la magie des lointains fit 
rêver les Ames poétiques. On trouve des compositions de 
Ghirlandajo dans un grand nombre de villes italiennes, car 
il était très -laborieux et digne sous tous les rapports d'en- 
seigner Michel-Ange, il renonça aux ornements dorés dont 
on surchargeait alors les costumes des personnages. La mo- 
saïque charmait son intelligence forte et vigoureuse; fl avait 
coutume de dire que c'était de la peinture pour l'éternité. 
Dominique Ghirlandajo mourut en 1495, à l'âge de qua- 
Yfinte-quiatre ans. 

Luca Signorelli fut encore un des artistes importants du 
XV* siècle et un précurseur des grandes écoles du xvi*. S'é- 
tant occupé de f anatomie avec plus de soin que tous les 



89 LA PEINTURE SUR BOIS, 

artistes précédeats, il déploya dans les nus, dans les rac- 
courcis et dans Fart de grouper les figures, un talent supé- 
rieur, u II ouvrit aux peintres modernes la voie qui mène 
à la perfection dernière, » selon les paroles de Vasari. Son 
dessin garde, il est vrai, un peu de sécheresse ; mais, ex- 
cepté ce défaut, rien ne trahit plus dans ses ouvrages 
l'inexpérience des époques primitives. Aussi Michel-An^e 
faisait-il habituellement son éloge. Signorelli avait exécuté 
à Notre-Dame d'Orvieto un Jugement dernier plein de 
postures audacieuses. Lorsque Buonarroti dut traiter le 
même sujet, il emprunta au peintre de Gortone non-seule- 
ment des motifs, des groupes d'anges et de démons, des at- 
titudes et des effets de raccourcis, mais la disposition géné- 
rale de la partie supérieure. La Cène, dont il a orné une 
église de sa ville natale, offre, d'après le témoignage de 
Lanzi, une beauté, une grâce et une douceur de teintes qui 
le rapprochent des modernes. Ayant perdu par accident un 
fils qu'il aimait beaucoup, jeune homme d'une figure char- 
mante et d'heureuses proportions, il le dépouilla de son 
costume, malgré sa douleur, et le peignit avec une minu- 
tieuse fidélité, pour conserver au moins l'image d'un enfant 
chéri. La plupart des princes italiens voulurent posséder de 
ses tableaux. 11 mourut à Cortone, sa patrie, dans un Age 
fort avancé ; Léonard de Vinci et Raphaël dormaient déjà 
sous le gazon (1439-i52i). 

Lorsque Léonard aborda la carrière où l'attendait la 
gloire, la peinture possédait toutes ses ressources : le débu- 
tant n'eut qu'à donner plus de relief aux objets. Il était fils 
naturel d'un notaire et vint au monde en 1452. Jamais 
homme n'eut un esprit si souple et des talents si variés : 
non-seulement il cultiva la peinture, la statuaire et l'archi- 
tecture, mais.il déploya une habileté peu commune dans 
les mathématiques, la mécanique, l'hydrostatique, la musi- 
que et la poésie; bien mieux, il excellait dans le maniement 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 89 

des armes, l'ëquitation et la danse. Un corps svelte et bien 
proportionne, de beaux traits, une physionomie expressive, 
complétaient ses avantages. Aussitôt qu'il eut quelque habi- 
tude du pinceau, nous avons vu qu'il désespéra son maitre. 
S'étant livré h tant d'occupations di£Férentes, il ne put 
produire un grand nombre de tableaux ; il en laissa même 
plusieurs inachevés. Le catalogue de ses œuvres, dressé der- 
nièrement par le docteur RigoUot, n'est donc pas fort 
étendu ; mais on y voit figurer des créations immortelles. 
Léonard de Vinci a eu deux manières : l'une, chargée d'om- 
bres et faisant ressortir les formes par la vigueur du clair- 
obscur ; l'autre, plus douce et plus calme, où des demi-teintes 
ménagent les transitions. Mais ce ne sont là que des diffé- 
rences techniques ; d'autres caractères s'y trouvent joints et 
augmentent le contraste. Aussi longtemps qu'il fit usage du 
premier style, Léonard fut le plus septentrional des peintres 
italiens ; celles de ses toiles qui appartiennent à cette classe 
ont toutes quelque chose de singulier, de rêveur et de fan- 
tastique : la vue s'y perd dans d'immenses lointains où py- 
ramident de hautes montagnes, nues, bizarres, solitaires, 
d'une couleur impossible ; des lacs tortueux, des fleuves 
démesurés serpentent à leur base ; sur le devant du tableau, 
les personnages occupent les grottes les plus étranges que 
l'on puisse concevoir, ou se tiennent debout, au milieu de 
la campagne inhabitable et désolée; une lumière presque 
surnaturelle éclaire ce monde merveilleux. Les figures sont 
en harmonie avec les objets inertes: elles ont souvent des 
types anguleux, extraordinaires, qui rappellent Lucas de 
Leyde et s'éloignent des proportions de la beauté ; lorsque 
les lignes sont régulières, d'une autre part, un sourire 
divin anime les traits ; il semble voir les tètes d'anges et de 
bienheureux sculptées sous les voussures des cathédrales. 
D'autres fois c'est une expression de doux recueillement, de 
joie pensive ou de mélancolie ; nous retrouvons là tous les 

8 



90 LA PEINTURE SUR BOIS, 

effets, tous les sentiments qu'affectionnent les poètes du * 
Nord. La seconde manière de Léonard de Vinci est nette, 
sereine, précise et calme ; les songes, la brume, ont dis- 
paru : nous sommes en pleine nature italienne et méridio- 
nale. Le fameux Cénacle du couvent des Grâces, à Milan, 
nous offre un admirable exemple de ce nouveau style ; mais 
un secret magnétisme entraînait si fortement l'artiste vers 
le premier, qu'il y revint parla suite et dans un âge avancé, 
comme le démontre le portrait de Monna Lisa, qui orne la 
galerie du Louvre. C'est h Milan que Léonard forma le plus 
d'élèves : Luini, André Salai, Gaudenzio Ferrari, Lorenso 
di Credi marchèrent sur ses traces. Appelé en France dans 
l'année 1516, il n'y mit au jour aucune peinture et ne fut 
guère occupé que d'un projet de canal pour l'assainissenieBi 
de la Sologne. On prétend qu'il mourut entre les bras de 
Françoise; cette anecdote sentimentale et romanesque t 
l'inconvénient d'être fausse: Léonard de Vinci expira au 
château de Cloux, près d'Amfooise, le 2 mai 1519, pendant 
que le prince habitait Saint-Germain-en-Laye. 

Si Léonard de Vinci, par son talent précoce, avait dé- 
couragé son maître et lui avait fait abandonner la peinture, 
Michel-Ange étonna le sien. GhiHandajo fut mortifié de 
voir que les essais de l'habile néophyte égalaient souvent 
ses propres tableaux. Craignant avec raison d'être bientôt 
surpassé, il tourna vers la sculpture l'imagination du ro- 
buste élève. Laurent le Magniûque lui demanda préeisé«- 
ment h celte époque un jeune homme capable de se dîstingaer 
dans l'art du statuaire. Ghirlandajo se hâta de lui envoyer 
son inquiétant disciple ; le prince l'admit â sa table et le 
traita comme son enfant. Michel-Ange dès lors cultiva tour 
k tour la peinture et la sculpture. Les jardins des Médicis 
étaient peuplés de statues antiques, qui lui servirent de mo- 
dèles ; pour les savantes illusions de la couleur,' il les étudia 
au monastère des Carmes et s'inspira longtemps du ^énie 



SUR TOILE £T SUR CUIVRE. 91 

de Mwaccio. L'anatoinie l'occupa douze années; sa connais- 
sance mtime de l'organisa tion humaine lui permit d'exécu- 
ter le nu avec une audace incomparable. On peut dire qu'il 
fui à cet égard le plus savant des peintres ; la nature lui avait 
d'ailleurs donné un sentiment général du beau, qui le ren- 
dit poète et lui révéla les secrets de l'architecture. 

Le caractère de Michel-Ange n'est pas moins intéressant, 
pas moins original que ses productions, et il pourrait offrir 
il un moraliste un ftjet d'études curieuses. On n'en a point 
parlé comme on l'aurait dû ; faute d'espace, nous ne répa- 
rerons point nous-méme cette omis^on. 11 nous suffira de 
dire pour le moment que Buonarroti fut une sorte d'anacho- 
rète perdu dans la contemplation du beau, comme les er- 
mites dans celle de l'éternité. Cette préoccupation incessante 
le mit en état de supporter un isolement continu ; la société 
l'ennuyait et le fatiguait, parce qu'elle troublait l'état rao* 
rai qui s'accordait le mieux avec sa nature : il éprouvait un 
sentiment de déplaisir, quand on rarracliait à ses pensées 
habituelles. Jamais il ne se lia intimement avec personne ; 
tm petit nombre de connaissances et très-peu d'élèves com- 
posaient pour lui toute l'humanité. Chose plus surprenante 
encore, il n'aima qu'une seule femme et d'un amour plato- 
nique, la célèbre marquise de Pescaire, Vittoria Colonna. Il 
a exprimé son affection pour elle dans des vers pleins d'une 
tendresse mélancoliqne et d'une chasteté idéale. Après sa 
mort, il regrettait amèrement de ne pas l^i avoir baisé le 
tronij au lieu de la main, la dernière lois qu'il l'avait vue. 
Tous les objefts excellents lui causaient l'in^ression la phis 
vm. Un beau cheval, »ne forêt, de hautes montagnes, l'as* 
peet de la mer ou d'une vallée féconde le ravissai^it et 
l'exaltaient; il ne voulut cependant reproduire que la figure 
hnmaine, parée qu'elle lui semUaît ia forme la plus riche, 
la plus expressive et la plus élevée. En itti, comme dans les 
Pères du désert, en ne trouve aucun attachement aux ètens 



9S LA PEINTURE SUR BOIS, 

de ce monde. Il donnait presque tous ses gains: les pauvres , 
les débutants, son neveu en profitaient. Quoique ses tra- 
vaux lui rapportassent de fortes sommes et qu'il eût pu vivre 
au milieu du luxe, il préférait les joies austères de l'abstK 
nence. Lorsqu'il s*occupait d'une grande œuvre, il dormait 
souvent tout habillé pour ne pas perdre de temps et par 
mépris pour des soins futiles. Quelques morceaux de pain, 
qu'il mangeait sur son échafaudage, composaient alors sa 
nourriture. Mais, s'il négligeait sa peilbnnei il ne s'épar- 
gnait aucune fatigue lorsqu'il était question de son art: il 
broyait lui-même ses couleurs, fabriquait de sa propre 
main ses limes et ses ciseaux. Ses mœurs stoïques corres- 
pondaient à l'élévation de son esprit; le libertinage de ses 
contemporains allumait son indignation ou provoquait son 
dégoût. C'était une grande âme chez laquelle dominaient 
tous les instincts héroïques, et il pourrait sembler étrange 
que l'on n'ait pas méconnu à la fois son talent et son carac- 
tère; la foule n'aime point, en général, la noblesse épique 
de ces âmes vraiment supérieures. 

Ce que nous venons de dire concernant l'homme, ex- 
plique ses ouvrages : la science, la force, la grandeur, toutes 
les qualités sévères y frappent d'abord les yeux; nulle co- 
quetterie, nul artifice vulgaire. Le peintre avait dans l'es- 
prit un idéal sublime, des types majestueux dont rien ne 
pouvait le détourner. 11 sentait vivante en lui -une popula- 
tion de héros qu'il essayait d'incarner, de transporter au 
dehors à l'aide des couleurs ou du marbre. Ses personnages 
ne semblent point faire partie de notre race : ce sont des 
créatures dignes d'habiter un monde plus spacieux, aux 
proportions duquel répondraient leur vigueur physique et 
leur énergie morale; les femmes même n'ont point la 
grâce de leur sexe : on dirait de vaillantes amazones capa- 
bles de maîtriser un cheval et de terrasser un ennemi. Le 
grand homme ne cherche pas k séduire et à plaire ; il aime 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 95 

mieux ëtonner^ frapper d'admiration ou de terreur. Moïse, 
qu'il a sculpté, pourrait lui servir d'emblème : son inspira- 
tion était comme une montagne sainte, d'où il descendait 
le front rayonnant d'éclairs, au bruit de la foudre et de l'o- 
rage, commandant l'obéissance et portant dans ses mains les 
tables de la loi. C'est par l'excès même de sa force qu'il a 
enlevé tous les suffrages ; il n'y avait pas moyen de le mé- 
connaître. 

Des tendances de cette nature rendent facile à compren- 
dre son goût passionné pour les sombres visions d'Ali- 
ghieri. 

Relativement au sujet spécial qui nous occupe, la première 
œuvre importante de Michel-Ange fut le célèbre carton de 
la guerre dePise, fait en concurrence avec Léonard de Vinci 
durant l'année i 504 : les deux productions devaient orner 
les murs de la salle du conseil dans le palais du gouverne- 
ment florentin. Ni Tune ni l'autre ne fut exécutée, mais les 
deux esquisses devinrent en Italie l'objet de l'attention uni- 
verselle : l'opinion publique se montra favorable à Michel- 
Ange et lui décerna la couronne. Tous les artistes contem- 
porains, sans excepter Raphaël, étudièrent son admirable 
croquis. Profitant de la révolution de i5iâ pour satisfaire 
sa haine contre Michel-Ânge, Baccio Bandinclli, partisan de 
Léonard, pénétra au moyen de fausses clefs dans la salle 
où on conservait le chef-d'œuvre, le coupa en morceaux 
et l'emporta ; depuis lors ces fragments ont eux-mêmes dis- 
paru. 

Vers l'an i508, Buonarroti commença les peintures qui 
ornent les voûtes de la chapelle Sixtine; vingt cinq ans 
plus tard, le pape Paul III, escorté de dix cardinaux, alla 
trouver le grand homme et le pria d'exécuter sur la paroi 
du fond un immense tableau du jugement dernier: l'artiste 
ne recula point devant cette gigantesque entreprise; au 
bout de huit ans, l'œuvre apocalyptique fut terminée. Le 

8. 



M liA PEINTURE SUR BOIS, 

Chrkt s'y ««aire k nous sous une ftpp«renoe:foiraiîdaUe; 
c'est moms le Sauveur des bommes qpu'ua juge ineiiaçaiil 
et œniToucé. Tout insfitfc la ter^Feur daas <eet4ie page eokis- 
sale, d^KÎs les têtes affr^ises âcs ;iiiorts qm sortent du 
tombeau îus^u'i ràumble attilaide de la Viearge, qu'épev- 
vatite son propre FHs. A une époiçue où la foi n'était pas 
eneore éélmite, bien iâes .pécheurs ont du frémir en pré- 
sence d'une telle image, ont*dû croire que les trompettes 
iatales résonnaient au-'dessus de leur tète« Midbel^Aage 
«yait soixante-daq ans, lorsqu'il termîtia-eette grande com- 
position. 

m «dédaignait la .pekitnreii l'huile; die iui paraissait lates- 
quine, et il la disait Ibonae pour les femmes <ra pour les 
lieounes paresseux et indolents. Son génie ne poiiv«it se 
déployer qnesur de vastes murailles; Il fallait à ce pemtne 
athlétique et audacieux une arène digne de lui. Michel-Ange 
faistoria cependant quelques toiles; ses derniènes fresques 
furent la Conversion de saint Paul et le Cruùifiemext de 
suint Pierre f qu'il exécuta dans la chapelle Pauline et finit 
avec peine à l'âge de soixante-quinze ans. 11 mourut plein 
de jours et de gloire en 1^63. Borne <^ Florence se dispu- 
tèrent ses restes. Gôme de Médicis les fit en^lcver secrètement 
de la ville éternelle ; sa d^ouille arriva le soir : les rues et 
les fenêtres se remplirent à l'instant de spectateurs et de 
flambeaux. On l'ensevelit avec une pompe royale, et, pour 
satisfaire les curieux, on laissa l'église tendue pendant plu- 
sieurs semaines. 

Buonarroti eut peu d'élèves directs, mais un grand uom- 
hre d'imiteteurs : Daniel de Volterre l'emporte sur ses au- 
tres disciples. Michel- Ange passe pour l'avoir aidé dans 
quelques tebleaux, et notemment dans la fameuse Descente 
ée croiXf qui orne l'église de la Trinité^des-Monts, à Rome, 
ouvrage que l'on regarde comme un des trois plus beaux 
de la ville éternelle ; les deux autres sont la Transfiguration 



SUR TOILE ET Sl?R CUIVRE. 95 

.de Aaphaël et le Smnt JéràmeAu Domûiiquiii. Il n-est ipas 
:iiii amateur, ;pas un historien de Tart qui ne loue ce tableau : 
4ID f Irouve réunis Thabileté de la composition, la vigueur 
-du dessin 'Ct Tëclat du coloris ; les nus sont d'iuie vérité qui 
égale la nature 4Bém»; l'afiDiotion des persoiuiiiges, de Marie 
et du discale bien-^imé, par exemple, se communique aux 
fipeetateurs. Michel^ Ange aurait pu signer ce tableau. Da- 
niel 4e Yollerre, dont le nom de famille était Ricciarelli, 
exécuta ^ur la même église et la même chapelle, dite des 
Ucsins, l'histoircou pliltàt le long poëme de rinveution de 
la vraie Croix. 11 était d'une humeur triste, solitaire et mé- 
JancoUque : la 'nature lui avait donné peu de moyens; il 
apprenait avec une peine extrême, et rien n'annonçait qu'il 
dût devenir un grand artiste. Mais, en lui refusant la verve 
et la faoiliié, notre mère commune l'avait pourvu d'une 
patience opiniâtre : tous les obstacles cédèrent devant cette 
force invincible. Paul III le chargea de voiler, dans la cha- 
peUe Sixtine, quelques figures du Jugement fermer qui lui 
paraissaient trop indécentes. Daniel de Vol terre mourut en 
fi 566, âgé de cinquante-sept ans» 

•Après Léonard de Vinci et Michel-Ange , le plus grand 
peinlre de l'école florentine fut Andréa Vannucchi, appelé 
del SartOf h cause du métier de tailleur que son père exer- 
çait. Ce n'était point un de ces artistes qui brillent par une 
qualité suprême, à laquelle ils sacrifient glorieusement et 
violemment toutes les autres; il les réunissait plutôt et les 
coneiliait avec une habileté supérieure. La pureté des con- 
tours^ que' l'on admire dans ses tableaux, lui fit donner le 
fturnom dl Andréa sans reproche^ A l'élégance des traits, ses 
figures joignent une ^Lpression douce, modeste et sensible : 
sur des lèvres entr ouvertes flotte un sourire charmant, pres- 
que divin. L'ensemble de l'ouvrage offre une noble simpli- 
cité; les costumes, fidèlement peints d'après nature, sui- 
vant les conditions et les âges, sont drapés avec un goût 



96 LA PEINTURE SUR BOIS, 

parfait, avec un naturel exquis. On ne pouvait d'ailleurs 
mieux reproduire tous les sentiments humains sous leur 
forme populaire : Tëtonnement, la curiosité, la joie, la tris- 
tesse, la compassion et Tespérance. Les tableaux d'Ândrea 
causent, en général, une attendrissante émotion ; il était de 
la famille des poëtes élégiaques. De gracieux monuments 
occupent le fond de ses toiles, où il distribuait d'ailleurs 
fort ingénieusement les lumières et les ombres. Les seules 
qualités qui l«i^ manquent sont l'énergie et la grandeur ; il 
sait faire vibrer toutes les cordes de Tâme, excepté la fibre 
héroïque.^ 

11 a peint des fresques et des toiles très-nombreuses : les 
compositions diverses dont il a orné le portique de l'Annon- 
ciation, à Florence, passent pour ses meilleurs travaux. 
Des maîtres grossiers lui avaient appris les éléments de son 
art ; il se forma lui-même en étudiant les cartons de la ba- 
taille d'Anghiari, dessinés par Léonard et Michel- Ange, 
mais surtout lés œuvres de Masaccio et du Ghirlandajo, plus 
en harmonie avec sa nature douce et affectueuse. 

Cette disposition à la tendresse fut pour lui une source de 
perpétuels chagrins. Ayant épousé une jeune veuve, Lu- 
crezia del Fede, elle abusa impitoyablement de son amour. 
Par ses manières hautaines, par son humeur impérieuse, 
elle éloigna de lui presque toutes les personnes qui lui 
étaient dévouées, celles même qui lui donnaient du travail, 
et une partie de ses élèves. Cette femme séduisante et cruelle 
le força de délaisser, dans leurs vieux jours , son père et sa 
mère, dont il était le seul appui. Elle employait tous ses 
gains à se parer , à satisfaire ses caprices : Andréa, devait 
non-seulement travailler sans relâche, mais accepter quel- 
quefois, lorsque le besoin d'argent le poussait, une rétribu- 
tion bien inférieure au prix qu'il auràU'^u exiger en d'au- 
tres circonstances. Des querelles domestiques le désolaient 
perpétuellement, et, pour comble d'infortune, Lucrezia ne 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 97 

dédaignait point les hommages que lui attirait sa benuté. 
Ceux qui n'étaient point menacés de vivre avec elle se sou- 
ciaient peu de ses défauts; cherchant dans ses bras d'ora- 
geuses voluptés, ils jouissaient des emportements de sa 
passion, sans avoir à souffrir de sa colère. C'étaient des 
voyageurs qui, du haut d'une montagne, admiraient les ma- 
gnificences d'une tempête, trop éloignée d'eux pour les 
atteindre. Une ardente jalousie dévorait le cœur de l'ar- 
tiste; mais, enveloppé d'une chaîne de diamant, il ne pou- 
vait rompre ses liens; il obéissait malgré lui à l'ascendant 
de sa femme, et, après s'être vainement débattu, retombait 
sous le poids de sa propre faiblesse. De tous les hommes , 
ceux qui portent ainsi en eux-mêmes les causes de leur ser- 
vitude sont les plus malheureux : leur manque d'énergie 
est pour eux un enfer sans espérance. Lucrezia finit par 
déshonorer Andréa de! Sarto. François I®' avait fait venir à 
sa cour le grand peintre : sa femme ne l'avait pas suivi, et 
l'on aurait pu croire que l'éloignement briserait le sortilège : 
les lettres de Lucrezia, qui rappelait près d'elle son esclave, 
troublaient et agitaient, au contraire, le pauvre artiste, 
comme les incantations d'un magicien. 11 pria le monarque 
de le laisser partir : François P' lui remit une somme consi- 
dérable, pour lui acheter et lui expédier des objets d'art. 
Mais, une fois sous le joug de l'enchanteresse , le coloriste 
oublia le prince; les robes de brocart, les joyaux, les fes- 
tins, les parties de plaisir dissipèrent l'argent qu'il avait 
apporté. 11 voulait néanmoins retourner vers son protec- 
teur, s'excuser, prendre avec lui des engagements : sa 
femme lé retint par ses cris et par ses pleurs. Voici quelle 
fut la récompense d'une si entière abnégation : frappé d'un 
mal contagieux, après qu'on eut levé le siège de sa ville na- 
tale, Andréa del Sarto se mit au lit dans un état désespéré. 
Son ingrate épouse, qui aurait dû l'environner de soins et 
de consolations, ne pensa qu'à le fuir pour ne pas être 



m LÀ PEINTURE SUR BOIS, 

atteinte par rëpidëmie. Le grand homme eipira .seul, l'Ame 
pleine de réflexions mëlaûGoliques. Les moines déchaussés, 
voisins de sa demeure, l'enterrèrent sans aucune pompe 
dans le lieu commun de sépulture où l'on déposait les restes 
de leurs frères. C'est ainsi qu'Ândrea del Sarto expia sa 
faiblesse, en 1550, à l'ége de quarante-deux ans. 11 est inu* 
tile de dire que sa femme ne mourut pas de chagrin. Le 
malheureux artiste avait formé plusieurs élèves, parmi 
lesquels se distinguèrent surtout Francia Bigî ou fiîgîo, qui 
fut en même temps son camarade d'étude, son ami, son 
disciple, et Jaeques Carucci, appelé le Pontormo, du nom 
de sa ville natale. Ce dernier obtint, dès ses débuts, ies 
éloges de Raphaël et de Michel-Ange; il déploya bientàt iin 
mérite extra(»rdinaire) qui excita la jalousie de son maître. 

Le Rosso, peintre habile et original, demande une atten- 
tion particulière; mais nous nous réservons de le ju^er 
quand nous aborderons l'histoire de là peinture en France, 
ou il a longtemps vécu, où il est mort dans l'année 4K4I^ 

George Vasari, que ses œuvres biographiques ont rendu 
célèbre, se rattaehe par l'éducation aux trois hommes sti- 
périeurs qui viennent de nous occuper. Il apprit le dessin 
d'Andréa dcl Sarto et de Michel- Ange ; Je Rosso «t le Prioi« 
lui enseignèrent le maniement des couleurs. Le canlinal 
Hippolyte de Médicis l'emmena dans la ville éternelle, oa 
il se perfediouna. On le trouvait toujours esqutissant les sta- 
tues antiques, les peintures vivifiées par le génie moderne, 
surtout les œuvres de Raphaël et de Buonarroti : souvent 
il reproduisait avec le pinceau une composition illustre. 
Malgré la variété des influences qu'il «ubit et la varîétié de 
ses études, c'est du chef de l'école florentine qu'il se rap« 
proche le plus. 11 cultiva aussi l'architeoture et se distingua 
non-seulement dans la construction, mais en outre dans la 
décoration intérieure des édiltees. La bienveiHanoe des Mé- 
die» hii aplanit la route du succès ; l'amitié de Micbd^nge 



sua TOILE ET SUR CUIVRE. 90 

lui servit de caution auprès du publie. Les moines le recher- 
ehèrent, le soUicitëreot bientôt ; chaque ordre voulait pos*- 
séder quelqu'une de ses productions; Rome, Bologne, 
NapleS). Rimini, Pérouae, Alexandrie, Ravenne, Pise, Flo*- 
renee et Venise se disputèrent son talent. Il anima de ses 
faciles inventions la solitude des cloîtres ; il prodigua dans 
les monuments religieux les stucs, les arabesques, les mou- 
lures et les dorures. Le cardinal Farnèse lui conseilla de 
rédiger les biographies des peintres italiens ; plusieurs let^ 
1res, qui vivaient à la cour de Florence, l'y excitèrent 
{»areillement. Il recueillit des matériaux avec une persévé- 
i*ance peu commune, et en fit usage d'une manière sagace. 
11 termina heureusement son livre dans l'année 4547 : la 
Iranseription , les corrections , l'impression l'occupèrent 
trois ans, au bout desquels l'ouvrage parut, à Florence, eu 
deux volumes inH)ctavo. La seconde édition, qui est de 
i5$8, renfentie de nombreux suppléments et redresse les 
erreurs de la première. Vasari^ comme peintre, exécutait 
avec trop de hâte et se laissait trop guider par des motifs 
d'intérêt. Son dessin manque de pureté ; sa couleur légère , 
de force et d'éclat. C'était un habile entrepreneur ; il donna 
un funeste exemple, que la cupidité humaine se fa&ta de 
suivre. Comme auteur, il a composé ses biographies avec 
un vrai talent : elles soot agréaUes à lire, écrites dans un bon 
style, dont les Italiens font grand cas, et i'enehainement 
des époques y est bien indiqué. Vasari eut l'bonneur de 
iîMider, en 1^64, à Florence, l'Académie spéciale de dessin, 
qui eit, depuis km, devenue célèbre. Il mourui dans l'an- 
née 4574, âgé de soixante-deux ans. 

L'école toscane allait dépérissant tous les jours, ainsi 
qu'un arbre miné au cœur. La force exubérante de Micbel- 
Ange l'avait perdue. Chacun voulait imiter ses f^andies 
allures, paraître, comme lui, un géant: une affeetation per- 
pétuelle gâtait les moindres taUeaux et viciait les meilleu- 



100 LA PEINTURE SUR BOIS, 

res natures : on singeait les hardiesses du maître, sans 
posséder son esprit héroïque. A peine si quelques lueurs 
de goût se montraient de loin en loin dans les ténèbres 
croissantes. Le Bronzino fut une exception au milieu de la 
décadence générale (4502-1571); il ne suivit pas l'exemple 
de ses contemporains, et laissa régner Michel-Ange, sans 
vouloir, à son tour, soulever le globe et Tépée de cet autre 
Charlemagne. Peintre et poëte, il chercha le beau, pendant 
qu'une foule d'hommes inférieurs s'égaraient dans les voies 
scabreuses du sublime. La délicatesse de ses têtes et la gr4ce 
de ses compositions charmèrent le public; ses tableaux 
délassèrent des maladroites prouesses de l'époque. L'in- 
fluence du grand peintre toscan ne s'y faisait sentir que par 
de rares indices ; un génie plus calme et plus doux y répan- 
dait son prestige. Une toile qu'il historia pour les barons de 
Riccasoli montre néanmoins que l'exemple de Michel-Ange 
l'a égaré quelquefois et entraîné à l'hyperbole. Son princi- 
pal défaut est de ne pas donner aux objets assez de relief; 
on lui reproche aussi le ton jaunâtre de sa couleur. 

Après le Bronzino, l'école florentine entra dans la décré- 
pitude. Le Cigoli ne la transforma, ne la régénéra qu'à la fia 
du xvi*" siècle et au commencement du xvii*, où notre itiné- 
raire ne nous permet pas de le suivre. Nous allons danc 
revenir sur nos traces, pour étudier une autre forme de 
l'art italien. 

L'école romaine ne comprend pas seulement les artistes 
fort peu nombreux qui ont vu le jour dans la cité des papes : 
elle se compose de tous ceux qu'ont produits les États de 
l'Église jusqu'aux frontières de la Romagne. Les grands 
peintres de l'Ombrie, que certains critiques ont voulu en 
isoler, s'y joignent, au contraire, tout naturellement. Sa 
production la plus ancienne orne la ville de Subiaco : elle 
figure la consécration d'une église et porte la date de 4249 ; 
on y lit d'ailleurs la signature suivante : Conxioluspmxiim 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 401 

Quelques artistes grecs et quelques artistes indigènes tra- 
vaillèrent simultanément à Assise pendant le xiii* siècle. 
Nous omettons les miniaturistes , comme ne rentrant point 
dans notre sujet, et nous ne ferons que citer Oderigi de 
Gubbio, vanté par Dante. Le premier peintre de talent 
qui honora cette école se nommait Pietro Cavallini. Giotto 
avait fait son éducation è Rome et lui avait enseigné la dé- 
trempe et la mosaïque ; Télève montra une aptitude égale 
pour ces deux genres de travaux. Assise possède la plus 
belle de ses œuvres : c'est un Crucifiement du Rédempteur, 
où une foule de soldats, de chevaux et un peuple innombra- 
ble entourent le glorieux supplicié. Le ciel est plein d'anges 
qui s'abandonnent à leur douleur. La manière rappelle le 
style de Simone Memmi. Né à Rome en 1259, Pietro mou- 
rut en 1544. C'était un homme studieux, charitable et d'une 
sincère dévotion, que tous ses concitoyens honoraient. Des 
peintres obscurs, peu dignes de nous occuper, remplirent 
l'intervalle qui le sépare de Gentile da Fabriano. 

Celui-ci fut admiré de tous ses contemporains. Plus tard, 
Michel-Ange disait que son nom de Gentile était en harmo- 
nie avec le caractère de ses ouvrages et la finesse de son 
pinceau. On croit, en effet, qu'il cultiva d'abord la minia- 
ture ; de là viendrait la délicatesse de travail dont il ne se 
départit jamais. Il révéla son mérite dans la cathédrale 
d'Orvieto, en i4i7. Peu de temps après, les livres de la fa- 
brique le désignaient déjà sous le titre glorieux de magister 
magistrorum, à propos d'une sainte Vierge qui orne encore 
l'édifice. Il alla ensuite habiter la ville des lagunes : chargé 
d'embellir le palais communal, ses peintures firent naître 
une telle admiration parmi lès Vénitiens, qu'ils lui accor- 
dèrent une pension et le droit de porter la toge, comme les 
patriciens de la république. 11 se lia très-intimement avec 
Jacques Bellini, dont il fut le maître et, en quelque sorte, 
le second père. On connaît le talent supérieur, la brillante 

9 



m hk PEINTURE SÇR BOIS, 

destinée de ses deux fils, Gentil^ Bellini et Jean, qui nous 
occuperont plus loin. D'après le témoignage de F^cius, 
nqtre artiste i^préseptait d'uqe façon tr^s-i^marqualUe 
non-seulement l'arohitectpre et les personnages, mais en- 
core tous les accidents d'une tempête ; les spectateurs ing^ 
nus de son époque frémissaient devant ses tableaux. Son 
plus bel ouvrage fut le dernier qu'il exécuta : la jnofi ja- 
louse l'empêcha même de le finir. C'était l'I^istoire de saipt 
Je^in de Latran, dans l'église romaine de ce nom. Lorsque 
Rogier van der Weyden, que Ton appelle communément 
Rogier de Bruges, quoiqu'il fut né à Bruxelles, visitp l'Ita- 
lie en 1450, cette légende inachevée lui caiis^ une impres- 
sion extraordinaire : il s'écria que l'auteur ét^it le. plus 
grand peintre de ^n pays. L'activité continuelle deFabrjano 
lui permit de multiplier ses œuvres : presque toutes les 
villes des États dii p^pe en renfermaient. Peu^ des m^il- 
leures subsistent encore à Florence, l'une dans l'église 
Saint-Nicolas, l'autre dans celle de la Sfiinte-Trinitp ; la 
dernière porte la date de 1423. L'influefice de ¥r^ Ange- 
lico s'y trahit d'upe manière évidente ; la sensibilité profonde, 
la grâce enchanteresse du pieux artiste ont jeté sur ces pein- 
tures un divin reflet. 

En même temps que Fabrianq, travliillait un artiste 
d'une habileté non nioins remarquable, Pietro délia Fran- 
cesca, né vers 4398, à Borgo S#n Sepplcro, qui faisait 
alors partie des États romains. Enfant posthume, il fut 
élevé pauvrement par sa mère et trahit de bonne iieu^e 
un goût prononcé pour les mathématiques. A quin^ ans, 
il méritait déjà le nom de peintre ; majs il n'abandonna 
pas ses 4Studes préférées. Son talent et son cour^ag^ a^u trii- 
vail fixèrent l'attention de Guidobaldo Pe|tro, le vieux duc 
d'Urbin, qui lui commanda une foule de petits tableaux 
maintenant détruits. Son habileté dans la persp^tive se 
manifesta dès lors : il devait être le Paolo Uccello dfi Técole 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. . i03 

romaine. Les hommes de son époque admiraient beaucoup 
des chevaux qu'il avait figurés à Milan, hors de la porte 
VerselUna, et que des valets d'écurie semblaient étriller; 
ils produisaient une si complète illusion que des animaux de 
même espèce leur détacbè^nt plusieurs fois des ruades. Un 
autre sujet d'étonnement pour ses comtemporains, c'était 
une image de Constantin endormi sous sa tente, auquel un 
ange, descendant du ciel la tête en bas, venait, durant la 
nuit, apporter le signe de sa prochaine victoire. La lumière 
qui émanait de l'envoyé céleste, éclairait tout le tableau. Un 
second épisode de la même histoire, la défaite de Maxence, 
offrait une mêlée admirable, où la peur, la haine, la colère, 
tous les sentiments que provoque une lutte furieuse, étaient 
exprimés avec un rare bonheur. Pietro avait l'habitude de 
faire des modèles en terre glaise et de draper alentour des 
linges mouillés, afin de mieux rendre les plis, de donner 
aux costumes une apparence plus naturelle. Un assez bon 
nombre de ses tableaux subsistent encore. A soixante ans, 
il perdit la vue, et, dans la nuit profonde où il i5taît plongé, 
traîna son existence jusque vers l'année i484. Il laissa en 
manuscrit plusieurs volumes sur la géométrie et la perspec- 
tive ; un de ses disciples, moine ft*anciscain appelé Luca dal 
Borgo, se les appropria furtivement et les publia sons son 
nom; mais, la fraude ayant été découverte, il ne lui resta 
que la.honte de sa vaniteuse supercherie. On verra plus loin 
que Pietro dcHa Franccsca et Paolo €ccello avaient été de- 
vancés par l'illustre Jean van Eyck, dans leurs efforts pour 
appliquer aux tableaux toutes les lois de la perspective. 

Après délia Prancesca, nous trouvons immédiatement 
Pietro Perugino, le maître du grand homme qui passe pour 
avoir le mieux compris la pureté idéale de la femme chré- 
tienne, symbolisée sons les traits de la Vicfrge. La rapidité 
même de cette progression donne lieu de réfléchir ; une si 
prompte croissance démontre que l'école romaine a droit 



104 . LA PEINTURE SUR BOIS, 

seulement à une place du second ordre dans l'histoire de la 
peinture italienne : non pas qu'elle n'ait pu mettre et qu'elle 
n'ait réellement mis au jour des artistes de pr'emière/orce, 
mais elle ne contenait, pas en elle-même les principes de 
son développement. Comme elle ne procède pas d'une façon 
régulière, que l'on remarque çà et là d'importantes lacunes, 
les transitions qui manquent ont dû être faites ailleurs : elle 
a ensuite profité des résultats. C'est de Florence que venaient 
les haleines printanières qui pavoisaient sa tige de fleurs 
soudaines et inattendues. L'école toscane ne présente effec- 
tivement ni interruptions ni brusques métamorphoses : on 
observe chez elle la lenteur et la continuité de la vie. C'est 
donc une école fondamentale, génératrice, et nous verrons 
que l'école flamande se distingue par les mêmes caractères. 

Pietro Vanucci, surnommé Perugino parce qu'il jouis- 
sait à Pérouse du droit de bourgeoisie, quoique Gftta délia 
Pieve fût^le lieu de sa naissance, débuta dans ce monde sous 
de fâcheux auspices. Des son bas âge, il lutta contre le mal- 
heur, et cette lutte lui communiqua une sorte d'âpreté qui 
lui attira de violentes haines. Elles l'ont poursuivi jusque 
sous la pierre du tombeau; conservées par l'histoire, les 
calomnies de ses adversaires défigurent son image dans l'es- 
prit des personnes qui ne réfléchissent point. Il faut être 
heureux; c'est la grande loi de la société : non-seulement 
on aime à frapper celui qui souffre, mais on persécute la 
mémoire de la victime, quand une dernière catastrophe l'a 
mise à Tabri de la douleur. 

Une pauvre femme donna le jour au maître de Raphaël 
en 1446. Dès qu'il put se rendre utile, son père le plaça 
chez un peintre, pour lui servir de famulus et recevoir ses 
leçons. Le peintre avait peu de talent, mais son art lui in- 
spirait un enthousiasme sincère : il parlait toujours au petit 
Pietro de la brillante fortune et de la gloire immortelle que 
les dessinateurs fameux avaient acquises. Ces propos allu- 



»> 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 105 

maient dans le cœur du Pérugin un vif désir de se rendre 
célèbre à soh tour, et comme son maître lui disait que Flo- 
rence était le séjour le plus favorable aux artistes, l'endroit 
du monde où Ton trouvait le plus de protections, les meil- 
leurs modèles et les meilleur^uges, il finit par s'acheminer 
vers la capitale de l'art ilalien. De rudes épreuves l'y atten- 
daient : sa misère fut d'abord si grande, que, pendant plu- 
sieurs mois, il eut pour lit un vieux coffre; mais son ardeur 
et ses espérances lui donnèrent le courage de braver la faim, 
le froid, les inconvénients de toute espèce et le mépris qui 
s'attache à l'indigence, de peur qu'elle n'accable pas assez 
les malheureux. Il travaillait, sans s'accorder le moindre 
loisir. Verrochio dirigeait d'ailleurs ses études, de sorte 
qu'il devait h la longue triompher de tous les obstacles. Au 
bout de quelques années, en effet, le public s'éprit de sa 
manière- : on se disputa ses œuvres non-seulement k Flo- 
rence et dans toute l'Italie, mais en France, en Espagne et 
dans les autres pays de l'Europe. Les marchands spéculè- 
rent même sur ses tableaux et réalisèrent ainsi de grands 
bénéfices. 

La nature avait donné au Pérugin des tendances mysti- 
ques, développées probablement par le malheur. Il n'aimait 
que les épisodes religieux; une piété douce et poétique 
anime la plupart de ses personnages. On ne lui en a pas 
moins fait la réputation d'un incrédule : «< On montrait sous 
un chêne, à un demi-mille de Fontignano, le lieu où il avait 
été enterré, pour n'avoir pas voulu, disait-on, recevoir sur 
son lit de mort les derniers sacrements. » Telles sont les 
paroles de M. Rio, qui défend avec chaleur la mémoire de 
l'artiste. On admire, dans les œuvres du Pérugin, et les fi- 
gures et les paysages ; il retraçait avec une égale naïveté 
l'homme et les objets champêtres, Au fond de ses tableaux, 
«'arrondissent de gracieuses collines, végètent des arbres 
primitifs dont les feuilles éparses entourent de maigres ra- 

• 9. 



106 LA PEINTURE SUR BOIS, 

meaux; çà et iîi, quelque rocher perce le terrain, puis une 
littipide rivière baigne les champs de son onde pastorale. 
Les types du Pérug^n ont des caractères spéciaux que l'on 
ne peut guère oublier, ne les eût-on vus qu'une seule fois. 
Il dessitie presque toujours des têtes rondes avec des traits 
délicats, réguliers, mais d*une dimension trop petite pour 
Tampleur du galbe. Les yeux ont une forme analogue à 
celle de la tète, et Ton pourrait souhaiter qu'ils fussent phis 
grands ; mais quelle bienveillance ils expriment, surtout 
c6nx des femmes ! Quelle grâce, coquette et pudique en 
même temps, les arme de sa magie i Gomme ils vous regar- 
dent, comme ils vous attirent, comme on oublie que cette 
fascination vient d'une image insensible et insaisissable! 
Une couleur chaude, profonde et harmonieuse ajoute au 
charme des figures : où Pérugin avait-il trouvé ce magni- 
fique ton d'or bruni ? 

Son chcf-d*œuvre, qui orne l'église Saint- Augustin à Pé- 
rouse, offre aux spectateurs V Adoration des mages. Le ta- 
lent dePictro Vanucci se soutint pendant un quart de siècle, 
jusqu'à l'année 1 500 ; mais depuis lors ses facultés parurent 
graduellement s'éteindre : il eut le tort de ne pas déposer 
le pinceau, quand il entendit gémir sur sa tète les souffles 
de l'hiver; sa longue décadence ne se termina que dans 
l'année i 524, où il mourut à Città délia Pievc. 

Beaucoup de critiques, entre autres Rumobr, témoignent 
pour Betnardino Pinturiccbio, né à Pérouse en 4454, une 
admiration aussi grande que pour Pietro Vanucci. Ce der- 
nier lui donna des leçons et se fit souvent aider par lui. Leur 
style est donc analogue ; leur inspiration, de même nature. 
Pintnricohio a seulement quelque chose de plus mystique 
et de plus rêveur. Toute la poésie de l'Évangile, toutes les 
tendresses chrétiennes animent ses figures : elles font éprou- 
ver le même sentiment que les mélodies plaintives de l'orgue 
et l'enceinte à demi obscure de nos vieilles églises. C'est à 



SUR TOHiE Et l^iJR CUIVRE. W 

Rome, à Pérouse et k ^l^me qae ce peMtre tyrique ^ eië- 
eufé ses cbefs-^^BUvre. Bsms ciftle -dernière ville, Ruphaël 
}Qi prêta son aide, et leur assoeîa^n a prodait èes mer- 
veilles. Les aspirations idéales de Pintnrîcehio ne l'empê- 
chaient pas d^examîner ia nature et decapîer les formes des 
objets inertes. En 1484, fl peignit au palais du ïBelyêdère, 
potir le pape Innocent Yill et sirr une (grande échelle, des 
vues de Rome, Milan, Naples, Gènes, Venise et Florence, il 
y employa la manière flamande, selon le témoignage de 
Vasari, et la nouveauté de ce genre excita une admiration 
mêlée de surprise. Alexandre 'Borgîa eiit ^la singulière fon- 
taisie de recourir à son dou^ et^diaste pinceau, de lui foire 
coirter une partie de sa honteuse histoire.. La médiocrité du 
travail démontre que l'artiste obéit arec répugnance. Si Ton 
écoutait Vasari, le Pinturicohio serait mort, en 4 54 S, d*un 
accès de cupidité; mais la hame de ce biographe pour Pé- 
mgin et toute l'école ombrienttedoit m($ftre en garde contre 
ses assertions. 

Pendant l'année 4500, on vit arriver dans les montagnes 
de Pérouse un jeune homme aux cheveux noirs, li la figure 
olivâtre : Il était ^and, mince, un peu courbé ; sa démar- 
che avait quelque chose de traînant et de disgracieux ; son 
cou trop long semblait porter avec peine le 'fardeau de sa 
tête, qui s'inclinait vers l'épaule droite; à cêté de hii, che- 
mibait un homme d'un certain âge qu'il écoutait d'un air 
respectueux. C'étaient Raphaël et son père, Jean Santi. Ce 
dernier, peintre médiocre, voyant que ses leçons étaieiA 
trop faibles pour le talent précoce et vigoureux de son fils, 
avait désiré le mettre sous la «direction de Pietro Vanucci. 
Bans un précédent voyage, il était venu faire ses condkions, 
et maintenant il amenait le jecme élève. Raphaël, ayant tu 
le jour k Urbin le vendredi saint de l'année 4488, était âgé 
de dix-sept ans. 

Doué parlamfture de brillantes dispositions et accoutumé 



iOg LA PEINTURE SUR BOIS, 

déjà au pinceau , l'élève prédestiné marcha rapidement sur 
les traces de son maître. Il ne tarda pas h imiter si bien le 
style de Pietro, qu'on ne pouvait plus distinguer leurs ou* 
vrages. Le Pérugin avait l'habitude de se copier lui-même 
et de reproduire fidèlement ses premières inventions. Ra* 
phaël suivit cet exemple, mais aux dépens de l'artiste qui 
le lui donnait. Il est curieux de comparer les œuvres de sa 
jeunesse avec les productions analogues de son chef d'ate- 
lier. Le Sposalizio , ou mariage de la Vierge, diffère très- 
peu d'une toile de Pérugin qui orne le musée de Gaen : elle 
y fut apportée du temps de l'empire ; elle y est demeurée. 
A notre époque , on nommerait plagiat une imitation aussi 
peu scrupuleuse ; ce qui excuse Raphaël, c'est que le peintre 
dont il s'appropriait les dépouilles lui avait montré le che- 
min. Le disciple passe pour avoir emprunté à son mailre 
tout }e haut de sa dernière et célèbre toile, la Transfigura- 
tion. Mais il ne resta pas prisonnier dans la sphère étroite 
de Pietro Vanucci; comme l'ange dont il porte le nom, il 
déploya son vol et monta vers le ciel. Les cartons de la B(m- 
taille d'Anghiariy les Sibylles de Michel- Ange agrandirent 
son horizon intellectuel : il comprit qu'une manière plus 
savante et plus libre était devenue nécessaire. 

Comme le peintro du Jugement dernier, Raphaël cher- 
chait l'idéal , mais il le cherchait dans une autre direction. 
Sa pensée ne Tentrainait pas au delà des bornes du monde 
réel , parmi des acteurs surhumains ; son imagination ne se 
peuplait pas de fantômes apocalyptiques. Plus tranquille et 
plus doux , il ne se proposait que d'embellir les formes de 
notre race et les formes des objets inanimés : au lieu de fran- 
chir les limites de la nature, il les respectait. On n'aimerait 
point à vivre au milieu des personnages menaçants et athlé- 
tiques de Buoo.arroti : cette population belliqueuse produit 
sur nous le même effet qu'un drame terrible et imposant. On 
en jouit comme d'une œuvre d*art , mais on ne voudrait pas 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 109 

se trouver mêlé à ses péripéties. Vous figurez-vous que l'on 
puisse adresser des paroles d'amour aux graves matrones du 
coloriste florentin ? Les créatures produites par le génie de 
Raphaël nous impressionnent ^tout autrement : elles nous 
charment , nous attirent , nousr gagnent le cœur. On ne se 
met point en garde contre leur doux magnétisme. Gomme 
on se lierait d'une facile amitié avec ses nobles jeunes gens, 
ses aimables vieillards! Comme on serait heureux d'avoir 
pour mère une des sainte Anne, une des sainte Hélène 
qui nous apparaissent vivantes sur ses toiles ! Leurs traits , 
leurs attitudes, leurs gestes respirent la bienveillance, cette 
poésie des relations humaines. Quant à ses Vierges, chez 
lesquelles rien ne signale la maternité, qui ont toute la 
fraîcheur de l'adolescence, toute la grâce naïve de la jeune 
fille, elles nous inspirent un chaste amour. Quelle tendresse 
on voudrait leur jurer dans une langue divine, dans une 
suave extase, et sans autre espérance que de les voir sou- 
rire ! Si elles pouvaient s'animer, comme la statue de la 
fable, nul ne songerait à détacher de leur front la couronne 
d'innocence. A peine les Trois Grâces, reproduites par 
Forster, causeraient-elles la moindre tentation ; la pudeur 
chrétienne les protège comme un talisman céleste et un pou- 
voir mystérieux. Les accessoires des peintures de Raphaël , 
les monuments, les paysages, font éprouver des sentiments 
analogues. Ce sont hÎGfk des fabriques , des campagnes mé- 
ridionales : point de nuages, point d'obscurité, point de 
brume ni de mélancolie; la lumière pénètre partout, et avec 
elle la sérénité, la joie, la confiance dans l'avenir ; on dirait 
que partout circulent de chaudes haleines, que partout 
g'exhale l'arôme des fleurs. Michel-Ange nous emporte loin 
du monde que nous habitons : le peintre des madones nous 
y retient et nous Je fait aimer; il le pare de séductiohs 
charmantes auquel nul ne résisterait. 

Sou principal défaut, c'est la banalité de sa gloire. 11 est 



ilO LA PEINTURE SUR BOIS, 

injuète d'àbolrd de lui sacrifier do nombreux artistes , qui , 
ayant conçu le beau d'une autre manière , ont produit des 
ouvrages aussi admirables; il est ensuite fâcheux d'entendre 
le vulgaire répéter sans cesse un nom magique , dont il ne 
comprend point la signification. Cette triviale célébrité vous 
inspire l'envie de contredire Fopinion commune : il faut 
faire un effort pour ne pas se précipiter dans le paradoxe. 
Avec un talent hors de ligne, Raphaël a eu un bonheur 
extraordinaire : comme tous les enfants gâtés du sort , il a 
donc ses courtisans servîtes et ses admirateurs fanatiques. 
Une circonstance de sa vie offre l'emblème de sa destinée. 
Ayant expédié à Palerme sa fameuse toile du SpasimOy une 
tempête brisa le navire qui la portait ; mais les flots sem- 
blèrent respecter le chef-d'œuvre. Après avoir fait plus de 
cent cinquante lieues sur la mer, le coffre qui entourait la glo- 
rieuse production vint échouer doucement dans le port de 
Gènes; le tableau n'avait souffert aucun dommage. Les 
moines siciliens , auxquels il était destiné , lé réclamèrent , 
et depuis lors , grâce à la clémence des vagues , il attire au 
pied de l'Etna les pèlerins du génie. 

Loin de fuir la société, comme Michel-Ange, Raphaël la 
cherchait; loin de vivre dans l'abstinence et la chasteté, il 
vivait dans les amours et les fêtes. Un luxe royal l'environ- 
nait; cinquante élèves marchaient à sa suite, quand il se 
rendait au Vatican. Son affabilité sédnisait et enchaînait 
tous les cœurs. Buonarroti vécut près d'un siècle; Raphaël 
mourut d'épuisement, lorsqu'il venait de terminer la Trans^ 
figuration. Un excès de volupté dans les bras de la vigou- 
reuse Fornarine lui ayant donné la fièvre, des médecins 
inhabiles le saignèrent : ce traitement acheva de miner ses 
forces : il expira le vendredi saint , jour anniversaire de sa 
naissance , h Tâge de trente-sept ans. 

Sa couleur, élégante et idéale comme ses formes, manque 
parfois de vérité ; ses poses ne sont pas toujours exemptes 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. lil 

40 reehef*chç, et Ton voudrait qu'un certain pombre de ses 
Vierges eussent une physionomie plus intelligente. 

Ainsi que presque tous les hommes vraiment extraordi- 
naires, Raphaël s'ayance dans l'histoire avec un long cprtége 
de disciples fameux et d'habiles imitale^fs. Jules ^pms|in, 
le plus célèbre, se présente d'abord à nous. Il s'attira les 
bonnes grâces du peintre des Loges par le charfne de son 
entretien, par sa gaieté, ses excellentes manières et ses dis- 
positions aifectueuses ; le grand maitre l'aima comme un 
fils. Il l'employa dans tous ses travaux et lui prodigua tou- 
jours les conseils. Jules Romain, de son côté, suivit fidèle- 
ment les traces d'un $} glorieux instituteur; jp^sis il ipita de 
préférence sa troisièn^fs pianière, celle où l'énergie, l'am- 
pleur des formes, cornmençaient à détruire la grâce, voire 
la beauté. Presque aussi grand dessinateur que Michpl-Ange, 
il déploya d^j^s ses tableaux un prpfond savoir anatomique, 
une hardie^s/s peu conunune et ui^e verye soutenue. Les 
))atailles }ui plaisaient, p^rce que la furje d'une mêlée, les 
postures diyer>ses des soldats, la rage des yaiqueurs, le 
dés^poir des vaincus, lui permettaient de montrer avanta- 
gpusemefit toutes ses ressources. JjSl fresque lui convenait 
Idiieux que la peinture à l'huile : son pinceau a donc historié 
un pl^s grand noipbre de ipurailles que de toiles. Mantoi|e 
possède }a majeure partie de ses vastes compositions , isous 
l'influei^ee desquelles s'est développée une école. Une tris- 
tesse qui ne semble point en harmonie avec sop caractère , 
assoiabrit presque toutes les figures de ses persQunage^ : ses 
deii^-teintes , trop vivemei^t accusées , donnent en outre à 
l'aspeict génér^} de s(es œuvres quelque chose de mprne. 11 a 
cepen4dnt fait un c/ertain nombre de tableaux lascifs, pour 
ui)£ Yfpg^aiAC (jiesqiuels l'Aréjtin composa des ye^s. Les goûgts 
volupIlMeqx de son maître l'avaient cuicore attiré dans çe.tte 
voie. E^ilé de ^m^ à cause de s,es peintures obscènes , il 
ëtajt sur le point d'y retouraer, lorsqu'il mourut à Mantoue, 



H2 LA PEINTURE SUR BOIS, 

en 1546 , âgé de cinquante-quatre ans. Son nom de famille 
était Pippi. Un fils qu'il laissait, et auquel il avait appris 
son art, le suivit bientôt sous Therbe du cimetière. 

Après Jules Romain , l'élève que Raphaël aimait le mieux 
était Francesco Penni, surnommé il Fattore; ils héritè- 
rent en commun de sa fortune et terminèrent ses pein- 
tures inachevées, en s'adjoignant Perino del Vaga. La mort 
de Léon X, survenue pendant Tannée 1521, arrêta leurs 
travaux. Adrien VI, originaire d'Utrecht, aimait si peu les 
arts , qu'il abandonna toutes les entreprises de son devan- 
cier. La terrible peste de 1 523 mit le comble à l'indigence 
des artistes ; mais le prêtre sévère expira dans les premiers 
jours d'octobre , et le peuple de Rome , qui le haïssait , orna 
de guirlandes la demeure de son premier médecin , et les 
accompagna de cette inscription : Au libérateur de son pays. 
Clément VII ranima la peinture défaillante : l'école de 
Sanzio poursuivit le cours de ses destinées, un moment sus- 
pendues. Les gracieuses compositions, les beaux paysages 
du Fattore ont presque tous péri. Jean d'Udine excellait 
dans la peinture des arabesques, des ornements variés; il 
imitait si bien les productions de l'industrie humaine et les 
objets naturels , qu'il faisait illusion : toutefois , ce qu'il co- 
piait de la manière la plus habile , (pétaient les animaux et 
spécialement les oiseaux. Perino de\ Vaga lui prétait sou- 
vent son aide ; mais il traitait de préférence les sujets histo- 
riques. Sa manière se rapproche du goût des Florentins. II 
a surtout travaillé à Gènes , oiV il fonda une école. Polydore 
de Caravage , d'abord simple manœuvre , puis artiste d'une 
grande valeur et d'un sentiment idéal , prit pour modèles 
les bas-reliefs antiques; il peignait en grisaille des scènes 
profanes ou sacrées, qui ressemblaient aux devants des sar- 
cophages. Il avait multiplié dans les édifices de la ville éter- 
nelle les décorations de ce genre. Épouvanté par la peste, il 
s'enfuit à Naples, puis en Sicile , où son domestique l'étran- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 113 

glft pour lui voler son argent. BeuTenuto Tkt, sumomiDé 
le GaroMo, ne reçut que peu de temps les leçons du grand 
peintre ded Madones ; mais il s'en assimila toutes lés bril- 
lantes qualités. Il imita la grâce de son dessin , la noblesse 
de ses types , l'idéale pureté do ses expressions, et même 
jusqu'à un eertain point son coloris plus agréable que vrai. 
Seulement, toutes les formés prirent sous si main quelque 
chose d'animé , de vigoureux, que Ton ne trouve pas dans 
l€s tableaux de Raphaël et qui distingue l'école de Ferrare. 
U devint le chef de cette école , étant né sur le territoire où 
elle s'est dévetoppée comme une plante indigène. Ses meil- 
leures peintures ornent la collection du prince Chigi et le 
palais Doria. Garofolo avait l'habitude de dessiner sur ses 
toiles un œillet , à cause du nimt que porte cette fleur en 
ilalien : garofano ; elle devenait sa signature et son ère- 
blèrae. Noos terminerons ici la liste des élèves de Raphaël : 
peu d'hommes supérieurs ont etercé autant d'iuiuênce ; la 
nomenclature des artistes qui l'ont pris pour guiéo serait 
trop étendue. Sa manière plus modérée , son génie plus 
doux et plus trailquUle ont été d'un exemple moins dange- 
lieux que laf fougue de Michel-Ange : moins d'imitateurs se 
scmt é^rés en marchant sur ses traces. Buonarroti avait fait 
édore une nichée de jeunes aiglons , impatients dé braver 
la tempête et de fixer leurs regards sur le soleil ; beaucoup 
périrent victimes de leur audace et furent emportés par 
l'orage. Sanzio laissa derrière lui une blanche troupe de 
oygnes aux formes gracieuses qui, d'une allure calme et 
sans affiK)nter de périls , sillonnèrent les flots de leur lac 
d'azur. 

Lanzi ref^irde comme un des bonheurs de Raphaël qu'il 
soit mort avant d'avoir vu les calamités de tout genre qui 
fondirent sur sa patrie, dès Tannée iijâl. Le poison ter- 
mina les jours de Léon X, au moment où il propageait dans 
le monde entier la gloire des miiUpes italiens ; la peste, ainsi 

10 



ii4 LA PEINTURE SUR BOIS, 

qu'un ange exterminateur, parcourut les di£fërentes pro- 
TÎnces de la péninsule ; le connétable de Bourbon força Clé- 
ment VU à se réfugier derrière les épaisses murailles du 
château Saint-Ange, puis à mener une vie errante, comme 
un malfaiteur; le sac de Rome combla enfin la mesure : 
des soudards sans vergogne opprimant la ville éternelle, 
les citoyens payant la rançon de leur propice vie, les mai- 
sons détruites, les nonnes insultées, les prêtres pendus ou 
tués jusque sous les voûtes des églises et abandonnés en- 
suite aux chiens , voilà quel spectacle aurait navré l'âme 
sensible et douce de Raphaël. Ses chefs-d'œuvre eux-mêmes 
reçurent des atteintes sacrilèges , et Sébastien del Piombo , 
disciple de Michel-Ange, fut imprudemment chargé de ré- 
parer le désastre. Un jour que le Titien examinait les fres- 
ques restaurées , en compagnie du restaurateur, sans savoir 
qu'on lui avait confié ce travail , il lui demanda de la meil- 
leure foi du monde : « Quel est donc l'ignorant et le pré- 
somptueux qui a barbouillé ces tètes? » On ne sait pas ce 
que le peintre vénitien répondit. 

Le coup dont Rome avait été frappée semblait avoir atteint 
l'école même de Sahzio : elle eut peine à sortir de son éva- 
nouissement. C'est d'ailleurs une loi générale des beaux- 
arts, qu'ils gravissent, la sueur au front, les pentes de 
l'idéal, s'arrêtent un moment, sur la ciine, puis descendent, 
de l'autre cité de la montagne, dans la lourde titmosphère de 
l'empirisme, des préoccupations triviales et même des cal- 
culs sordides. Un grand homme peut seul les ramener vers 
les hauteurs dont ils s'éloignent. Aucun élève du poète 
d'Urbin n'hérita précisément de sa grâce magique; tous 
voulurent imiter son faste et jouir des mêmes honneurs. 
Comme le public ne s'y trompait pas, comme il leur offrail 
de moindres récompenses, ils substituèrent la quantité k la 
qualité. Le travail expéditif et les tendances vulgaires des 
hommes médiocres prirent le dessus. Pendant que Vasari 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 115 

spéculait k Florence, Perino del Vaga, détournant ses yeux 
de l'étoile qui avait guidé le Sanzio, trafiquait à Rome et 
tenait boutique de peinture. Non-seulement il brossait d'une 
main rapide des tableaux superficiels, mais il réunissait au- 
tour de lui une bande de coloristes; quoiqu'il aimât mieux 
les bons, il ne repoussait pas les mauvais, et tous réunis 
bâclaient de la besogne depuis le matin jusqu'au soir. Perino 
employa ainsi deux hommes dignes d'un meilleur sort, Luzio 
Romano et Marcello Venusti, de Mantoue. 

Le goût des papes pour les beaux-arts s'affaiblissait d'ail- 
leurs de jour en jour ; du temps de Paul IV, on avait déjà si 
peu d'estime pour les créations de la peinture, que l'on dé- 
truisit à coups de marteau, dans une salle du Vatican, les 
Apôtres qu'y avait tracés Raphaël. 

Au milieu de cette décadence générale, un petit nombre 
d'exceptions apparaissaient de loin en loin, comme les der- 
nières lueurs du crépuscule, et prouvaient que toutes les 
bonnes traditions n'étaient pas perdues. Girolamo Siciolante, 
de Sermoneta, qui exécutait les fresques moins habilement 
que les peintures à l'huile , semble avoir été quelquefois 
visité par le génie du maitre. Le tableau de sa main, placé 
dans l'église de Saint-Barthélémy, à Ancàne, passe non-seu- 
lement pour un chef-d'œuvre, ^ais pour la meilleure toile 
de la ville. On admire surtout l'adresse de la composition, 
l'harmonie de l'ensemble et le riche empâtement des cou- 
leurs. Scipion Pulzone, de Gaëte, suivit avec piété les traces 
de Raphaël. 11 étudia aussi d'une manière opiniâtre les ou- 
vrages d'Andréa del Sarto. Ses productions attestent la dou- 
ble influence sous laquelle il travaillait. Son principal talent 
néanmoins consistait à saisir la ressemblance et à trans- 
porter sur la toile les formes caractéristiques des individus. 
Il a ainsi doué d'une seconde existence les souverains pon- 
tifes et les grands seigneurs de son temps. Il poussait le fini 
jusqu'à peindre dans les prunelles les objets qui s'y réflé- 



âU LA PEINTURE SUA BOIS, 

chissoQl ai miBiature. Seipion Pnlzone mérite une estime 
d'autani plus grande, que k mort l'ayant enlevé à Và^ de 
trente-deux ans, il n'a peut-être pas donné toute la mesure 
de sa force. 

Les derniers artistes célèbres que' présente l'école romaine 
vers la fin dti xvi® siècle sont les deux frères Zuccaro et lin- 
fortuné Baroehe. Fils d'un peintre modioere, les deux 
Irères avaient respré dans la maison paternelle ces triviales 
émanations qui enveloppent, comme une électricité négative, 
les hommes dépourvus de talent. Ils abandonnèrent Fun 
après l'autre Sant'Ângiolo in Vado, le lieu de leur naissance, 
et se fixèrent & Rome. Taddeo Zuccaro avait treize ans de 
plus que Federigo, le premier étant veau au monde en i Sâ9, 
le second en 1542. Us fabriquèrent, avec un touchant accord 
et un tri^e courage , des oeuvres de tous les genres et de 
toutes les dimensions. Quelques-unes de ieurs peintures 
avaient un mérite incontestable, mais ils ne s'en souciaient 
guère; le lendemain, ils barbouillaient qudque grande toile, 
sans autre inspiration que l'amour du lucre. Un brocanteur 
avait sa boutique pleine de leurs ouvrages : quand un ama- 
teur se présentait pour faire une acquisition, il lui deman- 
dait ingénument s'il voulait de la première, de la deuxième 
ou troisième qualité. Jouatt| sur le nom des deux peintres 
et le terme de zuceherOy par lequel on désigne le sucre en 
italien, il offrait aux <^dands des «tieres à tous les prix et 
de toutes les natures. Leur agréable facilité ne trompait dont 
pas même les spéculateurs &k tableaux. 11 n'est pas besoin 
de dire qu'ils manquaient i la fois d'élévation dans l'esprti 
et de qualités supérieures dans la pratique. Pins d'idéal, 
plus d'aspiration vers une beauté majestueuse ou cbarvante 
qui séduise la vue, attendrisse le cœur ou stimule les in* 
«tincts hénûques; une adresse vulgaire, une imitation bour- 
geoise en avaient pris la place. Les œuvres de Taddeo ne 
sont guère que des collections de portraits : lorsqu'il avait 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. ||7 

besoÎD d'une téie^ il ^'emparait de la première v^nue ; ses 
amis et conDaissances étaient pour lui matiëFe d'exploitation. 
Quand il ne trouvait point à sa portée quelque type nou- 
veau, il reproduisait tranquillement ceux dont il avait fait 
usage ou copiait sa propre figure; elle lui servait ainsi à 
battre monnaie. Quant aux mains, aux pieds, ayix draperies, 
aux divers accessoires, on pense bien qu'il ne se donnait pas 
la peine de les varier. Pour se dispenser de toute recherche, 
il employait généralement le costume de son époque. Sans 
fuir les nus, il se gardait de les multiplier, car ils demandent 
plus de savoir, de patience et d'attention que de simples 
étoffes. Il aimait les personnages vus à mi-corps. La plupart 
de ses œuvres trahissent néanmoins un talent réel jet im<* 
posent un moment par une certaine grâce fardée, par un 
certain éclat théâtral. Les peintures dont il a orné le palais 
Farnèse, à Gaprarolo, sont ses meilleures productions, il 
mourut bien avant son frère, en 1566. 

Federigo Zuccaro, ayant été son élève et ayant eu sans 
cesse devant les yeux son exemple, ne pouvait qu'outrer ses 
défauts. 11 dessina d'une manière moins correcte, porta plus 
loin la reeherche du style, le caprice de l'ornementation, le 
désordre du plan. Les générations se poussent Tune l'autre 
dans le mal comme dans le bien. Federigo termina diverses 
entreprises commencées par son frère ; puis, pour se distin- 
guer, il eut recours aux prouesses bizarres des temps de dé- 
cadence. Chargé par le duc de Toscane, François I*% de 
peindre la grande coupole qui surmonte l'église métropoli- 
taine de Florence, notre artiste y exécuta plus de trois cents 
personnages, hauts de cinquante pieds. Un exploit si mer- 
veilleux ne satisfit point son orgueil. Parmi les colosses 
grifluiçants, il peignit un Lucifer tellement démesuré, que 
le reste des personnages avaient l'air de bambins en compa- 
raison. C'étaient les plus vastes figures que l'on eut jamais 
dessinées. L'auteur confondait probablement la grandeur 

10. 



118 LA PEINTURE SUR BOIS, 

matérielle avec la grandeur du style : à ce compte, il régne- 
rait en suzerain sur le domaine entier de la peinture, et 
l'histoire de cet art ne serait que rénumération de ses vas- 
saux. L'immense badigeonnage charma si ibrt ses contem- 
porains, que toute entreprise un peu étendue, sembla dès 
lors lui revenir de droit. Le pape Grégoire le rappela dans 
la ville éternelle et mit a sa disposition la voûte de la Paolina. 
Federigo alla aussi chercher des applaudissements au bord 
des lagunes, en Belgique, en Hollande, en Angleterre et en 
Espagne. Il avait relativement assez de mérite pour justifier 
les éloges qu'on lui donnait. Outre son art spécial, il s'oc- 
cupa de sculpture , d'architecture et de littérature. La re- 
nommée de Vasari comme historien troublait son sommeil ; 
il publia, entre autres mauvaises productions, un livre inti- 
tulé : Idea de' pittoriy scultori ed archiietti. De même que la 
plupart des artistes spéculateurs, il devint riche et mena une 
existence fastueuse : il s'était fait bâtir sur le mont Pincio, 
il Rome, une maison qu'il orna entièrement de fresques. 
Tombé malade à Ancône , pendant un voyage , il mourut 
en i 609. 

Tandis que les frères Zuccaro dégradaient l'école romaine, 
un jeune homme qui blâmait leurs tendances et leur ma- 
nière faisait des eiSbrts pour la régénérer. On place ordinai- 
rement le Baroche parmi les peintres du xvii' siècle , aux- 
quels l'assimilent ses idées de réforme; nous avons été 
nous-mémc tenté de suivre l'analogie et l'habitude com- 
mune, mais les dates parlent vraiment trop haut contre cet 
usage. Federigo Barocci était né k Urbin, en i 528, et mourut 
le 31 septembre 1612. Il faut doncle ranger, avec les Zuc- 
caro, dans les dernières illustrations de l'école romaine, au 
XVI® siècle. Son oncle, Bartolommeo Genga, lui fit beaucoup 
étudier les œuvres du Titien. Un extrême désir de voir les 
tableaux et les fresques de son compatriote Raphaël Je con- 
duisit à Rome lorsqu'il était seulement âgé de vingt ans. 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. . 110 

Après avoir contemplé à loisir ces merveilles, termine un 
certain nombre d'esquisses et obtenu l'approbation de Michel- 
Auge, il retourna dans sa patrie, où il demeura douze années 
consécutives. Des dessins et des pastels de Corrége, qu'un 
de ses amis avait apportés de Parme, exercèrent l'influence 
la plus vive sur son esprit et achevèrent de fixer sa manière. 
En 1560, il abandonna sa ville natale pour la ville éternelle. 
Pie IV le chargea bientôt d'orner un de ses palais, conjoin- 
tement avec Frédéric Zuccaro. Il y déploya une habileté 
qui étonna son rival et tous les peintres romains. Dans ces 
nouvelles compositions brillaient une pureté de goût, une 
noblesse de style et une élévation morale devant lesquelles 
pâlissait l'adresse vulgaire de ses compétiteurs. On ne tarda 
pas à le punir de ses avantages. Un certain nombre d'amis 
lui donnèrent un grand festin, auquel assistait Frédéric 
Zuccaro. Le repas était à peine terminé, que Baroche fut pris 
de vomissements abominables. Il n'en mourut point ; mais, 
pendant quatre années de suite, son estomac délabré rejeta 
presque toute nourriture; pendant quatre années de suite, 
les remèdes échouèrent contre son mal, et il fut obligé d'a- 
bandonner entièrement ses travaux. Les jaloux se félicitaient 
de la violence de ses douleurs : s'ils n'avaient pas réussi à le 
tuer, ils avaient détruit son talent, et c'était le but qu'ils se 
proposaient d'atteindre. Mais Baroche finit par conclure un 
pacte avec la mort : elle le laissa traîner son existence au 
milieu de tourments perpétuels. Il ne pouvait tenir le pin- 
ceau que deux heures chaque jour. Ces deux heures bien 
employées, avec la courageuse obstination des malades, lui 
permirent encore de jeter dans l'ombre ses envieux. Sa 
gloire fut leur châtiment, punition plus douce que son cruel 
supplice. On regarde comme ses chefs-d'œuvre la fameuse 
Descente de croix de Pérouse, le grand tableau du Pardon 
qui orne le monastère des Conventuels à Urbin, et la Sainte 
Micheline de Pesaro. La sainte, replrésentée au sommet du 



m LA PEINTURE SUR BOIS, 

Colvaire» y est tombée dans une douleur extatique : ua ciel 
sombre, en harmonie avec la disposition de son àme, se dé- 
roule autour d'elle. Cette figure expressive occupe toute la 
toile. Malgré ses souffrances, Baroche atteignit l'âge de 
quatre-vingt-quatre ans. Notre programme nous empécbe 
de suivre plus loin les destinées de l'école romaine. 

Pendant que les beaux-arts illuminaient le centre de l'J- 
talie, comme ces rayons qui percent les nuages et tombent 
au milieu d'une plaine fertile, des clartés analogues bril* 
laient dans le nord de la péninsule. L'école vénitienne gran- 
dissait peu à peu sous le vent des Alpes, sous les brouillards 
des lagunes, sur le bord des fleuves impétueux qui arrosent 
la Lombardie. Ces hautes chaînes de montagnes fermant 
l'horizon et teintes de nuances diverses, selon l'heure du 
jour et le moment de l'année; ces vastes campagnes où 
prospère une abondante végétation ; les flots de la mer 
Adriatique , variables comme le ciel et changeant d'aspect 
comme lui ; les somptueux monuments de Venise, la popu- 
lation mélangée qui animait ses rues, dans lesquelles se 
heurtaient des hommes venus de toutes les parties du monde 
sur les galères de la République : tant de causes, agissant 
d'une manière simultanée, devaient rendre coloristes les 
peintres soumis à leur influence. 

L'école vénitienne eut un développement plus régulier 
que celle des États-Romains. Sa première œuvre, selon 
l'ordre des temps, décore, ii Vérone, un souterrain des ixili- 
gieuses de Saint-Nazaîre et Saint-Gelse. L'ombre de la crypte 
environne depuis des siècles une suite d'images parmi les- 
quelles on distingue plusieurs scènes de la Passion et la Mort 
d'un juste en présence de saint Michel. On n'a de date qu'à 
partir de l'année 1070 : le doge Salvo fit alors venir des 
mosaïstes de la Grèce pour historler les murs de Sainl-Maro. 
La prise de Constantinople, en 1204, amena dans la ville 
amphibie non-seulement des artistes byzantins, mais une 



SUR TOILE ET» SUR CUIVRE. 121 

fottle de tafbleaux, de statues et de bas-reltefs. Aussi les 
peintres y forraèrent-ils , dès le xiit^ siècle, une corpo- 
ration spéciale; mais les desdnateurs de cette époque ne 
nous ont laissé que leurs noms sans leurs ouvrages ou que 
des œuvres sans signature. Deux tableaux faits par Thomas 
de Modène et découverts il y a une trentaine d'années , re«- 
nmivelèrent la frimeuse querelle sur l'invention de la pein- 
ture à rhuile. Les couleurs, ayant été analysées avec soin, 
démontrèrent que ce peintre n'avait pas oinnu le procédé 
flamand. 

Giotto, qui féconda de son exemple et de ses leçons toutes 
les provinces italiennes , joua le même râle dans l'Etat de 
Venise. Au début du xiv" siècle, il peignit, à Vérone et à 
Padeue, des œuvres importantes ; ses fresques embelHs$^nt 
encore une chapelle de cette dernière ville, celle de l'Arena : 
on y admire la grâce unie à la majesté. Un* école se forma, 
sous les yeux de l'artiste florentin ; elle eut pour chef Giusto 
de Padoue. C'était uu homme habile, qui sut dès lors re- 
.présenter, sur la coupole de l'église Saint- Jeàn-Baptiste , le 
Sauveur au milieu d'un consistoire de bienheureux disposés 
en cercles parallèles : ce conclave d'un autre monde, ces 
vénérables personnages groupés dans les nues étonnèrent 
comme une vision miraculeuse. Sur une porte du même 
monument, on lisait jadis : Opus Joannis et Antonii de 
Padud, Jean et Antoine de Padoue ornèrent-ils l'édifice 
entier ou seulement une partie? Giusto les employa-t-il 
comme ses aides? Questions débattues, mais non résolueSé 
Quoi qu'il en soit , l'inscription démontre que Giotto avait 
formé trois disciples dans la ville ; leur exécution rappelle 
complètement sa manière. 

Guariento, non moins habile, fit preuve d'une plus grande 
originalité. Malheureusement pour sa gloire, presque tous 
ses ouvrages ont péri. On en voyait encore un petit nombre 
à Bassano^ il y a une vingtaine d'années j quoique le temps 



122 LA PEINTURE SUR BOIS, 

eut pâli les couleurs et suspendu devant les images une 
sorte de-voile brumeux, le génie de l'artiste brillait au tra- 
vers. De sagaces critiques ont pu constater l'importance du 
maître : il jouissait de toute sa célébrité vers Tan 4560. Une 
foule d'hommes, qu'il est inutile de mentionner l'un après 
l'autre, marchèrent sur ses traces. 

Près de cette école, qui se rattache plus ou moins à Giotfô, 
s'en formait une seconde , entièrement nationale. Quelque 
bruit que fasse un grand peintre, quelque succès qu'obtienne 
sa manière , il y a toujours des esprits rebelles qui ne veu- 
lent point l'adopter, des travailleurs qu'une position spéciale 
met en dehors de toute influence. Cet isolement se produi- 
sait jadis plus facilement que de nos jours. Aussi, dans la 
métropole républicaine, à Trévise et sur d'autres points du 
territoire, des talents se dévelof^èrent-ils sans aucune aide 
étrangère. LeiiP style remontait aux manuscrits & minia- 
tures. Les enlumineurs , comme le remarque Lanzi , ne se 
donnaient pas la peine de consulter un modèle grec ou ita- 
lien; ils copiaient la nature qu'ils avaient sous les yeux, el» 
quiconque la prend pour guide unique est sûr d*acquérir, 
même sans le vouloir, une certaine originalité. Le plus an- 
cien peintre de cette école fut un nommé Paolo, dont un 
ouvrage orne l'église Saint-Marc. Ses deux fils tenaient 
comme lui le pinceau, et lui prêtaient leur secours. On vit 
ensuite paraître Laurent de Venise , artiste remarquable , 
dont la dernière œuvre connue date de l'année i370; Nic- 
colô Semitecolo, né dans la même ville, qui a laissé à Padoue 
plusieurs peintures d'une grande beauté. La manière de ces 
deux ancêtres du Titien ne révèle par aucun signe l'in- 
fluence de Giotto. La même indépendance caractérise Anto- 
nio le Vénitien, Simon de Gusighe, Niccolè du Frioul. Le 
dédain avec lequel on a traité longtemps les ouvrages 
primitifs a empêché de conserver les leurs; il en reste 
si peu, qu'on semble se plaire k évoquer des ombres, 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 125 

quand on parle de ces hommes profondément oubliés. 

Ainsi s'évertua le xiy** siècle, ballotté entre les inspira- 
tions locales et celles qui venaient du dehors. Au siècle sui- 
vant, les tendances spéciales de l'écolç vénitienne appa- 
rurent de plus en plus, et ses aflSnités secrètes avec les 
peintres du Nord se révélèrent d'une façon éclatante. Durant 
tout le moyen âge, un trait de similitude avait existé entre 
le peuple des lagunes et les peuples septentrionaux. Sur 
aucun point de la presqu'île italienne les légendes n'étaient 
aussi nombreuses que dans les États de la République. Mille 
récits charmants ou funèbres voltigeaient, pour ainsi dire, 
de maison en maison, de village en village : c'était comme 
le chant du rouge-gorge pendant les mois d'été , comme le 
chant du grillon pendant les nuits d'hiver. 

La peinture laissa voir de bien autres analogies. Nous ne 
parlons point de ce talent inné , de cet amour instinctif du 
coloris par lesquels se sont rendus fameux les maîtres néer- 
landais et vénitiens. Cette ressemblance est trop connue et 
trop manifeste pour que nous y insistions. D'autres points 
de conformité ne le sont pas autant. Les artistes des deux 
pays eurent au xv siècle le même caractère mystique : le 
souffle inspirateur qui venait se jouer dans leurs cheveux 
sortait du fond des cathédrales; l'histoire des saints ou des 
jpiewL personnages leur fournit presque tous leurs sujets, 
comme aux rimeurs populaires des lagunes. Ils montrèrent 
la même prédilection pour les séries de tableaux racontant 
la biographie d'un individu et formant en quelque sorte les 
chapitres d'une légende. Les deux frères Bellini avaient 
peint, dans une suite de quatorze compartiments, les scènes 
diverses d'un grand épisode national , la glorieuse » inter- 
vention des Vénitiens dans les démêlés du pape Alexandre III 
avec l'empereur Frédéric; )» intervention qui eut pour ré- 
sultat la pacification de l'Italie et le triomphe de l'autorité 
spirituelle, célébrés aux acclamations du peuple sous les 



ÎU LA PEINTURE SUR BOIS, 

veutes byzantines de SaiotF'Marc. VilUn^e Carpaocîo affee- 
Uonnaît beaucoup ce %eare de compositioA. 11 narra ainsi 
toute l'histoire de saint Etienne , le pèlerinage et les aven-- 
tures de sainte Ursule, les fautes et la pénit^ice de samt 
Jérôme, les exploits de saint Georges, la fin béroïcfue de 
saint Géréon et des dix mille martyrs. On voit que, 
sur certains points , il s'était rencontré arec maître 
Guillaume et Jean Hemling. Les liens étroits des deux 
écoles se montreront mieux encore dans le récit qu'on ya 
lire. 

Murano, une des Iles qui entourent Venise, fut le siège 
d'une école où domina longtemps l'esprit germanique. Les 
pères de cette école se nommaient Quirico et Bernardine. 
Leurs œuvres ne portant point de date, on ne sait pas au 
juste quand ils vivaient : leur manière toutefois indi(]^ une 
époque très-ancienne. Un nommé Andréa fit preuve d'une 
adresse supérieure, vers l'année 1400; le tarse d'un SaùU 
Sébastien donne surtout de lui une haute idée.* Ses leçons 
formèrent les premiers artistes de la famille Vivarini, dans 
laquelle le talent se léguait comme un bien pay*iraonial. Le 
plus anden dont l'existence soit constatée s'appelait An* 
toine. Il florissait à partir de l'année 4440; or la signature 
de ses tableaux annonce qu'il avait pour compagnon Jean 
d'Allemagne : Johannes de Alamanià, Quel était' ce Jean d'Al- 
Icmagne? On n'a pas sur lui d'autre renseignement; mais 
il est curieux de voir un peintre germanique s'associer, dès 
l'origine, aux travaux d'une école toute nationale. Après 
l'année 1447, son nom disparait; soit qu'il fût mort, soit 
qu'il eût regagné sa patrie. Un frère d'Antoine, Barthélémy, 
prend alors la place de ce collaborateur absent. Us associent 
leurs noms comme leurs efforts, et le talent qui doit illus- 
trer leur race entre, pour ainsi dire, en floraison* Des tètes 
graves etpieuses, des barbes et des chevelures soignées, des 
costumes en harmonie avec les données de l'histoire, une 



SUR TOILB ET SUR CUIVRE. 495 

ceulieur yivje et kriUaDte foot admirer leurs taUeaux par les 
juges les plus rigoureux. 

Barthélémy ne tarda pas à subir l'influeiice septentrio- 
nide, d'une manière évidente. Personne n'ignore qu'Anto- 
nello de Messine, ayant vu, à Naples, chez le roi Alphonse, 
un tableau de Jean Van £yck, fiit si émerveillé des radieuses 
eo«leurs employées par l'artiste , qu'il entreprit le voyage 
des Pays*Bas et obtint de l'illustre inventeur le secret de la 
peinture k l'huile. Après la mort du grand homme, il revint 
en Italie. Une force magnétique l'attira sans doute vers l'en* 
droit de la péninsule où l'on devait le mieux accueillir le 
nouveau procédé. Il alla tout d'abord dans la ville des la- 
gunes, et communiqua sa mystérieuse recette à Domenico 
de Venise. Barthélémy en eut connaissance bien plus tard. 
La première œuvre qu'il exécuta selon la méthode flamande 
posrte la date de 1473. On l'admire encore sous les voûtes 
de l'église Saint^lean et Saint-Paul : elle représente Saint 
Augmlin etwironné de bienhçitreux, Barthâemy eut avec 
les artistes du Nord d'autres similitudes que l'emploi d'une 
découverte matérielle. Chea lui, comme chez tous les pein- 
tres de sa famille, on retrouve l'amour du paysage, le sen- 
tûnent d'élégance domestique, le genre de composition et la 
pieuse douceur qui font le charme de l'école brugeoise. Le 
vent du Tyrol et celui de la mer Adriatique semblaient 
apporter dans l'ile de Murano les mêmes inspirations que 
les souffles du pôle et ceux de l'Atlantique dans les cam- 
pagnes néerlandaises. Ce Vivarini termina son dernier ou- 
vrage pendant l'année 1498. 

Antonello n'avait pas seul mis Venise en communication 
avec ks Pays-Bas. Rogier Van der Weyden, le disciple chéri 
de Jean Van £yek, et le gracieux Hemling étaient venus l'un 
après l'autre déployer à la vue des républicains étonnés 
toutes ks ressources et toute la poésie de l'art seplentrionaL 
Les miniatures dont ce dernier peintre orna le bréviaire du 

11 



126 LA PEINTURE SUR BOIS, 

cardinal Grimani furent considérées comme des prodiges. 
Les nobles Vénitiens formèrent, dès cette époque, des col- 
lections de tableaux néerlandais. Pierre Bembo en avait 
réuni un certain nombre dans le palais Pasqualin, suivant 
le rapport du voyageur anonyme de Morelli. Le cardinal 
mentionné tout à l'heure possédait une galerie plus abon* 
damment pourvue; on y remarquait non-seulement des 
panneaux de Hemling, mais des productions de Van Ouwa- 
ter, de Patenier, de Jérôme Bosch, de Gérard de Harlem, et 
d'Albert Diirer : sans compter celles dont on ignorait les 
auteurs et que l'on désignait vaguement sous le titre de 
u peintures à la manière occidentale. » Frappé du caractère 
mystique, des ingénieux détails, de l'exécution naïve et 
opulente qui distinguaient toutes ces images, un nommé 
Jacometto en étudia soigneusement 1 esprit et le travail ; il 
porta si loin la fidélité de l'imitation, que ses ouvrages ont 
pu être pris pour des compositions flamandes. Les minia- 
tures et les petits panneaux lui servaient surtout de modèles 
régulateurs. Un autre artiste, Jacomo Barberino, montra 
plus de zèle encore. Il parcourut l'Allemagne, la Belgique 
et la Hollande ; sous ces froides latitudes , il se pénétra des 
influences locales, au point de faire ensuite une complète 
illusion. 

Le dernier Vivarini dont on connaisse le nom et les œu- 
vres s'appelait Louis. Un de ses tableaux porte la date 
de 1490. Bellune et Trévise renferment de brillantes pro- 
ductions créées par son pinceau ; mais sa peinture la plus 
fameuse orne à Venise l'école de Saint^Jérôme. Le pieux 
solitaire caresse le lion qui partage son exil ; des moines, 
que leur intelligence vulgaire ne met pas en état de dominer 
les animaux, s'enfuient pleins de terreur à ce spectacle : le 
saint s'est rendu maître de la nature, dont les cénobites 
effrayés sont les esclaves. La justesse et la verve de l'ex- 
pression égalent la beauté de l'idée ; le coloris a une morbi- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 427 

desse et un éclat peu ordinaires. Fait en concurrence avec 
Jean Bellini et Yittore Carpaccio , cet ouvrage montra que 
Louis ne leur était pas inférieur. Les Vivarini introduisent 
souvent dans leurs tableaux un chardonneret, qui forme 
pour ainsi dire leurs armes parlantes ; vivarino désigne en 
italien ce' chanteur ailé, de nos bois. 

Près de l'intéressante famille si poétiquement personnifiée 
travaUlaient des £»*tistes qui portaient un autre nom, mais 
qui avaient des tendances pareilles. Au milieu d'eux brillait 
Andréa de Milan. 11 peignit à Murano, en 1495, un magni- 
fique tableau d'autel. Le Louvre possède depuis quelque 
temps une page de sa main y qui arrête les visiteurs et fixe 
leur attention comme un problème. Elle offre aux regards 
Jésus sur la croix entouré de ses persécuteurs. Le style 
néerlandais et la manière italienne s'y trouvent associés, 
intimement unis. La composition est toute septentrionale ; 
mais les types et la couleur font souvenir de la péninsule , 
tandis que la finesse de l'exécution rappelle les ateliers de 
Bruges. Le panneau est signé : Andréas Mediolanensis 
fec, i505. L'auteur du nouveau livret a eu tort de con- 
fondre cet André de Milan avec André Salaï ou Salaïno, 
élève et imitateur de Léonard de Vinci, dont les peintures 
ont une apparence tout autre et un caractère bien plus mo- 
derne. Lanzi, dans son histoire de l'école milanaise, avait 
déjà prémuni les amateurs contre cette méprise. Nous ne la 
relevons que par suite d'une nécessité morale, ne voulant 
diminuer ni l'importance ni le mérite d'un travail difficile 
exécuté avec un soin scrupuleux. 

Gomme s'il eut voulu fortifier par sa présence l'action 
des peintres du Nord sur les artistes vénitiens, Albert Durer 
visita la reine de l'Adriatique ^sns ses lagunes. La première 
fois, en 1495, il n'était guère qu'un écolier de génie. Son 
influence dut se borner aux effets que produit toujours çà 
et là une nature vigoureuse et enthousiaste. En 4506, on le 



198 LA TEINTURE SCR BOIS, 

reçut comme un des midtpesde son art. Ses gravais l'avaient 
fait admirer de l'Italie entière , sauf de la ville républicaiiie, 
ou l'on estimait avant tout la couleur. L'hopime du Nord 
prouva qu'il maniait le pinceau avec la même adresse que 
le burin. Les envieux lui reprochèrent alors qu'il avait un 
goût barbare et peu conforme à l'antique; m^is léan BeUini 
le traita selon son mérite et le pati*ona auprès des grandes 
familles. Un tableau qu'il fit, en i5d7, pour l'église Saint- 
Françdis délia Vigna, décèle même l'intention d'imiter le 
peintre germanique ou plutôt hongrois; car la mère seule 
d'Albert Durer avait vu le jour en Allemagne, son p^ était 
d'une vieille famille du bannat de Teroeswar. Titien, qnei* 
que âgé de vingt-neuf ans, se laissa impressionner davan- 
tage» 11 peignit dans le style du fameux voyageur un taMeam 
d'une nûnutie admirable ; il le surpassa Biéme en fait de défi* 
catesse : non-seulement on pourrait compter les ebevenx 
des personnage^ et les poils de leur barbe, mais le duvet 
des mains, les légères fissures de la peau sont rendus, aussi 
bien que les images réfléchies par les objets extérieurs dans 
la prunelte des yeux. €e tableau, qui est maintenant à 
Dresde, figure le Christ refendant aux pkarmen» qui lui 
montrent une pièce de monnaie. Roide comme les cheva- 
liers du Nord dans leurs armures, le peintre-graveur ne se 
laissa pas modifier; il retourna près de sa violente épouse 
tel qu'il était venu. 

Un autre &ource, plus exclusivement poétique, amenait 
ses flots limpides à ce beau lac de Véco^ vénitienne. Deux 
hommes avaient surtout contribué k la mettre en relation 
avec celle que les montagnes de rombrie entouraient de 
ealme et de fraîcheur. Un enfant des lagunes, Carlo Crîvelli, 
abandonna la cité maritime, pour les vallons de l'antique 
Pieenum, de Fabriano et de Macerata. Une foule d'églises 
s6nt ornées de ses peintures, dans la Marche d'AncAne; on 

sur une de ses productions : Carolui Veneiue mUee pinxit; 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. i29 

sur ime antre, la date de 4476. On y remarque de grandes 
anaiogies avec le style et la eouleur du Pérugin. La vigueur 
et la finesse de ses tons, la grâce, le mouvement et l'exprès- 
sion de ses figures charment le voyageur; sur ces toiles 
inspirées, l'adresse des époques savantes dispute la place aux 
Baïfs saitiments des époques primitives. 

L'autre artiste avait fait une expédition toute contraire; 
il avait délaissé, en 4430, les montagnes de l'Ombrie pour 
la ville de Saint-Marc : c'était Gentile da Fabriano. On ssit 
comment l'accaeillirent les familles patriciennes, quels hon- 
neurs ei quelles récompenses il obtint du sénat. Tous les 
tableaux qu'il fit à Venise ont disparu. Il eut la gloire d'où- < 
vrir aux Bellini le calme sanctuaire de l'art ; mais les pro« 
dactions de Jacques, son élève, n'ont pas été mieux traitées 
par le temps que les siennes. Padoue et la cité des Doges 
n'en possèdent aucune. Ailleurs, ses tableaux sont extrême- 
ment rares. Il avait pour son mattre une si vive affection , 
qu'il voulut donner à un de ses fils le même nom de baptême. 
Quant k lui , ce n'est plus guère qu'une ombre historique. 

Gentile et Jean, ses deux fils, ont laissé plus de traces de 
leur passage sur la terre. Entraînée par eux , l'école véni- 
tienne marcha d'un pas rapide vers la perfection. La nature 
ne les ayant point doués des mêmes ressources intellectuel- 
les, ils contribuèrent, chacun pour une part différente, & 
l'œuvre commune. Né en 4434, Gentile Bellini cherchait 
avec plaisir les lois secrètes et les principes théoriques de 
son art. La réflexion l'emportait souvent chez lui sur l'ima- 
gination ; ses œuvres, plus calmes, pouvaient paraître froi- 
des aux cerveaux ardents. L'ordre le charmait, comme tous 
les esprits méditatifs, et, à l'occasion, il poussait trop loin 
l'amoar de la symétrie. La foi lui communiquait heureuse- 
ment une sévère exaltation ou de pieuses tendresses : l'en- 
thousiasme chrétien échauffait et assouplissait le métal un 
peu réfractairc de cette âme pensive. Au bas d'un tableau 

11. 



130 LÀ PEINTURE SUR BOIS, 

qui représente un Jeune homme blessé guéri par un morceau 
de la vraie Croix notre artiste a exprimé ainsi sa dévotion : 
Genlilis Bellinus amore incensus Crucis 1496. Une autre 
image, figurant un second miracle de la même relique, 
porte une inscription encore plus fervente : Gentilis Bellinus 
pio sanctissimœ Crucis affectu ltd)ens fecit i 500. Mais , si 
une conviction robuste le plongeait ainsi tout eniier dans 
les sources de la poésie moderne, son attachement aux for- 
mes régulières l'attirait vers l'antiquité, lui faisait étudier 
avec soin les productions du polythéisme. Il arriva de la 
sorte à l'âge de quatre-vingts ans et laissa la renommée d*un 
, habile théoricien. 

Plus vif, plus passionné, plus artiste en un mot, Jean Bel- 
lini concentra toutes ses forces dans la pratique. Peu lui 
importaient les causes , pourvu qu'il atteignit les effets. U 
est probable que jamais peintre n'a franchi tant d'espace 
dans une longue carrière , et ne s'est vu , au terme de sa 
course, si éloigné de son point de départ. Jeune, il ne con- 
naissait que la détrempe et les naïves combinaisons d'un art 
primitif; vieux, il employait toutes les ressources de la 
peinture à l'huile et mettait en usage toute la science mo- 
derne. Au rebours de la plupart des hommes, chez lesquels 
la vie s'immobilise à un instant donné, il conserva jusque 
dans une extrême vieillesse le pouvoir de se modifier, 
comme les êtres jeunes et pleins d'avenir. L'école nationale 
profitait de ses conquêtes, grandissant et se perfectionnant 
avec lui. Lorsqu'il débuta, une sécheresse archaïque dépré- 
ciait les tableaux : il adoucit les contours et rendit l'aspect 
général plus harmonieux. On imitait la nature d'une façon 
craintive et mesquine : il la reproduisit plus hardiment. Le 
dessin était pur , les formes d'une exacte vérité mais sans 
largeur et sans souplesse : il leur donna de l'élégance et du 
mouvement. Les têtes avaient la minutie, la frappante 
vérité du portrait : il leur communiqua l'élévation et la 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 151 

noblesse dont elles étaient dépourvues. La composition se 
distinguait par une enfantine simplicité : il l'enrichit et la 
compliqua ; des morceaux historiques succédèrent aux ma* 
dones immobiles, entourées de quelques saints. Les tons un 
peu blêmes prirent de la force et de l'intensité. Jean Bellini 
avait soixante et quinze ans, lorsque Giorgione, par ses inno- 
vations, recula les frontières et agrandit l'horizon de la pein- 
ture. Un autre artiste , dans un âge aussi avancé , n'aurait 
eu que des paroles amères pour le jeune héros, ou se serait 
contenté de le suivre des yeux : le robuste vieillard prit son 
bâton d'explorateur et voulut parcourir, lui aussi, les régions 
inconnues. Tels furent alors ses progrès, qu'il sembla com- 
mencer une seconde existence. Pour décrire cette transfor- 
mation, le calme Lanzi emploie des termes si vifs et si nets, 
que nous allons les rapporter. « Il devint plus heureux, 
dit-il , dans ses inventions , donna plus de rondeur à ses 
figures, plus d'éclat à ses teintes, et les unit par des transi- 
tions plus naturelles ; il choisit mieux les formes de ses nus 
et drapa les costumes avec plus de noblesse. Si ses contours 
offraient la délicatesse et le moelleux qu'il ne put jamais 
atteindre , on serait tenté de voir en lui le modèle le plus 
parfait de la peinture moderne. Pietro Perugino, Ghirlan- 
dajo et Mantegna ne dépassèrent pas autant que lui les limites 
du style ancien. » Le vivace coloriste employa la nouvelle 
méthode plus longtemps que Giorgione lui-même, mort à 
la fleur de l'âge : il entassa chefs-d'œuvre sur chefs-d'œu- 
vre. Certains critiques préfèrent aux glorieuses créations de 
Raphaël les tableaux que Jean produisit alors. Ils enchan- 
tent les yeux dans toutes les villes de l'Italie. La dernière 
de ses toiles, que l'on voit à Padoue, représente une Madone 
et porte la date de 1546. Le peintre mourut bientôt après, 
âgé de quatre-vingt-dix ans. Ses pages sont empreintes de 
tQutes les grâces, de toute la poésie du christianisme. Quoi- 
que son frère et lui cherchassent l'inspiration aux mêmes 



131 LA PEINTURE SUR BOIS, 

soureeS) quoique rien n'eut troublé leur amour mutod, ils 
vécurent séparément, afin sans doute de eonserver leur iodé* 
pendanee d'artistes. 

Les Bellinii surtout le plus jeune, eurent un grand nom- 
bre d'imitateurs. A Venise même, Cataia, Manesuti, Fran* 
cois et iérâme Santa-Croce lancèrent leur barque dans le 
lumineux sillage des deux frères; à Bergame, Cariano, 
Previtali, Gavio, Antoine Boselii suivirent leur fortune; à 
Muranoet à Trévise, Bissolo, Penna<^i manœuvrèrent sous 
le même rumb de vent; Martini, dans le Frioul, dirigea ses 
voiles d'après les leurs, aussi bien que Pellegrîno. Mais le plus 
distingué de leurs élèves fut Jean-Baptiste Cima, surnommé 
da ConeglianOy du lieu de sa naissance. Une obscurité im- 
pénétrable environne, sa biographie : un de ses panneaux 
porte la date de 1495; on sait qu'il travaillait encore dans 
l'année i5i7 ; mais on manque de détails sur les événements 
de son existence. 11 peignit d'abord à la gomme et à l'eau 
d'œuf, ce qui fait remonter assez haut l'époque de ses 
débuts» Né coloriste, doué d'un sentiment exquis de la 
nature, la méthode flamande le rendit, en quelque sorte, 
maître du monde. Il avait vu le jour au milieu d'un pays 
charmant qui lui laissa les plus doux souvenirs.. Partout il 
reproduit sa folline natale, les bleuâtres lointains des 
Alpes, les frais vallons des premières pentes, couronnés de 
bois mystérieux. Une lumière splendide éclaire ses tableaux; 
l'onde y murmure, les fleurs vivantes aspirent la rosée du 
ciel. Comme un grand nombre d'hommes épris des magni- 
ficences de l'univers extérieur, il joignait à des goûts con- 
templatife de sévères dispositions morales : ses tableaux 
sont graves comme l'harmonie du plain-chant; presque 
jamais un sourire n'égayé la mêle figure de ses personnages. 
Aussi n'aimait-il à peindre ni la Vierge ni aucune autre 
femme : la grâce qui aurait dû les animer lui échappait 
comme une nuance trop fugitive, comme ces vagues rayons 



SUR TOILE ET SUH CUIVRE. 435 

de buDière qu'un soleil à demi voilé promène sor les forêts 
et que l'art harite si iocomplëtement. Ses œuvres capitales 
sont le Jeune Tobie guidé par Buphaëly dans la petite église 
véotlîenne de la Bàdia ; Saint Jean au milieu du désert, 
avec ses membres gr^es , sa joue pâle et son o^l extatique , 
aous les voûtes de Notre-Dame dcH' Orto , et la Vierge en 
adoration devant l'enfant Jésus, h Notre-Dame del Carminé, 
tableau que décore un merveilleux paysage. 

Marco Basaîti , autre élève de Jean Bellini , forme , avec 
Cîffla de Conegliano, l'étemelle opposition de la grâce et de 
la majesté, de la douceur et de la force, de Tbarmonie et de 
l'audaee, qui se reproduit dans tous les arts, chez tous les 
peuples et dans tous les genres de littérature. Des parents 
grecs lui avaient donné le jour sur le territoire du Frioul , 
on ne sait ai quelk année ; la date de sa mort est également 
iaeimnue, mais un de ses tableaux porte le millésime de 
1540. Une expression de béatitude céleste ou de paisible 
mélancolie, la finesse du clair-obscm*, la savante harmonie 
des couleurs distinguent ses ouvrages. Il lui manquait le 
profond sentiment de la nature, qui inspirait son maître; le 
choix de ses costames et la tournure de ses draperies annon- 
ce le même défaut de goût relativement aux choses 
extérieures* Sous rinfluenoe de son enthousiasme, il ne 
comprenait que la beauté humaine, dont 11 faisait un miroir 
de grâce et de piété. Son chef-^d'œuvre, qui figure la Voca^ 
tioH de saint Pierre et de saint André, orne à Venise l'Aca- 
démie des beaux-arts. 

Obéissant aux mêmes propensions intellectuelles que Jean 
Bellini, son compagnon de route plutôt que son imitateur, 
Vittore Carpaccio, lui disputa dans mainte circonstance 
l'approbation publique. Il lutta également contre Louis Yiva- 
riai. Quoique la cité des Doges l'eût vu naître, il brillait par 
la pureté du dessin, par la science de la perspective linéaire, 
par la composition et l'invention plutôt que par la finesse 



134 LA PEINTURE SUR BOIS, 

ou l'opulence de la couleur, il ne savait pas tirer de sa 
palette ces tons suaves ou ardents qui égalent , surpassent 
même les teintes des objets naturels ; mais on admire chez 
lui tous les autres dons des grands artisies. Il aimait, comme 
nous l'avons dit, la forme épique, les séries de tableaux 
développant les circonstances d'un fait emprunté à l'histoire, 
les divers épisodes d'une légende. Il ordonnait parfaitement 
ces cycles narratifs, et, comme Jean Hemling, aurait été 
un habile conteur, si un penchant suprême ne l'eût entraîné 
vers la peinture. Aussi, les œuvres de Garpaccio agissaient- 
elles vivement sur les imaginations populaires. Zanetti 
raconte , dans son Histoire des peintres vénitiens, qu'il se 
plaçait souvent au fond de la chapelle où l'ingénieux dessi- 
nateur avait retracé la Biographie de sainte Ursule. Là , il 
prenait plaisir à observer les bonnes gens qui venaient 
adorer la sainte. Lorsque, après une courte prière, ou pen- 
dant la prière même, leurs regards tombaient sur les pieuses 
images, ils restaient en suspens et tout émerveillés, trahis- 
sant malgré eux l'émotion qui les agitait. Ces tableaux 
ornent maintenant, à Venise, l'Académie des beaux-arts, 
et un écrivain judicieux les regarde comme aussi parfaits 
que les ouvrages des plus grands maîtres. Carpaccio travailla 
depuis l'année 1495 jusqu'à l'année i52â. Sur la fin de ses 
jours, il abandonna un peu la forme légendaire et peignit 
de préférence des scènes qui n'avaient. pas besoin de com- 
pléments. Il mourut sans avoir subi de décadence. Ridolfi 
termine la notice qu'il lui a consacrée, par cette phrase 
poétique : « Ses concitoyens le pleurèrent, tandis qu'il sou- 
riait dans les chambres fortunées du ciel. » 

Un troisième, ou, pour mieux dire, un quatrième affluent 
concourut à former l'école vénitienne. L'enthousiasme qui 
exagérait ailleurs le mérite de l'antiquité devait* gagner un 
certain nombre d'esprits sur le territoire de la République. 
Squarcione se laissa entièrement séduire par la muse 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 155 

païenne. Son action fut d'autant plus vive, qu'il enseignait 
avec un talent peu ordinaire, et semblait posséder, h cet 
égard, un don spécial. Il forma cent trente»sept élèves qui 
se répandirent dans toute l'Italie, mais dont la majorité ne 
quitta point les domaines de Venise. Né à Padoue en i394, 
il y mourut âgé de quatre-vingts ans; ce long répit que lui 
accorda la nature lui donna le temps de mulliplier ses efforts 
et de propager ses opinions. Ses instincts curieux se mani- 
festèrent non-seulement par l'étude des livres et des mo- 
numents antiques de sa province, mais par un goi\t pas- 
sionné pour les voyages. Il explora toute l'Italie avec la 
constance et la sagacité du chasseur, puis alla en Grèce 
continuer ses perquisitions : chemin faisant, il dessinait, 
peignait les ruines et les sites fameux, achetait qudques 
toiles et une foule de statues, de torses, de bas-reliefs, 
d'urnes cinéraires. Son atelier devint une sorte de musée 
grec et romain, où il pouvait appuyer chacune de ses dé- 
monstrations sur un exemple. Fràncesco Squarcione, moins 
artiste que professeur, transmettait volontiers à ses disciples 
les entreprises dont on le chargeait. Ses œuvres sont fort 
rares; au commencement de notre siècle, Padoue ne pos- 
sédait de lui qu'un tableau d'autel, qui se trouvait chez le 
comte de Lazara. Le coloris, l'expression et la perspective 
montraient qu'il avait été un des hommes les plus distin- 
gués de son époque et méritait vraiment sa gloire. 

Il forma deux élèves supérieurs : Marco Zoppo, qui fonda 
l'école bolonaise, et le célèbre Mantegna, dont nous allons 
parler. Il eut même une certaine influence sur l'école véni- 
tienne proprement dite, car Jacques Bellini, ayant habité 
Padoue, ne put se défendre d'une certaine admiration pour 
le Squarcione ; les œuvres de son âge mûr attestaient Fim- 
presftion qu'il avait ressentie, quoique Gentile da Fabriano 
demeurât son chef intellectuel et son suzerain. 

Mantegna fut encore une de ces âmes dociles que ne gouver* 



• •^« 



136 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Beat ni un seul principe intéri^ir d'une force inrësislible, ni 
une seule action exiérieure. Ne en 1450, il aoeepta d'abord 
entièrement la suprématie du Squarcione. Il s'égarait avec 
lui dans les songes rétrospectifs, dans les illusions savantes 
qui lui faisaient convoiter, appeler de tous ses vœux la 
restauration de l'art antique. Plus d'une fois il parvint à 
s'en approprier la noblesse et la grandeur ; mais d'autre» 
fois, le sens intime lui édiappatt totalement : il donnait à 
ses inventions un air de légende, de conte fantastique, ou à 
ses personnages la roideur immobile des statues qu'il co- 
piait. On ne vit pas impunément au milieu des tombeaux : 
les miasmes qu'exhale la cendre des morts allèrent les meil- 
leures constitutions. Le moyen âge et l'antiquité se dispu- 
tèrent, par la suite, Mantegna; jeune, il ne rêvant que 
l'honneur d'être un scoliaste d'une nouvelle e^èee. Mais 
justement parce qu'ils s'éloignaient des habitudes naives de 
son époque, ses tableaux produisirent d'abord un grand 
effet : on aime tout ce qui n'est pas ordinaire, tout ce qm 
annonce des études ou des qualités spéciales. La première 
œuvre d'André fut accueillie avec une extrême faveur et 
transportée à Sainte-Sophie, où chacun y put lire l'inscrip- 
tion suivante : Andréa Mantinea Paiavinua, anno VII et 
X naXu%j and momu pinxit i448. Touché du zèle que mon- 
trait son disciple, ému de la ressemblance de leurs goûts, 
Squarcione voulut qu'un adepte si fervent, qu'un imitateur 
si scrupuleux du beau style devint son §ls adoptif. La cé- 
rémonie de l'adoption eot lieu ; mais, quelque temps après, 
Jacques Bellini étant venu hirf>iter Padooe, son sentiment 
chrétien, sa manière plus moderne étonnèrent et séduisi- 
rent Mantegna. La fille du peintre vénitien compléta la 
victoire de son père : André se laissa prendre à ses regards 
et h ses sourires. Quand le prêtre eut béni leurs amours, le 
jeune homme se trouva le condisciple et le frère de Jean 
Bellini, nature forte, décidée, avide de progrès et pleine 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 137 

d'aspmtioAS, qui l'entraiiia loia des raines où il (di^chait 
a éy<M|uer le génie antique. Cette sorte de défection cansa 
une ?i?e douleur au Squareione : dès ce moment, il blâma 
les travaux de son fils adoptif avec l'amertume des esprits 
convaincus, avec le ressentiment des âmes profondes, qui 
ne séparent point leurs idées de leur être et considèrent un 
changement d'opinion comme une véritable mort. Dans son 
indignation, il reprochait à Mantegna les défauts mêmes 
qu'il lui avait fait contracter : ses figures, selon lui, étaient 
li^pourvues de nature, de souplesse, de vie et de charme; il 
aurait dû les peindre en grisailles sur les murs, pour les 
identifier avec les pierres auxquelles leur roideur les assi* 
milait. Aiguillonné par ces cntiques, le peintre animait son 
dessin et perfectionnait de jour en jour sa manière. Le 
Louvre possède de lui deux toiles qui montrent les deux 
formes de son talent ; l'une représente ApoUon faisant 
danser les neuf muses au son du téorbe , devant Mars et 
Vénus, debout sur une espèce d'arc triomphal; à gauche, 
on aperçmt Vulcain dans son antre ; à droite, cet espion de 
Mercure. Ou je me trompe fort, ou le dieu du jour et les 
chastes déesses glorifient l'adultère; leurs chants, leurs pas 
chorégnqpbiques ne peuvent que célébrer le bonheur de 
l'amant et l'infortune du mari. Le second tableau a pour 
sujet une lutte allégorique entre les Vertus et les Vices; les 
traditions de l'Église ayant inspiré l'auteur, c'est la Sagesse 
qui l'empoirte. Jésus-Christ cloué sur l'instrument fatal, 
autre mmrceau du Louvre, exprime des sentiments analo- 
ga^. André, Mantegna mourut en 1506, âgé de soixante et 
seiae ans^ et, outre ses tableaux, il exécuta une quarantaine 
de gravures sur cuivre. 11 s'était adonné avec passion à 
l'étude de la perspective linéaire. 

Sa nature indécise le mit hors d'état de fonder une bril- 
lante école ; pas un seul de ses élèves, aucun de ses deux fils, 
n'a inscrit son nom sur les tablcfrcommémorativesdela gloire. 



138 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Cependant l'âge de la puberté approchait pour la fille 
des lagunes : sous la main brûlante du Giorgione, la pein- 
ture vénitienne acheva de se former. Il avait cette audace 
qu'impatiente la routine, cette ardeur des hommes forts qui 
les entraine vers l'inconnu. Le bourg de Gastelfranco, dans 
la marche Trévisane, fut le lieu où il vint au monde, eii 
1477.11 s'appelait Georges Barbarelli. On le surnomma Gior- 
gione, ou le Grand Georges, à cause de sa taille élevée, de ses 
nobles manières, de la tournure imposante de son esprit, 
quoique ses parents fussent d'une condition très-humble. 11 
eut pour maitre Jean Bellini, qu'il ne tarda pas à éclipser. 
On le trouvait toujours étudiant, d'après nature, et les for- 
mes et la couleur des objets, et les mille combinaisons de la 
lumière qui les enveloppe. Il commença par exécuter des 
madones et des portraits, deux sortes de productions bien 
différentes, les têtes de la Vierge demandant une grâce 
idéale, le^ tètes des individus un scrupuleux amour de la 
réalité. Dès l'époque de son noviciat dans l'atelier de Bellini, 
sa hardiesse le portait à négliger le détail pour l'ensemble; 
la fine et circonspecte exécution qui venait en ligne droite 
des miniaturistes, pour la liberté et la désinvolture qui an- 
noncent la maturité de l'art. 11 abandonna les formes tradi- 
tionnelles et procéda comme la nature. Les contours s'as- 
souplirent, les traits s'animèrent; grâce au clair-obscur, les 
objets prirent un relief énergique, et les transitions, une 
douceur inaccoutumée; d'habiles raccourcis varièrent les 
attitudes des personnages; les draperies elles-mêmes de- 
vinrent plus belles et les accessoires furent mieux choisis. 
Mais ce qui distinguait par-dessus tout le Giorgione, c'était 
la fermeté audacieuse de sa touche : il maniait le pinceau 
avec une fougue héroïque et semblait à peine effleurer la 
toile. Contrairement aux anciens tableaux, ses œuvres pro- 
duisaient de loin un effet plus heureux que de près. Pour 
comble d'adresse^ il obtint ces résultats sans charger les 



SUR TOILE, ET SUR CUIVRE. 130 

ombres. Frappé de tant d'innovations qui agrandissaient 
et multipliaient les ressources de Tart, Jean Bellini marcha 
bientôt sur les traces de son propre élève. 

Malheureusement pour la gloire du Giorgione, on avait 
alors l'habitude de peindre les façades des maisons. Il 
couvrit ainsi de fresques merveilleuses les murs extérieurs 
des palais : le temps a tout détruit, sauf quelques fragments, 
que l'on protège, un peu tard, contre l'action corrosive de 
l'air, de la pluie et du soleil. Gomme par compensation, la 
franchise de sa touche et l'empâtement de ses couleurs ont 
maintenu fraîches et brillantes ses peintures à l'huile ; ses 
carnations paraissent faites d'hier. On admire surtout son 
Christ mortydeTréyhe'^leSant' OmobonOy de l'école de'Sarti, 
dans la métropole vénitienne; un autre tableau représentant 
le même saint qui calme une tempête, dans l'école Saii^t- 
Marc, de la même ville, et le Moïse sauvé des eaux, placé 
dans le palais archiépiscopal de Milan. Les quatre morceaux 
du Louvre permettent de juger sa manière et d'apprécier 
son mérite. 

Giorgione avait une passion ardente pour les femmes ; il 
possédait toutes les qualités qui leur plaisent, chantait et 
jouait si admirablement de la guitare, qu'il était convié à 
toutes les fêtes de la noblesse. En 1 511 , la peste ravagea la 
cité aristocratique; une dame que Giorgione adorait fut 
saisie par le mal terrible ; allant la voir comme de coutume, 
le peintre aspira sur sa bouche l'air fatal qui donnait la 
mort : il termina ses jours à l'âge de trente-quatre ans, et 
il n'y eut pas dans Venise un homme d'intelligence qui ne 
regrettât la fin précoce d'un si brillant génie. 

Quiconque voit la nature d'une certaine façon et exprime 
avec force sa manière de voir, exerce, pour ainsi dire, autour 
de lui, une action magique et change le regard des indi- 
vidus moins bien constitués. Ils n'aperçoivent plus lés 
objets que conformément aux lois de son optique person- 



140 LA PEINTURE SUK BOIS, 

Belle. Giorgione eut donc des imitateurs nombreux. Les 
principaux furent Jean d'Ddine, Sébastien del Piombo, 
Jacques Palma et Pordenone. De l'atelier du peintre véni- 
tien, Jean d'Udine passa bientôt dans celui dé Raphaël, où il 
se distingua surtout par la variété, l'élégance de ses arabes- 
ques. Sébastien del Piombo traita des sujets plus impor- 
tants. Il cultiva d'abord la musique, et les nobles vénitiens 
le recberehaient, malgré sa jeunesse, & cause de ses talents 
comme chanteur et joueur de luth. S'étant alors épris de la 
peinture, il se mit sous la direction de Jean Bellini ; puis 
quand le Giorgione transforma complètement son art, il suivit 
la bannière de l'audacieux novateur, et lui emprunta son 
secret de faire rayonner la toile. Deux portraits et un ta- 
bleau que l'on aurait cru de son second maître, appelèrent 
sur lui l'attention publique. Sa naissante renomitiëe, sa con- 
versation agréable et ses mérites dé virtuose inspirèrent au 
fameux Agostino Ghigi le désir de l'attirer dans la ville éter- 
nelle. Sébastien se laissa aisément séduire. A cette époque, 
Rome entière débattait la valeur relative de Michel-Ange 
et de Sanzio ; les habitants avaient un faible pour ce der- 
nier, que l'on jugeait aussi profond dessinateur et plus grand 
coloriste que son rival. Le nouveau venu pensa autrement : 
la sublime austérité du Florentin captiva son imagination. 
Buonarroli fut sensible à son enthousiasme, et il conçut le 
projet de déplacer la lutte, de mettre Sébastien en oppo- 
sition avec Raphaël : la grâce et l'harmonieuse couleur du 
jeune homme, unies à la science anatomique, aux vigou- 
reux contours et à l'élévation d'idées qu'il possédait lui- 
même, lui parurent devoir éclipser le peinta*e des Madones. 
Gette collaboration secrète produisit en premier lieu un 
Christ mort pleuré par la Vierge, dont Michel-Ange avait 
fait le carton ; Sébastien Ludano (tel était son nom de fa- 
mille) l'exécuta soigneusement, et déploya autour de la 
scène dramatique un ténébreux paysage qui en augmenlail 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. iU 

Tetfet. Cette peinture exeita la plus rive admiration ; die fut 
suivie de quelques autres, dues au même procédé, qui n'eu- 
rent pas un moindre succès, et la gloire de l'artiste com- 
plaisant dissipa les nuages qui enveloppent toute aurore. Son 
intimité avec le rude génie toscan modifia sa manière ; il 
est donc k moitié Florentin, à moitié Vénitien, et les deux 
écoles placent également sbn écusson dans leurs trophées 
historiques. 

En voulant lutter contre Raphaël, Sébastien avait entre- 
pris une tâche difficile : on l'estimait, on lui rendait justice, 
mais oh ne le déclarait pas vainqueur. La Tranêfiguration 
elle-même n'étonna point son audace; il peignit, pour la 
contre-balancer, la Résurrtttion de Lazare, Mais celte verve 
déclina peu à peu; Sébastien travaillait fort péniblement, 
et aimait mieux raisonner sur son art que manier le pin- 
ceau. La mort de Raphaël sembla éteindre son ardeur; 
Michel-Ange ne le stimulait plus, et la nécessité pouvait 
seule faire faire quelques pas à sa rétive inspiration. Les 
bonnes grâces de Clément VII achevèrent de la rendre 
indocile. Le bénéfice del Piombô étant devenu vacant, notre 
artiste le demanda et l'obtint malgré la foule des sollici- 
teurs, parmi lesquels se trouvait Jean d'Udifie ; on lui im- 
posa seulement l'obligation de payer à celui-ci une rente 
annuelle de trois cents écus. Sébastien prit le costume ec- 
clésiastique et se plongea dans un voluptueux repos. Ceux 
qui le chargeaient d'un travail attendaient son bon plaisir 
durant de longues années. On dressait pour lui des échafau- 
dages sous les voûtes des églises et des monastères, mais il 
n'y paraissait que de loin en loin, selon son caprice; plu- 
sieurs restèrent debout jusqu'à sa mort et ne laissèrent voir 
que de maigres ébauches, quand on pénétra dans l'enceinte 
uiystérieuse qu'ils formaient. Lui arrivait-il de finir quelque 
morceau, l'estimant d'après la peine qu'il lui avait coûté, il 
le jugeait d'un prix incalculable et ne pensait pas qu'on pût 

12. 



U2 LA PEINTURE SUR BOIS, 

lui en donner la valeur. Lorsqu'il lui fallait absolument 
mettre la main à l'œuvre, on aurait dit un condamné mar- 
chant vers le lieu de l'exécution. Le portrait seul lui ré- 
pugnait un peu moins; car, en ce genre, il était passé 
maître. 

Sébastien del Piombo possédait une maison bien close, 
où il avait réuni de bons vins, de beaux meubles, tout ce 
qui peut rendre la vie agréable. Quand on lui parlait de la 
gloire, il disait en souriant qu'il était absurde de se fatiguer 
pour laisser un nom après sa mort; que ce nom lui-même 
devait périr, aussi bien que les œuvres produites avec tant 
d'efforts et de douleur : « Au surplus , ajoulait-il , le monde 
n'est-il pas rempli d'hommes ingénieux , qui expédient en 
deux mois la besogne que je terminerais k peine en deux 
ans? Si je meurs vieux, on aura figuré avant ma mort tout 
ce que les couleurs peuvent représenter. Puisqu'il y a tant 
de travailleurs , il faut bien que d'autres artistes se reposent 
et leur laissent le champ libre. » C'était ainsi qu'il excusait 
sa paresse philosophique , et l'on ne peut guère lui donner 
tort : l'ambition expose à de cruelles souffrances ; la vanité, 
à de tristes mécomptes. L'indolence de Sébastien en faisait 
le compagnon le plus aimable de Rome : ne poursuivant au- 
cun but, ne tenant point aux louanges, il ne se mettait dans 
le chemin de personne et se livrait tout entier ; il ne réser- 
vait ni son temps ni son esprit. Ce mode d'existence n'eut 
d'autre inconvénient que de le faire devenir replet. Né en 
4485, il mourut, à soixante-deux ans, d'une fièvre que sa 
nature sanguine lui rendit fatale. Il avait ordonné , dans 
son testament, de l'enterrer sans aucune cérémonie et de 
distribuer aux pauvres l'argent qu'on aurait dépensé pour 
ses funérailles. Parmi ses meilleurs tableaux , on compte la 
Nativité de la Vierge , à l'église Saint-Augustin de Pérouse, 
et la Flagellation, aux Observantins de Viterbe. Les mains, 
dans ses portraits, sont d'une beauté rare, les chairs bril- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. ii5 

lantès, les accessoires d'un goût exquis. Sébastien avait in- 
yenté une manière de peindre à l'huile sur les murailles. 

Deux œuvres d'un mérite exceptionnel rendirent célèbre 
Jacques Palma le Vieux. Peinte pour l'école de Saint-Marc , 
l'une représentait la translation par mer de la dépouille du 
bienheureux apôtre : une effroyable tempête assaillait le 
navire et les chaloupes qui lui faisaient cortège; on aperce- 
vait dans le ciel des groupes de démons activant l'orage ; 
l'artiste avait très-bien rendu les efforts des matelots in- 
quiets, la fureur des vents, la sombre épaisseur des nuages 
que déchiraient les éclairs, l'agitation des vagues et leur 
sinistre écume. Vasari prétend que l'on croyait voir trem- 
bler la toile. L'autre tableau figurait le peintre lui-même ; 
c'était un prodige de vérité. Boschini et les historiens mo- 
dernes vantent plusieurs de ses productions, comme son 
Epiphanie de l'île Sainte-Uélcne , près de Venise. 11 imita 
Don-seulement le Giorgione, mais encore le Titien; il est 
vrai qu'il ipiita aussi la nature, ce modèle infini , plus varié 
à lui seul que tous les grands maîtres ensemble. Ses ca- 
ractères distinctifs sont l'exactitude, la finesse du travail, 
l'union des teintes, la douceur du coloris. Les biographes 
n'indiquent pas plus l'époque de sa mort que la date de sa 
naissance. Il vécut , dans la première partie du xvi" siècle , 
l'espace de quarante-huit années, selon le témoignage de 
Vasari en 1568. Il avait pour ami et compétiteur Lorenzo 
Lotto, qui sut donner à. ses personnages une grâce char- 
mante, une expression pleine de vie, et qui marcha tantôt 
sur les traces du Giorgione, tantôt sur celles de Léonard de 
Vinci. 

Jean-Antoine Licino, ou Licinio, vit le jour dans le Frioul, 
au château de Pordenone , qu'une distance de vingt-cinq^ 
milles sépare d'Udine ; on lui a donné le nom du lieu de sa nais- 
sance. 11 étudia la peinture sans maître, par la simple imi- 
tation des objets extérieurs et des œuvres du Giorgione, qui 



144 LA PEINTURE SUR BOIS, 

lui avaient cause une de ces émotions vives et fraîches aux- 
quelles on s'abandonne avec tant de joie. La peste ayant 
fondu sur la ville d'Udine , où il résidait , il fut contraint 
d'aller habiter plusieurs mois la campagne. Là , il fit pour 
les paysans un bon nombre de fresques et apprit au fur et 
k mesure les secrets de cette manière ; il y devint même 
très-habile, personne ne jugeant mieux l'effet que devait 
produire telle ou telle couleur mêlée au plâtre. Après son 
retour, il exécuta un de ses meilleurs ouvrages , une Annon- 
cicUion, qui devait orner le couvent de Saint-Pierre*Martyr. 
Les connaisseurs en admirëre'mt le dessin, la grâce, le relief 
et la vivacité. D'autres tableaux accrurent promptement sa 
réputation. L'âme de Giorgio Barbarelli semblait l'animer : 
de tous ceux qu'inspira ce fier génie , aucun n'en approcha 
davantage "SOUS le rapport de la vigueur, de la hardiesse et 
du caractère. Il finit par s'établir à Venise, où la gloire et 
les travaux du Titien l'enflammèrent d'une noble émula-* 
tion. 11 faisait non-senlement de perpétuels efforts pour sou- 
tenir une si redoutable concurrence, mais il cherchait toutes 
les occasions de mettre ses ouvrages en regard des siens dans 
les mêmes édifices. Aucun auteur ne dit qu'il ait employé de 
ces ruses lâches et ignobles par lesquelles la jalousie obtient 
de frauduleuses victoires. Sa lutte avec le prince du coloris 
était une lutte franche et, ouverte, une sorte de pas d'armes 
ou de glorieux tournoi. Aussi lui fut-elle profitable, en le 
contraignant à chercher sans cesse de nouveaux effets et de 
nouvelles ressources. La plupart de ses tableaux sont de- 
meurés dans le Frioul et dans les provinces lombarde- 
vénitiennes ; il y orna de ses fresques un grand nombre de 
châteaux, maintenant presque solitaires, ou vient heurter 
de loin en loin quelque voyageur curieua. Le Pordenone 
mourut à Ferrare, en 4559 on 1540, d'une subite affection 
de poitrine, qui dura seulement trois jours. Plusieurs per- 
sonnes attribuèrent au poison cette fin rapide; mais Tar* 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 145 

tisle arak einquante-sîx ans et arrivait de la métropole du 
commerce italien : la fatigue du voyage peut expliquer na- 
turellement une catastrophe qui n'a rien de bizarre ni de 
mystérieux. 

La plupart des écoles se personnifient dans un chef su- 
prême; en lui sont résumées leurs tendances principales 
avec une force et un éclat exceptionnels. Ainsi, Michel- 
Ai^ symbolise la peinture florentine; Sanzio, la peinture 
romaine; Albert Durer , le style germanique ; Rubens, la 
manière flamande, et Rembrandt, le génie hollandais. Vecel- 
lio nous apparaît comme l'emblème de l'art vénitien. 11 
était issu d'une noble famille, et vint au monde, en 1477, 
dans le bourg de Cadore, près des Alpes tyroliennes. Dès 
l'âge de dix ans, il révéla des facultés peu ordinaires ; il fut 
alors envoyé à un sien oncle, qui jouissait d^une grande 
considération parmi les habitants de Venise. Cet homme 
sensé remarqua Iç gont précoce de. son neveu pour la pein- 
ture et le mit chez Jean Bellini. Le brillant élève y apprit 
d'abord la manière patiente qui forma la transition du vieux 
style au style moderne. On croit qu'il avait reçu aupara- 
vant les leçons du nommé Sébastien Zuccati, né dans la Val- 
teline, et, comme Jean Bellini, observateur minutieux de la 
nature. II contracta sous ces deux maîtres l'habitude de 
reproduire tous les détails des objets, ce qui lui permit de 
lutter contre Albert Durer, quand ce grand peintre visita 
au milieu des flots la reine de l'Adriatique. Bientôt après, 
frappé de l'audace révolutionnaire que montrait le Gior- 
gtooe, son condisciple chez Jean Bellini, il modifia son style : 
sa touche devint plus libre, plus hardie, et l'on put un mo- 
ment confondre ses tableaux avec ceux de l'habile réforma- 
teur. Pois, ses tendances particulières se firent jour ; il 
tempéra le dessin fougueux de son modèle, jeta un voile 
sur sa couleur éblouissante et adoucit la fierté de son ex- 
pression ; l'harmonie succéda aux emportements d'un es- 



146 LA PEINTURE SUR BOIS, 

prit novateur; la forme et le coloris vénitiens atteignirent 
toute la perfection qu'ils admettent. La première œuvre où 
l'originalité de Vecellio se manifesta décore la sacristie de 
l'église Saint-Martial et représente Tobie escorté de l'ange 
Raphaël. Le Titien avait alors trente ans; il venait d'entrer 
en possession de lui-même, de découvrir au fond de sa na- 
ture ce qu'elle renfermait *de plus puissant et de plus ex- 
quis : moment admirable dans la vie d'un artiste ! Guidé 
par la lumière nouvelle qui éclairait son intelligence, le 
profond coloriste marcha désormais d'un pas sur à travers 
des régions enchantées. 

Les amateurs de classifications rigoureuses ont l'habitude 
d'opposer le style vénitien à la manière toscane et au goût de 
l'école romaine. Si on les en croyait, la noblesse de la forme 
et de l'expression serait une plante naturelle des bords du 
Tibre et de l'Arno qui dépérirait dans l'atmosphère saline 
de l'Adriatique ; mais les faits contredisent cette opinion. 
Sans passer en revue toute l'école , nous rappellerons ici 
le caractère poétique du peuple des lagunes, ses innombra- 
bles légendes, la pieuse douceur et la grâce de ses peintres 
primitifs ; nous signalerons, en même temps, pour ne pas 
perdre de vue le grand homme qui nous occupe, la dignité 
habituelle de ses personnages et le .grave sentiment ré- 
pandu sur ses tableaux. On voit, au premier coup d'ϔl, 
que les fiers patriciens de Venise lui ont servi de modèles. 
Il y a, dans leur costume, dans leur port, dans leurs traits, 
dans leur expression et leur geste, une élégance aristo* 
cratique.Sa couleur même, où toutes les nuances se fondent 
insensiblement, où la lumière ne forme pas de contras- 
tes heurtés, emprunte à son calme un certain air majes- 
tueux. Il drape selon les mêmes principes que Phidias lors- 
qu'il exécutait les fameux groupes du Parthénon. Enfin il a 
su enlever de terre le genre de peinture le plus réel, pour 
le transporter dans les hautes régions de l'idéal. Les por- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 147 

traits, sous son pinceau , prirent une grandeur , une no- 
blesse héroïques : des personnages copiés d'après nature 
devinrent fiussî imposants que les acteurs imaginaires d'un 
tableau d'histoire. 

Titien est cependant un peintre observateur; mais il 
mêle à son observation , à sa fidèle imitation , des senti- 
ments qu'on ne trouve pas chez les Hollandais et que pos- 
sèdent peu de Flamands. Si l'on considère la justesse de son 
coup d'œil, la prudence de son travail, on peut à peine dire 
qu'il avait une manière ; le plus souvent , on se croirait en 
présence d'objets réels. Personne n'a peint mieux que lui 
les carnations et le paysage; il excelle à rendre les formes, 
les chairs délicates des femmes et des enfants. Gomme il 
produisait avec lenteur et avec un soin extrême, il n'aimait 
pas multiplier les personnages. Il exprimait habilement les 
affections de l'âme et il a parcouru toute la gamme des pas- 
sions, depuis la volupté jusqu'à l'extase du martyre. Ses 
œuvres ont, en général, un aspect mat, qui, indépendam- 
ment de leurs nombreuses qualités, les fait reconnaître au 
premier abord. Le musée du Louvre possède de lui plu- 
sieurs morceaux vraiment prodigieux, parmi lesquels nous 
citerons : Jupiter et Antiope, le Christ porté au tombeau, 
les Pèlerins d'EmmaûSj le Couronnement d'épines, les 
portraits d'Alphonse d'Avalos et de sa maîtresse , ceux du 
peintre lui-même et de cette charmante femme qui passe 
pour avoir exercé sur lui le magique empire de la beauté. 

Enrichi par la munificence des princes et des tètes cou- 
ronnées, le Titien mena une vie fastueuse. Il n'y eut pas, de 
son temps, un monarque , un seigneur illustre , dont il ne 
traçât l'image. Charles-Quint et Philippe II, Marie d'Angle- 
terre et François P', le duc d'Albe et Ferdinand, roi des 
Romains, posèrent devant lui. Sa maison était le rendez- 
vous des nobles, des savants, des artistes, des poètes de 
toute l'Europe. Sa gloire, sa belle prestance, ses manières 



148 LA PEINTURC SUR BOIS, 

distinguée& Faidai^nt à en fajre les honneurs. Il avait une 
santé robustCi un caractère doux et facile. Pendant sa lon- 
gue yieillesse, ses yeux s'afiaiblirent, son talent déclina; 
mais il poursuivit le cours de ses travaux , sans avoir le 
moindre sentiment de sa décadence. Il mourut enfin de la 
peste, le â7 août 1576, à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. 

Titien montrait peu de goût pour l'enseignement , soit 
que la nature lui eut refusé la patienee et les qualités né- 
cessaires aux dresseurs d'hommes , soit qu'il craignit de se 
préparer des compétiteurs. Je crois que ces deux eauses 
l'influençaient également. A son mérite se trouvait jointe 
une vanité sans grandeur , mésalliance fort commune chez 
Jes écrivains et les artistes : tremblant toujours de voir pâ- 
lir sa gloire, il n'appr^iait rien aux âèves qui fréquen- 
taient son atelier. Inquiet du talent révélé par son propre 
frère, il le poussa vers le négoce et eut l'adresse méprisable 
de lui faire abandonner la peinture. U ne forma réeUement 
aucun disciple, mais ses tableaux furent de nuieltes leçons 
pour un grand nombre de coloristes. 

Paris Bordone chercha vamement à recueillir de sa bou- 
che d'utiles indications; il vit bientôt que c'était un homme 
peu généreux et s'éloigna de lui, quoique ses camarades 
voulussent le retenir. Comme la manière de Giorgione lui 
plaisait beaucoup, il regretta doublement sa fin précoce, 
attendu qu'il n'était pas avare de son expérience et ne fai- 
sait point un mystère de ses idées. £n r8l>senGe du maître, 
il étudia et imita soigneusement ses peintures. Ses progrès 
furent si. rapides, qu'à l'âge de dix-huit ans les Frères mi- 
neurs lui demandèrent un morceau religieux pour leur 
église de Saint-Nicolas. Abusant de sa renommée^ de son 
influence, Titien lui enleva cette commande, et lui Ata IW 
çasion de déployer son mérite naissant aux yeux de toute 
la ville. Des stratagèmes aussi mesquins ne pouvaient arrê- 
ter longtemps le jeune homme. Appelé à Yicence^ où on le 



SUIl fpm VF Sim tBQIYBE. «^9 

lib^jsg^ 4e pfiw4re w f^pi^e bibliqjue m faoe d'une soàoe 
^ée^(i^ par Yf^cellio, il mt dana scm travail toutes ses 
loirca^^ foiji^ son aidce^se et li^^ute ^n jnapùratioa. Son ar<- 
ilear A^jt ^spu^rqnn^B d'un plein «uceès, et Foa jugea que san 
^Qepvre ^a^U leelle du paître oppinr^agieux. Revieau aux hords 
iies lagMoeSy jl ^oii)^ ^^opiuajâ la cooeurreaee d^ celm-cl. 
féh g^ce du des^'p), Je i^ai^aie 4e la couleur furent ses prin- 
eîpaux pi^ériteç. U s'^Spriça de rendre sa paleite pius agréa- 
t)\e, pjLus v^iée que eeUe du TitieQ, qui, par aou opulence, 
S9i variété, s^ proftwdeur, ^e laissait aucun espoir de triom- 
fi^ç. S<Nrdone avait Tart de répAudre sur ses toîks la wie di 
Vet^^^evamt, C'était un bomuie siioipie, euaemidAla ruse, 
de Vif^^e et des agUatious, m scellent les esprits mér 
diacres. Faltigué de la «ouplesae, des airs de niettdiant, ipie 
l'ariajfcpçrfttiè vénjtienne exigeait des peintres , il AceefUta 
tou^ lies javiti^tianç qui lui Curent adressées du dehors; il 
yjiil, fp» 1589, babj^r te ;Frani(^, où naus le retrouyenons. 
U était pfi a Triéyi^e, d'uiMe laiftitle noUe, dans la premièi» 
animée durcie. 

Jj^iies ft^U^ti) surnatiniaé le Tiniûret parce que son 
père e^ei^çaÂt la profession de teiinturier, n'eut pas besoin de 
lutitef .contne luiHaaéuie pour pi^^odreJa résolaftion de fuir 
régjajûsAe Yecellio. Quand le Titien remarqua son ^gpureux 
l^al^Ht^ U h JAit JL Ja porte et le pria d'aller itudier ailleurs. 
Le jeune boDMUe était pauvre, iaoonnu, sims appui, mais il 
avait la QOiiseieQ.Qe de sa jGorce. lustemenl blessé delà con- 
dwte temie Cjiiversiui pardon uiaitre, il n'en poursuivit que 
pluaaisdewueataesitraiirsttix. Logé dans june chambre in- 
eofflunode^ il l'aniiaaf il l'orna de ses inventions; aurja 
p^rte^ tîl.aflrfût 4arît ee progravune ambitieux : Le demn de 
MieM^Ànge H le /coloris Jm Tkien. Sa mauvaise bumeur 
coolie oe dernier Jie Je nendait pas ie^uste à son égard ; ;il 
/e^apiait saos relàphe ses tableaux, et dierchait dans des plâ- 
lire^ moulés sur lesataliues defiuoiiarroU la puissante inspî- 

13 



m LÀ PEINTURE SUR BOIS, 

ration qui leur avait donné l'être. Des statues, des bas-re- 
liefs antiques lui tenaient aussi lieu de professeurs et de 
conseillers. Zannetti rapporte qu'il éclairait souvent ses 
modèles à l'aide d'uiie lampe, pour mieux observer les effets 
du clair'^bscur. Il ébauchait encore des figures en cire on 
en argile, puis les suspendait à son plafond dans des atti- 
tudes diverses, afin de les dessiner sous plusieurs aspects et 
de se familiariser avec la perspective de bas en haut. L'ana* 
tomie ne l'occupait pas moins sérieusement : il étudiait à 
fond le jeu des muscles, la structure du corps humain ; après 
l'avoir disséqué, il le regardait vivre et en examinait tous 
les raccourcis. Une telle patience, venant au secours d'un 
talent supérieur, devait produire des effets extraordinaires. 
Tant que notre artiste sut modérer sa fougue, il plana vic- 
torieusement à la hauteur des plus grands maîtres. Ses ta- 
bleaux avaient le fini de la miniature, le libre dessin et le 
flou de l'art moderne. 11 composait bien, choisissait avec 
goût ses formes, jetait habilement ses draperies et donnait 
au clair-obscur une force étonnante. Les expressions, les 
attitudes se recommandaient par une vivacité sans égale. 
Dans ce style furent peints : le Miracle de l'esclave, à TR- 
cole Saint-Marc; le Rédempteur sur la croix y k l'Éeole Saint* 
Roch; la Cène de l'église délia Salute. Il préférait lui-même 
ces trois ouvrages et les signa de son nom, quoiqu'il en ait 
exécuté bon nombre d'autres tout aussi remarquables. 

Mais Jacques Robusti était animé d'un besoin de pro- 
duire, d'une verve indomptable, qui ne le laissaient jamais 
en repos. Ce zèle laborieux devint une sorte de fureur. A 
peine s'il prenait le temps d'imaginer avant de mettre la 
main à l'œuvre : les figures pleuvaient, pour ainsi dire, sur 
la toile et sur les murailles. Point de sujets trop compliqués, 
point d'attitude trop vive, point de raccourci trop hasar- 
deux. Quand il avait représenté tous les personnages néces- 
saires, il en ajoutait de complètement inutiles, rien que pour 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 151 

apaiser sa fiévreuse excitation. Les acteurs superflus se grou- 
paient comme ils pouvaient, et des mêlées singulières avaient 
lieu : on eût dit qu'ils se disputaient Tespace. Le mouvement 
surabondait ; le calme n'était nulle part. Le peintre vénitien 
aimait donc à représenter des corps agiles et leur donnait 
souvent des formes trop sveltes. On ne doit pas s'étonner 
d'ailleurs qu'une manière si expéditive eut pour conséquence 
de nombreux défauts. Le célèbre Paul Véronèse blâmait 
hautement Robusti de ne pas savoir mieux se contenir ; il 
l'accusait de porter atteinte à la dignité de l'art. Si Ton veut 
nous permettre d'employer une comparaison vulgaire, mais 
juste, ce peintre habile était comme un cheval trop fou- 
gueux, qui prend sans cesse le mors aux dents et brise tout 
sur son passage. Son excès d'activité lui a fait produire un 
si grand nombre de tableaux, qu'on ne peut en dresser le 
catalogue. L'âge même ne put tempérer sa fougue, et il vé- 
cut quatre-vingt-deux ans ! Le Tintoret finit ses jours dans 
sa ville natale, en 1594. 

Jacopo da Ponte, surnommé Baaaano parce qu'il était 
<Nriginaire de cette commune, fut un des hommes chez les- 
quels se trahirent le plus manifestement les rapports in- 
times de l'école vénitienne et de l'école néerlandaise. Il eut 
pour maître son père François, peintre estimable, qui con- 
courut, pendant le xv* siècle, aux progrès de son art. Les 
premiers travaux de son fils portent les caractères de l'an- 
cien style, dont il n'avait pu s'a£Franchir lui-même. Il en- 
voya Jacques se perfectionner à Venise, dans l'atelier de 
Bonifazio, artiste vaniteux et poltron, que toute concurrence 
intimidait et inquiétait. Au lieu de s'évertuer pour former 
un brillant élève, il craignait de lui aplanir la route, en lui 
communiquant le résultat de son expérience; il ne voulut 
pas même peindre devant lui, et Bassano était contraint de 
l'épier par le trou de la serrure. Sa principale ressource fut 
de copier les tableaux de ce triste professeur, les esquisses 



m LA PEIPïtÙRÉ 9Ùft BOIS, 

du Parmigianmor et les œâyrcs an Titien : II cétoya de sî 
près la manière de VeoeHIa, ^'ôn l'a cra son drâeipïe. Jeane 
et signoptfikt lui«^]fiéine, il aspirait alors aux efietd tnàjes^ 
tiie^x de la grande Peinture, et Ton doit dire que se? tra- 
vaux ju^ifiâiént son ambition. Les fresques dont il orna la 
facfade de la maison Michidi annd^c^ent une remarquable 
élëvartion de pensée;- on aldniirë surfout le tragique épisode 
où Samsofi extermine les Philistins : c^te scène animée rap* 
pdle le grave et imposant géni^ auquel on doit les visiems 
de la chapelle SlxtinO; 

Mais Jacques da Pdttte n^ detalit pÉs plàfâer loff^^nipè 
dans une région si haute ; la mort de son père le força de 
quitter Venise et de ret<mrnèr dand sa patrie pour soigner 
ses intérêts. Bassano est tme viHe commér^nte^ agréable- 
lùent située au bord de la Brenta^ du mfilreu de seb rue» et 
de la campagne vdsine, le i^gard se promène sur l'amphi- 
théâtre des AlpeSy ^ue les glaciers courcrniient d'un majes^ 
tueux attique. Son fleuve impatient) débordé tous les hivers, 
et les mille ruisseaux qui accourent des bàuieols, edviren- 
iient de frais héritages la cité ]^£;lorale^ Des troupeaux 
nombreux y ruminent et approvisionnent ses foires, où 
aborident les marchands. Cet agreste séjour exerça la plus 
vive influence sur notre artiste : les montagnes et les val'^ 
Ions, les bois et les fleurs, les animaux et les rivièreîs, to 
eabanes et les paysans devinrent ses modèle» de prédilec- 
tion. Il imita soigneusenient les ustensiles de ménaf{e, les 
instruments de culture^ les paniers, les vases de métal, les 
pressoirs j }eé crèches, les pots verdis et les boites rustiques. 
Se laissant envahir par la nature, elle le pénétta si bien de 
sa profonde paix, qu'il en vint à répandre sur ses tètes une 
insignifiance léthargique, lui dont on avait jadis eèmparé 
les figures aux nobles peifsonnages du Titien, tftix héros 
menaçants de Michel- Ange! 

Comme tous les hommes supérieurs qui reprc^duisent 



SUR TDILB ET SUll CtlTftE. 18S 

trafiquillemeiit les objets champêtres, Bessano devint A'nne 
extrême bâbilelé dans la technique, dans l'emploi de des in^ 
gëoiettx moyens que l'on classe trop souTcnt parmi les pro- 
cédés matériels^ car ils ont une plus grande importance et 
relèvent immédiatement de Testhétique ou des lois générales 
du beau. Le fiassan avait étudié, mettait & profit d'une ma- 
nière étonnante les combinaisons si variées, si délicates de 
la lumiàre. Pour rehausser tes carnations, il choisissait les 
étoSes^ Il en agençait les pli» avec une prodigfe«se adretee» 
H sut donnep à ses teintes l'éclat des pierreries et foire étia- 
eder ses verts comme des émeraudes. Secondé por une 
Bombrcuae école, il a produit une feule de tableaux; pen 
de cabinets en sont dépourvus, et on les achète générale- 
meiit à des prix minimes. Si on les compare aux toiles des 
Pays-Bas, la touehe semble rude, rexécuttoo trop hardie 
pour la Miture des sujets. Né en i5iQ, Jacques Bassan 
OMMirvt en 11^â« 

Le Bassan forma de ses quatre fils uœ escouade de pein-^- 
très qu'il dressa au maniement du pmeeau et qui suivirent 
poaetueRement ses instructions* L'ainé, Franéesco, avait 
une imagiaatioB lacile que son père utilisait ; une sombre 
mélancolie le poussa, jeune encore, k se précipiter par une 
fenêtre. Léandre imitait avec une habileté supérieure les 
traits et les formes des individus. Jean^Baptiste et Girolamo 
suivaient patiemment la route que leur avait tracée le vieux 
Jacques. 

Le nombre des peintres italiens augmentait tous les joiiri^ 
ils oampesaient une foule ambitieuse que les hommes d'ave<- 
nir traversaient pénibleriienU La nature ne se lassait pas 
néMMBoins de produire des talents extraordinaires. Elle 
preuve sa fécondité inépuisable en mettant au monde, dans 
ransëe i52S, Paolo Caliarl^ surnommé h Vérefum, parce 
ituil était originaire de Vérone. Son père Gabriel avait pré- 
IM ¥$H de scelpteur à celui du choriste (rt veulttlt que 

15. 



iU LA PEINTURE SUR BOIS, 

soa fils imitât son exemple ; mais Paul, autrement eonformé, 
aima mieux peindre de brillants et rapides tableaux, que de 
faire sortir avec lenteur d'une matière rebelle un groupe, 
une statue ou un bas-relief. Le tailleur d'images ne s'obstina 
point et le mena chez Antoine JBadile, robuste vieillard qui, 
h plus de soixante ans, gardait encore la morbidesse et la 
fermeté de sa touche. Il avait, le premier, dans sa ville na- 
tale, fait voir la peinture libre et hardie, entièrement dé- 
gagée de la contrainte du style primitif. Sous la discipline 
d'un pareil maître, les forces de Paul Caliari se développè- 
rent promptement. Mais, si les peintres fourmillaient d'un 
bout à l'autre de la péninsule italienne, ils encombraient la 
petite cité, de Vérone. 

Les compatriotes de Paul Véronèse lui témoignèrent une 
indifférence contre laquelle échouèrent tous ses efforts. Il 
avait beau redoubler de zèle, on ne lui accordait pas la 
moindre attention. Un concours ayant été ouvert àMantoue, 
il y remporta le prix, mais sa victoire lui fut inutile ; on ne 
s'en soucia point/ ou l'on ne voulut pas y croire. Tant d'a- 
veuglement le força d'abandonner sa patrie, où il donnait 
en vain depuis plusieurs années des témoignages de son 
précoce talent et de sa vigoureuse inspiration. 11 alla cher- 
cher fortune à Viccnce, qu'il délaissa bientôt pour Venise. 
C'était là que son bon génie Tattendait et lui préparait une 
brillante destinée. Les œuvres du Titien et de Jacques Ro- 
busti achevèrent de lui enseigner les mystères de la couleur, 
de lui apprendre à lutter contre les rayons du soleil. U fit 
ses nouveaux débuts dans la sacristie de Saint-Sébastien; 
son travail était, encore timide et ne laissait voir que les 
premiers indices de sa future manière. Mais les hommes 
ïbrts marchent rapidement : lorsqu'il peignit rhistoire 
d'Esther dans les sofiiles de la même église, on y admira.la 
grâce, la facilité, la somptueuse imagination qui devaient le 
rendre illustre. Emmené à Rome par l'ambassadeur Gri- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 155 

mani, les chefs-d'œuvre qui frappèrent sa vue de tous côtés 
agrandirent son idéal, source intérieure d'où allaient dé- 
couler tant de merveilles. Chargé, à son retour, d'orner le 
palais communal de Venise, la richesse de ses inventions, 
l'éclat de son style, la fermeté de son pinceau annoncèrent 
im grand maître. Son Apothéose de la République le plaça 
définitivement sur l'estrade d'honneur qui réunit, comme 
un cénacle majestueux, les hommes extraordinaires dans 
tous les genres. 

Quoique les différentes avenues de l'art semblassent avoir 

. été déjà foulées, Paul Caliari avait réellement découvert un 
chemin nouveau. Il sut allier la pompe et le naturel, l'a- 
bondance et la facilité. J'essayerais vainement de ne pas le 
mettre en comparaison avec Rubens ; l'analogie amène sous 
ma plume le nom du peintre anversois. Tous les deux, en 
effet, ont déployé un luxe d'imagination, un éclat de colo- 

, ris, une verve et une souplesse de dessin qui leur font une 
place à part. Mais Véronèse a étendu son amour de la 
magnificence jusqu'au théâtre où se meuvent ses acteurs; 
Rubens a toujours fait disparaître la décoration derrière 
l'hoomie, le monde inanimé derrière ses vivants person- 
nages. Ce qui frappe d'abord dans les tableaux de Caliari 
et forme le trait le plus extérieur de sa manière , c'est la 
somptuosité des édifices et des autres accessoires qui envi- 
ronnent ses groupes. 11 prodigue les colonnes, les galeries, 
les escaliers, les balustrades, les vases de fleurs. Dans les 
intervalles de l'architecture, brille un ciel clair et profond. 
La splendeur des costumes égale celle des monuments; les 
plus riches étoffes, les joyaux les plus délicats ornent avec 
élégance les créatures enfantées par son génie. Personne 
peut-être n'a su rendre aussi parfaitement les attitudes qui 
varient l'aspect du corps humain ; c'est un prodige que la 
manière dont il assied, dont il pose sur leurs jambes, incline 
ou fait remuer les individus. La nature n'est ni plus vraie 



156 LA PEINTURE SUR BOIS, 

ni plus facile ; on dirait même, ehose absurde I qu'elle doit 
perdre à la comparaison. Paul YënmèâeiiiuUiplië les acteursi 
sans que le désordre se glisse pdrmi èui ; ils composent d'a^^- 
grëables foules qui ne lassent point k tué; La perspeetive 
met d'ailleurs chaque objet à sa plaee. L'air, la lumière oir* 
enlbnt partout ; le peintre n'a pas besoiii des subtililëa du 
clair*obsèttr pour faire ressortir ses premiers plans on ses 
chefs d'i^aploi. Et quelle diTélrsItë dé physionomies, de pos- 
tures, d'expressioDs , de vêtements et de décorations I 

Yéronèse aimait spécialanent à r^résenter des festins : 
les Neeeê dé Canu, là CèÀB^ le Bapas de Jééus chez 6imiMh 
le Banquet offert aux pauwres pttr saint Grégûire. La taUe 
ebargée de mets, les vases, les ustensiles de toutes sortes, 
les dmnestiques somptueusement habillés, augnentent l'ap- 
pareil et la magnificence ordinaire de ses tableaot. Le Louvre 
possède deux chefs-d'oBuvre en ce genre, les JVeeeê de €a9ui 
et le Festin de Simon, où la Madeleine épanche sur les pieds , 
du Sauveur les parfums de son repentir. Lorsque Paul traii- 
tait d'autres épisodes, c'étaient presque totijours des sujets à 
grand spectacle : Esther devant AsàuénU'y h Massaere des 
innocents, la Reine de Saba dans U païens ée Sethman, 
Armé de son pinceau comme d'une baguette magique, M 
doiinait des fêtes perpétuelles sur ses toiles. H mourlit à 
Venise en 1588, k l'âge de soixante ans. De même que Ba^ 
sano , il trouva ses premiers élèves et imitateurs dans sa 
famille : le plus jeuûe de ses frères d'abord, nommé 9eM- 
detto; puis, ses deux flls^ Charles et Gabriel. 

Vecellio , Tintoret , làeques da Ponte , Paul Vtf roaèse , 
furent boinme ces grands chênes que l'on épargne dans 
la eottpe des bois ^ pour qu'ils sèment autour d'eul la vie 
et la iûèohdité : d^ nombreux ^Isjélons les environtièrcM 

biientôt. 

Après Paul Véronèsè, la peinturé déeliUa sur le bbré dtts 
lagune». L'esprit mereàfatik l'è^veloppà dé itt létMir^i^CÉe 



SDH TOltB Et Sm GOITAE. I»1 

iUnmfhhe. Dép^enser peu de force dans chaque oeuvre, m 
mettre une foule au jour et gagner à proportion, telle est la 
méthode qfie pratiqifeni les habiles^ lonsque Pentliéusiasine 
dlspamt! d^ttue nat^èn, comme le soleil d'un pnysàge, et que 
la brume du soir refroidit l'air vital des grandes époques* 
iaeqtfes Palma, petit^neyeu de l'artiste du même nom, sei^ 
vitd'intermédiaire entre les deux périodes: il ^ards^ certaines 
^alitéa dé Vwùe et covitraeta plusieurs tices de l'autre. 
Quoiqu'il eél éttfdié les bons maîtres vénitiens el romftins, 
ee qui dominait en tui^ c'était nue faK^ffité de mauvais augure. 
Il avait vu Je jour dtfos l'année 11944. Parvenu à Tige où le 
taièBt chferdie des occasions de se produire, d'aitiifèi^ sur lui 
un peu dé lumière f il trouva toutes les hauteurs encom- 
brées : Bassano, Tintoret, Paul VéN>nèse, occupaient les 
pritieipaks ; il lui restait l'ombre des siloations inférieures, 
Toubli et la pauvreté. Cette morne perspedivo ne le charma 
goère. PotiT fie pas laisser accomplir un si fAcheux horo- 
scope, il fit ttt cour flfu VHtorîa, sculpteur et architecte in- 
fluent^ qui, traité sans faiçon pai^ les grands hommes de 
l'époque, fut enchanté de la souplesse et des manières res- 
peotuoiises du jeune Palma. Sa protection valut au débutant 
de nombreuses commandes. SI celui-ci avait eu la force 
intellectuelle^ la dignité morale de» hommes vraiment supé* 
rieurs, il se serait alors relevé, après avoir un Instant fléchi 
sous le poids des circonstances; mais il garda la même atti- 
tude : aoustrait anx dures éprouves des^ commencements et 
recherché pa^ les amateurs, il se mit k confectionner de la 
peinture. Ses œuvres n'étaient, en général, que des ébau- 
ches; il fallait accumuler l'or detant lui pour le dMiUt k 
les finir avec soin< 11 t^lrouvait sur sa palette ^ quaind il lé 
voulait, Péléganee et la pureté du bon style ; mais il le vou- 
lait rarement. L'amour du bien-être avait déjà supplanté 
l'tfraoïir de la gloire. Raima le jeune termina sa carrière eil 
Ifiât. Après l«i, Part tëûitien tomba dafls Me lëngtteor 



ibS LA PEINTURE SUR BOIS, 

croissante, et la reine de T Adriatique n'eut plus d'autre 
poésie que le murmure de ses flots. 

C'est un océan que l'histoire de la peinture au delà des 
Alpes; nous en avons exploré les trois divisions principales : 
les écoles romaine, florentine et vénitienne ont déjà passé 
devant nos yeux ; nous avons assisté aux premières tenta- 
tives de l'école siennoise. Mais l'art du coloris a eu dans la 
Péninsule quatorze centres; dix de ces chefis-lieux n'ont 
point encore reçu notre visite. Sauf Parme et Bologne, ils 
ont, au reste, une faible importance. Ces deux villes produi- 
sirent elles-mêmes peu de dessinateurs fameux avant l'an- 
née 1600. Quelques grands traits vont donc nous suffire 
pour achever de faire connaître la peinture italienne au 
moyen âge et du temps de la renaissance. 

L'école de Parme n'offre à l'historien que deux maîtres 
célèbres, Antonio AUegri, surnonuné le Corrégey et François 
Mazzuoli , surnommé le Parmigianino. Elle leur doit non- 
seulement toute sa gloire, mais encore son existence; née 
avec celui-là, elle s'efface après celui-ci. Parme et Plaisance 
avaient inutilement possédé des artistes de très-bonne 
heure ; aucun d'eux ne montra de hardiesse et ne prit une 
allure plus vive que ses contemporains. Ils ne profitèrent 
même pas des améliorations qui augmentaient ailleurs la 
puissance de l'art. Bartolommeo Grossi, Lodovico, Alexandre 
Araldi, Gristoforo, n'avaient point la taille des initiateurs. 
La famille assez nombreuse d'où le Parmigianino devait 
sortir ne faisait pas non plus des merveilles, lorsque Anto- 
nio Allegri vint au monde à Corregio, dans l'année i494. 
Son oncle Laurent lui donna les premières leçons de pein- 
ture; il alla ensuite travailler à Modène, chez François 
fiianchi , surnommé le Frari. Ses tableaux montrent qu'il 
étudia profondément les lois de la perspective et celles de 
l'architecture ; on lui enseigna même l'art de modeler. Ce 
talent lui fut très-utile pour donner de la rondeur à ses 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. i^ 

ibrmes. Les meilleurs juges reconnaissent dans ses premières 
œuvres l'influence décisive de Mantegna : il aurait em- 
prunté à ce gracieux artiste les germes de sa manière, 
comme Raphaël au Pérugin et Vecellio h Jean Bellini. Le 
Saint Georges, qui pare le musée de Dresde, trahit une 
imitation évidente. On suppose même que le néophyte 
inspiré habita plus ou moins longtemps la ville de Mantoue. 
II y essaya ses forces dans quelques endroits, et notamment 
dans l'église de Saint-André; son nom se trouve sur les 
livres de la fabrique. Dès cette époque, il fuyait l'aridité du 
XV* siècle et cherchait k obtenir les moelleux effets du style 
moderne. L'école de Mantegna s'était elle-même fortifiée 
sous la direction de Francesco , le fils du grand homme ; 
elle possédait une science peu commune en fait de perspec- 
tive verticale, et surpassait déjà Melozzo, l'artiste le plus 
habile de l'Italie pour peindre les plafonds et les coupoles. 
Yasari affirme qu'Antonio ne visita jamais Rome ; on a lon- 
guement discuté cette assertion et fini par la reconnaître 
exacte. Mais on a pensé que le Corrége avait vu assez de 
tableaux provenant de l'école romaine, pour améliorer son 
style d'après ces brillants modèles. Vers 1548-1549, sa 
manière n'était pas éloignée du point de perfection où il 
devait la conduire. Il orna de sujets profanes le couvent de 
Saint-Paul, à Parme, que gouvernait alors une abbesse 
mondaine et légère : il y déploya tant de grâce et d'habi- 
leté, que les moines du Mont-Gassin le choisirent pour dé- 
corer l'église Saint-Jean ; les vastes peintures qu'il y traça 
l'occupèrent de sa vingt-sixième & sa trentième année. Le 
morceau le plus remarquable fut VAscension du Fils de 
l'homme, exécutée sur la grande coupole. Rien d'aussi 
important, d'aussi hardi n'avait encore été fait : la science 
dn nu, des raccourcis, l'art de composer au point de vue 
pittoresque et dramatique, n'avaient jamais été employés 
avec .tant de puissance et de largeur, car l'immense fresque 



4fi BuoAiurroti ne se àémvi^ q^e bien des «nnées #f r^ 4ê$$ 
ia chapelle S|xtiae. 

£n 1530) CoiTFége aelieva Mpe imposition plus é^n^e 
et plus merveiHeuse daiAs la ^tbédr$rlc de P^^oie ; i^le figure 
YAêSon^on de la Vierge : les apô^s, émus de pieux seiH 
-timents qu'exprîmeat leurs dÎTerses bX^^h^^ ocaupcnt l(i 
partie inférieure; auf4essus d'eiiuc, ]a mère du Cbrittt plane 
au miliett des nuages^ eayii^onMe par des anges ^ sovtjepi- 
neot son vol, ou to'jaleiH des parfu^ns, portent des flaxi- 
heaux devant elle , chantent et jouent ,de la musique poMT 
célébrer son triomphe; m^ population de bionbeuroiH. 
attend plus baut la sainte femipe , que l'Égiise -ni^elleiia 
désormais la reine du ckl. Tous les persopinages sont rem- 
plis d'une joie si vive, un tel air de £6te ani^e ^'ensemble, 
et une si douce beauté rayonne sur les figures, f^m l'OR 
eroirait voir le séjour ehimàpiq9e où l'homme , timnité 
dans ses y<^ux, pjaee îngéBumeiit «tes dernÂènes e^>é- 
nances. 

Tout prouve que le dief de l'éeole de Parmie avc»t reçu 
de la Mtore la plus vive sensibilité; ses mérites eonlt de 
ceux qui exigent la tendresse d'une Ame délicate, U trairaôl- 
lait principideme&t pour satisfaire un besoin intérieur, pour 
envdopper d'une forme idéale ses émotions et ses Thn». La 
facilité avec laffuelle il recevait des impressions le readait 
& la fois timide et mél,anoolique : timide, parée qu'il redou- 
tait la froideur, les tracasseries, ia «aiv^illairiee; wélweo- 
lique , parce que , dans la grande lutte de la vie, les meîD- 
dres coups le frappaient m cmu*. Les difficultés même de 
l'art étaient pour lui un sujet d'inf uiâiiudes et M (UHuraaeirts; 
il voyait trop bien les pér9s du sentie fls^iÂeux qi^'ji jier- 
courait. Ston style rép^Mid exaoteiMnt b ees »tend(WioeB de 
son caractère. La grieedes lignes, rbaimovùe des cottteim, 
la finesse du elair-obseur , l'expression d'une gaieté do«ce 
et l>rt de rendre les aentim^ats «flfectaêux en ewDpoMit 



s» TÛMJR ET mm CUIVRE. iQi 

les traite dtstinetifo. Dans la peîntwre, comme dans la 
réalité, il fuyait les scènes tragiques, les idées lugubres, les 
^nistres oèjets qui TenssenA remfdi de douleur. La ligne 
droite Isi iaspîrait wae vive aBtipathte; ses contours sont 
uniqueneot formés de iignes courbes. « La eonvexe , dit 
Raphaël Meogs, qui OTait fait du style du Gorrége une étude 
spéoaie, donne de l'ampleur, et la concave de la légèreté. 
De leur réunion, vient la grâce, qui est particulière au 
fameux Antonio Allegri. » 

Quiconque voudra se donner la peine de réfléchir , n^ 
tardera pas à reconnaître la justesse de cette observation. 
La grAce dans les mouvements, dans les attitudes, aussi bien 
^e dans les eontpnrs, est une harmonie de lignes courbes : 
tout angle la détruit. Le dessin ondoyant a pour corrélatif 
linsenssbie ^adotion des teintes : le premier ménage et 
adoBcît les transitions de la foraie ; la seconde, celles de la 
couleur; ils bercent en quelque sorte le regard. Le clair- 
obscur, par l'habile disposition de la lumière , produit le 
même effet. Rien de brusque, de heurté ne s'accorde avec 
la grâce et ne peut subsister avec die. Si du physique nous 
passons au moral, nous trouverons qu'elle offre des carac- 
tères analogues. Les passions terribles, violentes ou se- 
-nepses la mettent en Cuite : l'élévation de l'esprit, la for^ 
de la volonté , la. grandeur et Tenibousiasme lui sont coq- 
4raires. La bienveillance , la dooeeur , l'égalité d'âme , la 
modestie, l'affectoosité en constituent l'essence; elle nfc 
tolère aucune rudesse. Sous ces deux aspects , elle repré- 
sente la facUité de la vie ; la prétention, Peffort, la haine ou 
la aéAerease l'anéantissent. Elle eat engageante et souple, 
nflhiMe et sereîae ; elle vous attire , vous met à votre aise, 
V4nÊ$ ebarme, vous retient, et, s'il le iiMit, pardonne et 
onblîo. On lui donne souvent la préférence sur la beauté à 
cause du bien«étre que l'on ressent près d'elle. Or , nous 
l'avons vu } toutes cf s qualités pittoresques et humaines 

u 



Ifô LÀ PEINTURE SUR ROIS, 

composent le fond du talent du Corrége : il est doue, par 
excellence, le peintre de la grâce. 

Yasari nous montre Antonio surcharge de famille, lut* 
tant contre l'indigence, et réduit à employer comme auxi- 
liaire une opiniâtre avarice. On a engagé, sur ces différents 
points, de vives escarmouches ; l'ardente polémique a eu 
pour conséquence d'établir les faits suivants. Le Corrége fut 
marié deux fois et eut des enfants de ses deux femmes : la 
première lui donna un fils et deux filles; la seconde mit au 
jour, en 1527, une troisième héritière du grand homme. 
Il était né lui-même d'une familie honorable, mais qui, 
selon toute vraisemblance, ne lui laissa aucune fortune. Ses 
travaux lui rapportèrent de bien moindres sommes que les 
œuvres contemporaines de Michel -Ange, de Raphaël et de 
Titien, n'en firent pleuvoir dans la bourse de leurs auteurs ; 
des peintres médiocres gagnèrent eux-mêmes beaucoup 
plus. Si l'on additionne les prix qui lui furent payés de I5â0 
à 4550, on n'obtient pas un total de mille ducats d'or : le 
ducat d'or était estimé douze livres; quand on supposerait 
que la rareté du numéraire en doublait la valeur, cela ne 
ferlait après tout que vingt-quatre mille francs, ou deux 
mille quatre cents francs par année. Il n'y avait pas de 
quoi faire vivre le Corrége dans l'opulence, lui qui n'épar- 
gnait rien pour ses tableaux. Il les peignait sur les cuivres, 
les toiles, les bois les meilleurs et les plus coûteux : il y 
prodiguait l'outremer, les laques, les verts d^une qualité 
supérieure; il empâtait, retouchait, barmoniait ses couleurs, 
séance tenante ; bref, il n'économisait ni le temps ni l'ar- 
gent, et déployait à l'égard de ses travaux une munificence 
royale. On dit même qu'il fit exécuter quelquefois en argile 
les modèles de ses personnages, il n'est donc pas étonnaat 
qu'il mourut fort pauvre, dans Tannée 4534, à l'âge de qua- 
rante ans. Sa timidité mélancolique ne lui permettait pas 
d'exiger des prix assez forts, et ce grand homme, qui a 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 163 

peint tant de figures imagiunires, ne s'est pas cru assez dïin« 
portance pour nous conserver ses traits. Il forma cinq ou 
six élèves, parmi lesquels on distingue son propre fils, 
Pomponio Allegri, quoiqu'il n'ait pu apprendre de son père 
que les éléments du dessin ; il avait douze ans, lorsque le 
glorieux artiste s'endormit du sommeil éternel. 
^ L'autre honneur de l'école de Parme , François Mazzuoli, 
fut un homme ex traordinairement précoce. Venu au monde 
dans la capitale du petit duché, en 1505 ou 1504, il se 
trouva orphelin de bonne heure. Son père, Philippe, avait 
exercé la peinture et s'était distingué par son adresse à re* 
produire les plantes. Ses deux frères , Michel et Pierilario , 
qui possédaient de plus grandes ressources intellectuelles, 
cultivaient également l'art du coloris. Ces honnêtes per- 
sonnes entourèrent leur neveu de soins paternels. 11 n'avait 
que seize ans lorsqu'il peignit ce fameux Baptême du Christ, 
admiré encore de nos jours ; on le plaça , comme une mer- 
veille, dans rëglise de la Nunziata. Peu de temps après, 
François voulut essayer si la fresque l'embarrasserait plus 
que les tableaux à l'huile. Ayant fait heureusement cette 
épreuve en décorant une chapelle des moines noirs de Saint- 
Benoit, il poursuivit son labeur, et historia, sans désem- 
parer, six autres chapelles du même édifice. Quoiqu'il n'eût 
pas pris les leçons du Corrége, sa manière avait une grande 
ressemblance avec le style de ce charmant génie ; mais il 
ne dépouilla point sa nature pour revêtir une forme étran- 
gère, et, quoique puisant l'inspiration aux mêmes sources 
que l'aimable peintre, il sut rester vraiment original. Le 
désir de voir des productions immortelles l'ayant conduit à 
Rome , il offrit au pape trois ouvrages qu'il avait exécutés 
avant son départ. Clément VII demeura surpris qu'un 
jeune homme de vingt ans eût tracé de pareilles images. 
Les ayant acceptées , il lui témoigna généreusement sa sa- 
U^fuctioD, et le chargea d'orner la salle des Pontifes. Le 



tee LA PEINTURE SUR BOIS, 

la rapidité de sa touche donnait fréquemment a ses toiles un. 
air de décoration. Après lui, Técole de Parme ne mit au 
jour que de médiocres dessinateurs. L'habile Lanfraue , né 
dans la capitale des princes Farnèse, fut absorbé par l'éeole 
de Bologne. 

Celle-ci avait eu de bonne heure sa saison printanière. Si 
Rome peut montrer une peinture exécutée au commence- 
ment du XII'' siècle par deux artistes indigènes, la ville des 
Carrache n'en produisit pas moins de trois, à la fin du même 
siècle : Guido, Ventura et Ursone, sur l'existence et les 
travaux desquels on a des détails jusqu'à l'année iâ48. En 
1500 commença une période d'activité féconde : sous Tiu- 
fluence de Giotto , des maîtres vénitiens et du génie local , 
un grand nombre de coloristes peu célèbres, mais fort ha- 
biles, peuplèrent de figures chimériques les monuments 
religieux , les hôtels de la noblesse et les demeures bour- 
geoises. On a formé de leurs œuvres trois collections inté- 
ressantes. Franco, élève d'Oderigi, fameux enlumineur 
dont Dante fait Féloge, s'illustra par son double talent 
de miniaturiste et de peintre. Son tableau le plus authen- 
tique représente la Vierge assise sur un trône , et porte la 
date de i3i5 : il lui assigne la mémo place, dans l'estime 
des vrais juges, qu'au Florentin Cimabué, au Siennois 
Guido. Ses petits ouvrages sont traités comme des minia- 
tures. 11 forma de nombreux disciples, qui tous travaillèrent 
& orner Notre-Dame de Mczzarata ; ce spacieux monumeat 
fut pour les peintres bolonais un lieu de concours, une sorte 
de lice générale , comme le Campo-Santo pour les peintres 
toscans. Une douce piété animait les élèves de Franco. Us 
allaient, d'église en église, de monastère en monastère, fi* 
gurer les scènes majestueuses de l'Ancien Testament, la 
vie sublime du Christ et ses touchantes paraboles. Mais , 
lorsqu'ils arrivaient à son martyre sur le Golgotha, pla- 
ceurs d'entre eux se sentaient moralement défaillir et ne 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. i67 

pauvaîeot retracer ce cruel épisode. « C'est bien assez, di* 
sait Vital,, que les Hébreux l'aient crucifié une fois et que 
les mauvais chrétiens renouvellent ce supplice tous les 
jours. » Lorenzo, son ami, se chargeait de l'exécution. Pour 
lui, le symbole de l'innocence prédestinée au malheur, 
Jésus dans sa crèche, était le motif qu'il aimait le mieux. 
Son élève , Jacopo Avanzi , montra le même excès de déli- 
catesse; il ne voulut représenter pendant longtemps que la 
sainte Vierge, et il abandonnait à son fidèle collaborateur 
Cimou la pénible tâche de faire couler le sang du Rédemp- 
teur. Quoiqu'on ait surnommé cet aide complaisant Simon 
des Crucifix, par suite de son rôle spécial, la dévotion 
exaltée, la pieuse tendresse de son ami l'influencèrent peu 
à peu. Lorsqu'ils peignirent ensemble, à Notre-Dame de 
Mezzai'ata , l'histoire du Christ , ils n'allèrent pas plus loin 
que la cène ; il fallut qu'un artiste ferrarais vint retracer 
les douloureijses épreuves de la Passion et le sacrifice qui 
la termine. 

Nulle p^rt ces émotions chrétiennes n'ont laissé des traces 
plus vives, plus profondes et plus charmantes que dans les 
œuvres de Lippo Dalmasio ; ayant voué, comme son maitre 
Avanzi, un culte passionné à la fille de David, il ne coloria 
jamais que des Madones. Lorsqu'il était sur le point de com- 
mencer un tableau, il s'y préparait la veille par un jeûne 
«MStère, et communiait le jour même, » afin d'épurer son ima- 
gination et de sanctifier son pinceau. » Une douce et intime 
poésie s'échappait alors de son âme, comme la source limpide 
des rochers. Ses Vierges eurent, en conséquence, une vogue 
extraordinaire, et l'on était presque honteux de ne pas pos- 
séder quelqu'une de ces merveilles. Dalmasio n'entra pas 
dans un monastère à la fin de ses jours , ainsi qu'on l'a cru 
longtemps : 11 se maria, et sa femme lui survécut. Plusieurs 
morceaux qui ornent les églises de sa ville natale permettent 
encore déjuger son talent. Le Guide avait. pour oe peintre 



fM U PBIlfTÛBE SCfe BOI^, 

l'adoiiration la plus eothousiaste : on le surprit maiotM fWi 
comme extasié devant une de ses images ^ quand on les d4« 
couvrait , les jours de fôto ^ aux regards de la mukitude. 
Les dernières pnges de Dalmasio datent de Tannée 1409. 

L'école bolonaise, après sa mort ^ subît une aesez longiM 
éclipse; elle ne reprit s<hi lustre que grâce aux eflerta de 
Marco Zoppo et de François Raïbollni. 

Le premier passe hiA»itueilement pour en ètf e le fonda-* 
teuf. Élève de L^po Dalmaaîo, puis du Squareione, H 
abandonna le style ingénu de^ anciens maîtres et adopta 
noe mtf nière piua libre , plus savante , ^us moderne ; les 
partisans eicclusifs de cette manière )»i attribuent donc le 
rôle de créateur et ne tiennent pas compte de ses devan-» 
ciers« L'importance de ceux-ci est manifeste néanmoins; 
nous allons voir teur pieux génie éclairer de douces kiears 
les ouvrages du Francis. Zoppo babito quelque temps Ve* 
nise; il y peignit ^ pour un monastère de Pesaro , une toile 
qui porte la date de 1471. Ses nus égaient tout ce qae ses 
eontemporaifis ont fait de mieux ^ même Luca Signmpelli; 
malgré son travail soigneux , malgré riM»*monie de ses eon* 
leoFs ) ses tableaux ont enowre une certaine rudesse prîmi-* 
tive* 

François Rfi%(^ni , que Vùr nomme d'ordinaire Franeia^ 
vint au monde k Bologne en 1 4S$0. Ses parents , qui étaient 
d'bonnétes ouvriers, le plaeèrent tout jeune encore cliei un 
orfèvre. It y déploya un talent de premier ordre ; on n'a- 
vait jamais rien vu de plus beau que ses ciselures, ses figo* 
rines et ses nielles. Les Bentivoglio lui firent exécuter un 
bon nombre de pièces qui le rendirent célèbre, mais qui 
partagèrent le malheur de cette famille opulente , et (Virent 
détruites quand on l'expulsa de Bologne. Le travail qu'il 
prélérait néanmoins, c'était la gravure des médailles; les 
coins qu'il exécuta pour Jules It le placèrent à la hanlear 
du Jameux Coradosso, de Mihm» Beaucoup de princes s'ar^* 



SUR TOILE Et SUR CITITRE. m 

rttaiçfit dans k rille, et faisaient faire par lai des modèles 
^icire, dont il leor expédiait plus tard les matrices. Tant 
qu'il vëcot, les monnaies de Bologne ne portèrent pas d'au- 
tres empreintes que les siennes. II avait quarante ans déjà , 
lorsqu'une nouvelle ambition vint tenter son esprit. La gloire 
de Halitegna , qu'il connaissait , et d'une foule d'autres ar- 
tistes , lui inspira l'envie d'essayer s'il ne réussirait point 
dans la même carrière. Il apprit secrètement la pratique de 
Fart, puis il traça pour Bartolommeo Felicino, amateur 
distingué de la ville, une Madone assise, environnée de plu- 
sieurs personnages et adorée par le commettant. Donnée à 
l'élise de la Miséricorde , située extra muros, cette pein- 
ture fut jugée si belle, que Jean Bentivoglio en demanda 
sur^le-cbamp une seconde au Francia ; cette seconde ter- 
minée, il le pria d'en commencer une troisième. Raïbolini 
était un maître, dès ses débuts. 

Sa manière a d'intimes rapports avec celle du Pérugin et 
avee celle de Jean Bellini. On ne peut toutefois le regarder 
eomme un simple imitateur ; des analogies plus ou moins 
étroites devaient Punir aux bommes de son époque , mais 
la nature lui avait donné des facultés poétiques de premier 
ordre : il a, en conséquence, trouvé une forme qui lui est 
particulière, orà la beauté ravissante des types le dispute à 
rexpression eéleste des physionomies. Le charme qu'il ré- 
pandait sur ses tableaux lui valut l'amitié de Raphaël : ces 
deut hottfmes, d'un talent si exquis, s'envoyèrent mutuelle- 
ment leur portrait. L'artiste romain , ayant exécuté une 
Sainte Cécile poiir une chapelle de féglise Saint- Jean, k 
Bologne 9 chargea Prancesco de la faire placer lui-même; 
il ajoutait, dans sa lettre, que, s'il y trouvait quelque chose 
de défectueux, Il le priait de le corriger. Mais Raïbolini de- 
meura frappé d'admiration. La beauté de cette œuvre, selon 
Yasari, le découi'agea si fort, qu'il en mourut de chagrin 
fM$ddarit l'année i^ï6. C'est uile histdre inventée à plaisir. 



' 



170 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Après la date en question, notre artiste peignit encore un 
grand nombre d'ouvrages , entre autres son fameux Saint 
Sébastien, Il ne termina sa carrière que le 7 avril 1553. 

De Tatelier de François Raïbolini sortirent deux cent vingt 
élèves, parmi lesquels se distinguèrent surtout son fils 
Giacomo, dont le style rappelle tellement celui de son père 
que l'on confond souvent leurs toiles, et Lorenzo Costa, qui 
& la grâce de son maître joignit une expression virile dans, 
les têtes d'homme. 

Sur un autre point du territoire bolonais un coloriste un. 
peu antérieur au Francia s'était acquis une gloire différente, 
mais aussi vaste et aussi durable. Melozzo , de Forli, sut 
appliquer à l'art de peindre les voûtes les lois les plus ri-, 
goureuses et les plus difficiles de la perspective. « Cette 
science, nous dit Lanzi, avait fait des progrès assez marqués, 
après Paolo Uccello , par le moyen de Pietro délia Fran- 
cesca, géomètre habile, et de quelques Lombards; mais 
produire une complète illusion, en historiant les coupoles, 
était un honneur réservé au Melozzo. » Quoiqu'il fût né 
dans l'opulence, aucune épreuve ne lui sembla trop pénible, 
pour s'instruire et développer son talent. On croit qu'il 
reçut les leçons de Pietro délia Francesca ; mais il est hors, 
de doute qu'il le connut à Rome pendant qu'il y travaillait 
en 145S. Une Ascension du Rédempteur qu'il peignit sur 
la voûte d'une chapelle à l'église des Saints-Apàtres, vers 
l'année 1472, causa un étonnement général. Le spectateur 
éprouvait une de ces illusions si douces qui, dans les épo- 
ques primitives, donnent à l'art un charme et une puissance 
inconnus dans les temps de satiété , où une trop grande 
expérience a détruit tous les sentiments naïfs : on croyait 
réellement voir le Fils de Dieu percer la coupole et s'élan- 
cer à travers l'espace infini, escorté de deux anges. Au bout 
de cent cinquante ans, on forma et on réalisa l'audacieux 
projet de scier cette peinture pour la transporter au palais 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 171 

Quîrinal. On lit auprès Tinscription suivante : « Opus Me- 
lotiij ForoliviensiSf qui summos fornices pingendi artem vel 
primus invenit, vel illustravit. » Il y a une assez grande 
analogie entce le style de Melozzo et celui de Mantegna. La 
la lumière et les ombres sont dégradées avec un soin ex- 
trême, distribuées avec une adresse qui communique aux 
personnages et leur relief et leur apparence de mouvement. 
Il est fâcfaeux qu'il ne reste aucun détail sur l'existence du 
peintre. On ne connaît même pas au juste la date de sa 
naissance et l'époque de sa mort. D'après Paccioli, Melozzo 
Tivait encore dans l'année 1494; Oretti assure qu'il termina 
ses jours en 1492, âgé de cinquante-six ans. 

Un espace stérile, une sorte de lande inculte règne entre 
son décès et le moment où brillèrent les Garrache. Denis 
Calvaert, natif d'Anvers, s'y montre seul, comme un voya- 
geur isolé. Cent trente-sept élèves apprirent de lui à manier 
le pinceau et dans le nombre se trouvaient l'Albane, Domi- 
niquin et le Guide. H prépara indubitablement la réforme 
de la peinture italienne. Cette réforme n'appartient ni au 
moyen âge ni à la renaissance ; nous terminerons donc ici 
notre histoire de l'école bolonaise , et ne jugerons pas les 
œuvres, les principes, l'influence des Garrache. 

Quelques mots nous suffiront pour les autres écoles, 
attendu que leurs chefs, élevés dans un des grands centres 
de l'art italien, ont déjà presque tous passé devant nos yeux 
en qualité de disciples. 

Atteinte par le courant électrique sorti de Florence, 
recelé siennoise, après un siècle de torpeur, se réveilla 
enfin de son long sommeil. Elle mit alors au jour des 
hommes d'un mérite secondaire , quoique très-habiles : 
eomme Jacques Pacchiarotto, Jean Antoine Razzi surnommé 
le Sodùnia, Dominique Beccafumi et Baldassare Peruzzi, 
dont l'existence fut un long martyre, qui égala presque 
Raphaël^ et n'a été apprécié que depuis sa mort. 



172 l'A P£:mTUAE SUR BOIS, 

L'école de Mantouc a pour toutes célébriiës Maategna et 
Jules Romain, en présence desquels nous avons déjà mis le 
lecteur; Primatice, que nous retrouverons en France, et 
don Giulio Glovio, miniaturiste charmant et déjicat: un livre 
d'offices de la Vierge, destiné au candinal Faraèse, ae l'oc- 
cupa pas moins de neuf ans. 

L'école de Modène n'a pas pN»duit un seul artiste, même 
secondaire, qui ait droit de paraUre dans une histoii^e abné- 
^ée de la peinture italienne. 

L'école de Crémone n'intéresse que les hommes spéciaux, 
les antiquaires laborieux. Dès l'année lâi5, elle ulymU 4ooné 
signe de vie ; mais sa croissance s'arrêta bien avant qu'elle 
eût pu égaler ses sœurs de Florence, de Veoisé^t d^ Aome. 
Elle ne mit au jour que les Oampi , famiUe souple, habile, 
ingénieuse et féconde, mais atteinte déjà par les maladijesde 
ia décadence, et le chevalier Trotti, élève préféré de Ber- 
j3iardtno, le plus jeune des quatre frères. Ces cinq eolonstes 
suivirent une méthode éclectique, analogue à celle des Car* 
rache, et, au moyen d'une savante médication , voulureal 
ranimer la Peinture affaiblie. 

L'école nûlanaise ne débuta qu'en 1335, époque où Gîotto 
vint déployer dans la ville lombarde les inveiHîons et les 
ressources 4e son génie créateur.. Quoiqu'il n'eut pu termi- 
ner les travaux oommencés-par lui, 809 exemple fëeonda 
l'imagination des habitants. On vit, peu apràs, se forvier 
des talents indigènes; mais ce fut un autre FjioraBtti^y 
Léonard de Vinci, dont nous avons préeédemmcwt jngé 
l'œuvre, qui fit parvenir à la maturité cejtte éeote adoles- 
cente. Beaucoup d'élèves apprirent sous sa «direotion à 
transporter sur la toile les lormes les plus brillantes de la 
nature et les songes les plus radieuiL delà pensée. Beiwar- 
dino Luini, poëte élégiaque, Gaudcnzio Ferrari, poète dra- 
matique , employant tous les deux la palette et le pinoeao 
pour rendre leurs s^timentsj Lamazzo, peiatre 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 173 

faible, mais utile écrivain, elles trois frères Procaccini, furent 
les meilleurs artistes que ^es leçons ou ses tableaux instrui- 
sirent. 

La gloire de l'école napolitaine date du xvii'' siècle et ne 
rentre point dans nos limites ; Ferrare et Gènes ont prodâh 
beaucoup d'hommes distingués, mais pas un peintre supé- 
rieur. Nous ne ferons que mentionner le Piémont, qui pos- 
sède une école très-obscure, très-pauvre en talents abori- 
gènes, espèce d'hôtellerie ou les dessinateurs ultramontains 
s'arrêtaient dans leurs excursions, lorsqu'ils apercevaient 
la chaîne majestueuse et les formidables sommets des 
Alpes. f. 



is 



ALLEMAGNE. 



L'Allemagne fut le second pays de l'Europe où Timagina- 
tion moderne, éprise des beautés du monde extérieur, 
s'efforça de les reproduire par la peinture. Nous passons 
donc tout à coup des molles et douces régions du Midi aux 
froides contrées du Nord; mais là nous retrouvons, des 
Torigine, les qualités suaves qui distinguent les écoles pri- 
mitives de ritalie. Cette grâce juvénile est due à l'influence 
des idées chrétiennes; la rigueur de la température, l'ab- 
sence complète de modèles antiques, le génie de la race 
idlemande, lui ont d'ailleurs imprimé des caractères spé- 
ciaux. Un fait très-intéressant pour l'historien philosophe, 
c'est que Fart germanique a^ris naissance et déployé surtout 
sa force dans les villes épiscopales, dans les domaines des 
princes ecclésiastiques. L'oppressicm y était moins grande, 
les lumières plus répandues, les esprits plus tournés vers le 
négoce et les occupations tranquilles, la distance du maître 



i76 LA PEINTURE SUR BOIS, 

au sujet plus petite et les rangs moins marqués : le dogme 
évangélique rapprochait les différentes classes, établissant 
entre elles une égalité morale. La peinture n'y donnait donc 
point à ses personnages l'expression d'une tristesse inquiète 
et d'un humble repentir, mais celle d'un calme naïf, d'une 
sage dévotion et d'une heureuse sécurité. Dans les villes, 
dans les États que gouvernaient des princes laïques, la force 
régnait, sans partage; on ne se souvenait de la fraternité 
humaine que sur le lit de mort et en présence du sombre 
avenir ; deux mots résumaient la vie des citoyens : tyrannie 
et misère. Les tètes fictives ou réelles des tableaux portent, 
en conséquence, les traces d'une lutte douloureuse, annon- 
cent la vigueur du caractère, ou une piété pleine de trouble, 
qui demande au ciel des consolations trop rares ici-bas. 

Pendant le moyen âge, les beaux-arts ne furent guère 
protégés, au delà du Rhin, que par des ecclésiastiques. Un 
certain nombre de ces précoces amateurs méritent qu'on les 
mentionne : saint Bernard, évéque d'Hildesheim à la fin du 
X* siècle, fit exécuter des travaux considérables, et il avait 
l'habitude d'emmener avec lui des artistes dans ses voyages, 
pour copier sur la route les œuvres les plus remarquables ; 
de 1009 à 1035, Meinwerk, qui portait la mitre épiscopale 
de Paderbom, construisit non-seulement la cathédrale, in-, 
œndiée après sa mort, et plusieurs autres édifices, mais 
développa l'enseignement de la peinture dans l'école atta- 
chée à la basilique métropolitaine ; EUinger, abbé du cou- 
vent de Tegemsee, en Bavière, de 1017 à 1048, ordonna 
de peindre les voûtes de son église et se rendit fameux par 
son talent de miniaturiste ; un religieux du monastère de 
Schcyern, nommé Conrad, obtint aussi une grande réputa- 
tion, au milieu du xiii' siècle, en décorant de figures el 
d'arabesques les livres qu'il composait; Agnès de Meissen, 
abbesse de Quedlinboui^, morte vers 1305, encooragea 
tous les arts et broda des tapisseries, enlumina de pîeox vo-> 



SUE TOILE ET SUR CUIVRE. m 

Itmics, avec une adresse supérieure. Le mariage de Tempe* 
reur Othon H, qui épousa la princesse grecque Théophanie 
endîSy exerça, d'une autre part, une assez vive influence 
sur l'art gi^maniqueç des rapports continoeU s'établirent 
entnç l'Allemagiie et 1^ cour de Byzance, dernier refuge des 

. traditions gréco-romaines. Il fiiut bien le dire cependant, 
preaque toutes les œuvres coloriées du moyen âge furent 
peintes sur les manuscrits et sur les murailles ; nous aurons 
k meotionner peu de tableaux proprement dits. 

La plus ancienne image de cette espèce au delà du Rlu9 
se trouve actuellement dans le Provincial, Muséum de 
Munster, et décorait jadis le cloître de Saint- Walbourg, à 
Soest, en Westphalie. EMe représente le Christ trAnant sur 
Tare^en-ciel, avec quatre saints à ses cAtés. Le style, évi« 
déciment byzantin, prouve que ce morceau date d'une épo- 
que antérieure au xiii^ siècle. Les tables d'argent que pos-* 
sèdto régiîse Sainte-Ursule à Cologne, et pu sont figurés les 
apAtres, oecupentle second, rang dans l'ordre chronologique; 
l'uue d'elles porte le millésime de 4224. Elles ornent l'au*» 
tel central du chœur et le mur de Faile droite. Quoique le 
temps les ait endommagées, quoiqu'elles aient perdu, la vi- 
vacité de leurs couleurs, spécialement l^dernières^ on n'y 
voit iras de retouches. Les apôtres sont assis et pleins de 

^ graviié; les contours se laissent à peine saisir, mais l'œuvre 
n'en reste pas moins précieuse, comme spécimen de l'art 
gothique venant prendre la place des formes romanes. 
D'autres taUeaux du même style, qui nous ont été conser- 
vés, n'offrent malheureusement pas de date. On voit au 
Musée de Berlin deux remarquables peintures : l'une repré- 
sente deux anges élevant un ostensoir; l'autre, le mariage 
mystique de sainte Catherine d'Alexandrie. Ce sont des 
êpÊteg à mi-corps dont ks tètes ont une proportion satis- 
iaisante, et, quoique un peu pleines, ne manquent ni de 
pureté ni de noblesse ; elles se distinguent, en outre, par 

is. 



478 LA PEINTURE SUR BOIS, 

une expression de franchise et de calme douceur. 11 y règne 
un naturel charmant, une grâce juvénile et un air d'inno- 
cence virginale, que Ton admire surtout dans un ange du 
premier tableau. Le coloris est d'ailleurs très-fin et sembla- 
ble à celui des miniatures contemporaines; des lignes 
obscures dessinent les contours. Un bon nombre d'ouvrages, 
en partie fort intéressants, qui remontent à la même époque, 
ornent les édifices de Nuremberg, entre autres les églises 
de Saint-Sébald et de Saint-Laurent. Une des plus remar- 
quables est une SainU Anne, placée dans le chœur de la 
première et portant sur ses genoux Marie avec son fils; 
divers saints les entourent. Un tableau encore meilleur se 
trouve à Saint-Laurent, près de la porte de la sacristie ; c'est 
une Madone qui tient entre ses bras son divin nourrisson : 
une grâce toute particulière embellît la tête de la Vierge. 
L'église Notre-Dame et la galerie du château renferment 
aussi diverses images de ce style, mais la plupart d'un ordre 
inférieur. On observe déjà dans quelques-unes les premiers 
indices de la manière qui distingua par la suite l'école de 
Nurembei|[ : les contours ont, en général, une certaine 
dureté. 

Cologne et la Westphalie, la Souabe et la Bavière furent 
les endroits où la peinture allemande fit les plus sérieux 
efforts, jusqu'au milieu du xiv* siècle, pour vaincre les diffi- 
cultés d'un noviciat pénible et obtenir le droit de porter la 
glorieuse couronne des maîtres. 

Pendant la seconde moitié de ce siècle, une brillante école 
apparut dans la Bohème comme un rapide météore. Char- 
les IV, roi du pays, aimait le luxe et les beaux-arts. Envoyé 
en France dès l'âge de huit ans, il s'y façonna aux élégantes 
manières qui rendaient alors célèbre la cour de Charles le 
Bel, et profita si bien des enseignements de la Sorbonne, 
qu'il dépassa l'attente de son père. Monté sur le trône, il 
encouragea toua les travaux utiles, fit élever de nombreux 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 179 

monuments, les orna de sculptures et de peintures. En 
1348, deux années après son sacre, les peintres de Bohème 
formèrent uneeorporation qui se maintint plus d'un siècle ; 
l'aéte primitif existe encore. Les membres principaux de 
eette association furent : Théodoric, de Prague ; Runze et 
Nicolas Wurmser, de Strasbourg. L'Italien Thomas, de 
Modène, exécuta aussi pour Charles IV un certain nombre 
de tableaux qui portent sa signature. Des fresques, des 
images sur bois dans le château de Karlstein, dans la basi- 
lique métropolitaine consacrée à saint Veit, dans l'église de 
Stein, et quelques autres peintures conservées dans la ga- 
lerie autrichienne du Belvédère, sont les produits les plus 
importants que nous ait légués cette école. La chapelle du 
premier édifice contient cent trente bustes de pieux person- 
ni^es exécutés par Théodoric, de Prague. Les autres 
morceaux représentent Dieu le Père, la Salutation dngéli- 
que, la Visitation, Marie tenantsonfils^ VA doration des mages, 
VEcce Homo, la Mise en croix, quelques empereurs et 
quelques saints accomplissant des actes de dévotion. Les 
artistes ont évidemment cherché à produire des effets du 
genre noble, mais n'ont pas réussi: leur exécution manque 
de délicatesse, de fraîcheur et de dignité; les bras, les 
mains, les jambes et les pieds sont surtout d'une grande 
lourdeur. On remarque une absence fâcheuse de caractère 
dans la plupart des figures : les yeux ne regardent pas ; des 
bouches larges et épaisses sont surmontées de gros nez ronds. 
Un fort petit nombre de tètes rappellent la grâce des pein- 
tres de Cologne. Les draperies ont généralement de la 
richesse et de la légèreté ; le coloris se distingue, en outre, 
par une douceur que n'offrent pas les œuvres gothiques. 
Cette manière se propagea hors de la Bohème, comme le 
témoigne un tableau d'autel que l'on voit à Muhlhausen, 
sur le Neckar. Wenceslas, héritier de Charles IV, ne laissa 
point les arts sans protection } mais la guerre des Hussites 



I» LÀ PEINTURI SUB BOIS, 

Tint frapper Técole naissante; elle D*a depub lors misao 
jour que des couvres éparses, comme dans une longue con* 
valeseence dont elle n'a jamais pu sortir. 

La lumière qui se retirait de la Bohème se leva sur les 
oolHnes du Rhin. Au bord du grand fleuye germanique, la 
peinture allemande atteignit pour la première ft>is l'idéal. 
Vers la fin du xiv* siècle, les artiste de Cologne portèrent 
le genre gothique h sa plus haute perfection. Le premier, 
maître Wilhelm ou Guillaume, naquit, dans le hameau de 
Herle, près de la ville des rois mages. Les anciennes chro- 
niques locales le citent dès Tancée 1560. On possède un 
contrat passé pair hii, en i370, pour le loyer d'une maison. 
Une note découverte sur les registres de l'église de Sainte- 
Colombe nous apprend qu'il était marié, que sa femme se 
nommait ^utta, et que les deux époux vivaient dans l'ai- 
sance . La Chroniqm de Limbfmrg^ dit en parlant de lui, à 
Vannée 4580 : « Il y a^vait alors à Cologne un peintre 
u nommé Wilhelm ; c'était le meilleur de toutes les coa- 
u trées allemandes, suivant l'opinion des maîtres: il a peâ^l 
« les hommes de toute forme, comme s'ils étaient en vie. » 
Vhistoirt de Trèms, par Hontheim FrodcMn, le mentionne, 
sous la même date, à peu près dons les mêmes termes, et 
Pierre H«rp, dans ses Mfinahs des dominiemine de Prane- 
fort, répète le passage que nous venons de traduire. Ces 
textes suffisent, et au delà, pour prouver l'existence de Wil- 
helm. Malheureusement, on ne connaît pas de lui un seul 
tableau signé ; il a donc fallu reconstituer son oçuvre par 
une suite d'habiles conjectures. Le premier panneau qu'on 
loi ait attribué orne la tombe de Cuno, archevêque de 
Trêves, dans l'église Saint-Castor, à Coblentx ; il fut pein^ 
en f 3S8 et Sgure le Rédempteur sur H croix : au pied de 
l'instrument fatal s'agenouille l'Électeur. La beauté de 
l'exécution, le caractère fortement individuel des traita, 
avantage rare 4 cette époque, et la date de l'imege, sont le# 



.ir - 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. f 81 

causes principales qui en font désigner Wilhelm comme 
Fauteur. Le triptyque du grand autel de Sainte-Glaire h 
Xlologne, une Vierge du musée de cette ville, la Sainte Vé^ 
rùnique de la collection Boisserée, un petit autel que l'on 
voit chez M. Delassaulx, k Coblentz, et deux ouvrages du 
musée de Berlin , ont paru offi*ir le même style et pouvoir 
être déclarés du m%raè artiste. La douceur, le calme, l'ingé- 
nuité de l'expression, une élégance à moitié naïve, -à moitié 
coquette^ distinguent toutes ces pages. Les formes du corps 
sont lancées, les tètes rondes, les mentons un peu pointus, 
les bouehes petites et les lèvres saillantes. Des plis faciles et 
bien jetés, un coloris vif et cependant harmonieux, achè- 
vent de caractériser la manière du peintre. Ses types man« 
quent de vmriété, d'individualité, en même temps que d'une 
certaine noblesse héroïque. 11 fit un bon nombre d'élèves, 
comme des tableaux secondiaires en portent témoignage. 

Son plus brillant disciple fut raattreStephan, ou Éticnpe. 
On possède encore moins de détails sur son existence que 
sur celle de Guillaume; il n'est même, jusqu'à un certain 
point, que le prodoit d'une^ recomposition historique. Cher- 
chant le nom de l'artiste qui a exécuté le fameux retable de 
la cathédrale, on pensa le voir désigné dans une note du 
journal de voyage écrit par Albert Durer : « Item, donné 
deux blancs , pour faire ouvrir le tableau que maitre 
Etienne, de Cologne, a peint. » Jadis effectivement ce tri- 
ptyque ornait la chapelle derh6teldeville,oà on ne le voyait 
sans rémunération que pendant les offices. Un autre passage 
de Quaden Von Rinkelbach, dans son livre intitulé : Gloire 
de la nation allemande, nous apprend que l'habile dessina- 
teur mourut à Ph Api tal. Comme certains bourgeois de Colo- 
gne rapportaient malignement ce fait devant Albert Durer, 
pour mettre leur richesse en ^opposition avec l'indigence 
habituelle des artistes, le grand peintre leur répliqua : 
H Oui, vous avez bien lieu d'être fiers ; ce sera un bel bon- 



182 LA PEINTURE SUR BOIS, 

neur pour vous que d^avoir laisse périr d'une manière si 
cruelle et de traiter si dédaigneusement un homme qui au- 
rait pu vous rendre illustres ! » Le dénûment de Stephan 
explique pourqj^oi on ne trouve dans les archives et papiers 
de la ville aucun acte qui le concerne. 

Le triptyque de la cathédrale représente, au milieu, VA^ 
doration des mages; sur les ailes, saint Géréon et sainte 
Ursule; au dehors , Y Annonciation» Quelques lignes incer- 
taines semblent former la date de i4i0. C'est la plus belle 
œuvre de l'école allemande primitive. Nous en avons étudié 
avec soin les caractères, et voici les résultats de notre obser- 
vation. Dans les quatre morceaux domine une recherche 
exagérée de l'harmonie : les traits s'arrondissent, les formes 
s'effacent, les sourcils disparaissent ; les cheveux et la barbe 
d'un des rois mages se fondent presque avec la chair. L'ex- 
trême douceur des tètes féminines leur donne Fair un peu 
trop jeune : on croirait voir des adolescentes plutôt que des 
personnes adultes. Les yeux sont petits, comme dans les 
œuvres de Pérugin, les faces larges, les fronts hauts et bom- 
bés. Sainte Ursule, entre autres, a des tempes spacieuses, 
un grand front, un occiput presque nul, les oreilles à l'ex- 
trémité du profil. Les ombres des carnations offrent des 
teintes verdâtres; les clairs tirent sur le blanc pur. Les che- 
veux crépelés, nattés, déroulés, les turbans et les diverses 
coiffures rappellent les V.an Eyck, de même que le soin avec 
lequel sont imités le satin, le velours, le damas, les perles, 
les diamants, les armures et les tapis. La terre est couverte 
de fleurs comme dans les œuvres brugeoises. D'autres ana- 
logies, que nous passons sous silence, rapprochent les deux, 
écoles. Les mains sont déjà d'un fini précieux, mais les visa* 
ges manquent de détails. 

L'identité de manière a fait attribuer à Etienne plusieurs 
autres tableaux, qui forment une petite collection. Elle per- 
met d'apprécier toute sa grâce et toutes ses ressources 



à 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 183 

naturelles, de bien saisir les tendances de la vieille école 
rhénane. On trouvera des renseignements sur ses œuvres, 
dans Rugler, dans Hotho et dans mon Histoire de la petfi* 
ture cUlemande, Nous ne citerons que les Jra£;ments d'un 
vaste retable, qui ornait jadis l'abbaye bénédictine d'Heis- 
terbach, près de Bonn ; ils ont passé, des frères Boisserée, 
au roi de Bavière. Un homme aussi habile qu'Etienne ne 
pouvait manquer d'exercer une influence énergique; des 
provinces éloignées la subirent : elle pénétra jusque dans 
la Saxe, en passant par la Westphalie, jusque dans la Souabe 
et l'Alsace, en passant par Trêves et Francfort. 

Mais deux artistes de génie enlevèrent à ce maître élé- 
gant le sceptre de la peinture, qu'il portait si bien. Après 
avoir imité de l'école rhénane un grand nombre d'effets et 
de dispositions, les Van Eyck élargirent considérablement 
le domaine de leur devancière. A l'aide d'un procédé nou- 
veau et de combinaisons nouvelles, ils créèrent, pour ainsi 
dire, tout un monde poétique. L'Allemagne surprise ne crut 
pouvoir assez le contempler, et , dans son admiration pro- 
fonde , s'oublia elle-même. Les tableaux que l'on regarde, 
avec peu de vraisemblance, comme exécutés par le graveur 
Israël de Mecheln ou de Meckenen dans la seconde moitié 
du XV* siècle, démontrent hautement que l'art germanique 
suivait à cette époque les traces de la peinture néerlandaise. 
Quel que soit l'auteur réel de ces ouvrages, il possédait un 
magnifique talent. S'il se laissa modifier par le style bru- 
geois, il fut loin de perdre tout caractère individuel. Son 
originalité manifeste le mit en état de devenir un centre à 
son tour; c'est ce que prouvent un grand nombre de pein- 
tures trouvées dans les édifices de Cologne et des environs. 
Le génie flamand remonta ensuite le cours du Rhin et alla 
éveiller en Alsace l'émulation de Martin Schœn , qui s'était 
fixé à Colmar, quoique originaire de la Franconie (4420- 
1486). DeTAlsacCy l'inspiration gagna la Souabe; Frédé- 



iU LA PElifTURfi SUR BOIS, 

rick Hériin^ de NordlingeB, ëUil déjà fameux dalis eelte 
dernière ville dès l'année i467. Puis, Hoibein le père i 
Augsbourg, Jarenus esk Westphalie, Jean Grûnewald et 
Conrad Fyoll à Francfort , Michel Wohlgemttth à Nurem- 
berg, furent visités par le souffle peétiqoe de la Néerlande. 
Il effleui^ ausri Albert Diirery qui, malgré sa puissante 
organisation, demeura le disciple et l'obligé des frères Van 
Eyck. Cet homme célèbre vint au monde en i47i . Son père 
était un Hongrois i]ui avait abandonné sa patrie, longtemps 
habité la Flandre, et choisi enfin pour dernier séjour la 
ville de Nuremberg, où il aVait épousé une AUemaade et 
pratiquait son métier d'orfèvre. 11 enseigna lui-même i son 
fils les éléments du dessin. « Mon père était très-eontcait de 
moi, dit ce dernier dans son ftutobibgraphie, parce qti'it me 
voyait soigiieux et laborieux. Il m'envoya done à l'école, et, 
dès que je sus lire et écrire, me retira pour m'ajyrendre 
l'orfèvrerie ; mais, quand je pus bien travailler, mon goAt 
me porta de préférence vers la peinture. J'en instrmsis moft 
père, qui fut d'abord peu satisfait et regretta le temps qv'îl 
avait perdu à m'enseigner son art; il ne voulut point toute- 
fois contrarier mon penchant. Le jour de Saint-André, Faii 
de Notre-Seigneùr i486, il m'engagea pour trois années 
eomme apprenti chez le peintre Michel Wohlgemuth. » 
Lorsque ee noviciat fut terminé, Albert Dârer visita une 
portion de l'Allemagne, des Pays-Bas et de l'Italie, où il 
retourna une seconde et une troisième fois. En 4494, il 
épousa la fille d'un habile mécanicien, nommée Agnès Frey. 
11 ne connut plus le repos depuis lors et finit par mourir de 
chagrin i l'âge de cinquante-sept ans. 

Les œuvres d'Albert Diirer offrent un mélange singulier 
de fantastique et de réel. Les deux tendances principales 
des hommes du Nord s'y trouvent partout associées et repré- 
sentées. La pensée de l'artiste l'emporte sans cesse dans le 
monde des abstractions et des chin^res j sa conscience do$ 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 185 

difficultés de la vie, sous un ciel âpre et froid , le ramène 
vers les détails de l'existence. Il aime donc les sujets philo- 
sophiques et surnaturels d'une part, tandis que de l'autre 
son exécution minutieuse se cramponne à la terre. En même 
temps qu'il suivait ces deux principes contradictoires , il se 
laissait entraîner par l'amour de Thyperbole. Ses types, ses 
gestes, ses poses, la musculature de ses nus, les plis sans 
nombre de ses draperies, ses expressions de joie, de douleur 
et de haine ont un caractère manifeste d'exagération. La 
grâce lui manque d'ailleurs : une rudesse toute septentrio- 
nale a fermé la voie aux qualités douces. Les panneaux 
d'Albert Durer sentent le Teuton, le vieux barbare des hor- 
des germaniques. 11 portait lui-même une longue chevelure 
comme les rois francs. Sa belle couleur, la fermeté savante 
de son dessin, son grand caractère, sa profonde pensée, la 
poésie souvent terrible de ses compositions, le pls^cent au 
rang des maîtres. Colmar possède de lui treize tableaux, de 
grandes dimensions, qui ornent la bibliothèque publique. A 
Paris, on peut voir deux peintures de sa main, chez M. de 
Quedeville, amateur passionné des beaux-arts. Ce ne sont 
pas les moindres ornements de sa précieuse collection, petit 
sanctuaire consacré à la gloire des anciennes écoles ^ L'un 
de ces morceaux représente le Messie couronné d'épines; 
l'autre, Jésus portant sa croix sur le chemin du Calvaire. 
On y remarque tous les défauts et tous les mérites du grand 
peintre. Le Christ a le corps entièrement jaspé de sang par 
suite de sa flagellation. Dans ces deux ouvrages, il est acca- 
blé de douleur et manque de la noblesse idéale que l'on 
aime à lui prêter. La peinture est d'un éclat, d'un fini ad- 
mirable et d'une conservation étonnante. Pour les tableaux 
de l'église Saint-Gervais, réunis dans un même cadre , nous 

* M. Quedeville est mort depuis la première publication de ce travail tt 
ses tableaux ont été dispersés. 

16 



186 LÀ PEINTURE SUR BOIS, 

doutons fort qu'ils soient d'Albert Durer; nous les croycms 
plutôt exécutés par un artiste néerlandais, pendant les pre- 
mières années du xvi^ siècle. 

Le prince de Téc'ole germanique entraîna sur ses pas un 
grand nombre d'élèves et d'imitateurs. Jean. Wagner, de 
Rulmbach, Henri Aldgrever, Jean Scbeuffelin, Barthélémy 
Beham, suivirent fidèlement ses traces. Mais son plus bril- 
lant disciple fut Albert Altdorfer, homme d'une imagination 
vaste et opulente, qui a su dérouler dans ses tableaux des 
perspectives ^ans bornes et faire mouvoir des milliers d'ae* 
teurs. 

Si Albert Durer se présente à nous comme le peintre 
énergique de la vieille Allemagne, Lucas Granach en fut le 
peintre gracieux. Son nom de famille était Sunder; celui 
par lequel on le désigne habituellement vient du lieu de sa 
naissance, Cranach, près de Bamberg. Vigoureux dans ses 
tableaux, Albert Durer montrait dans sa conduite une fai^ 
blesse indigne de son talent, faiblesse qui le soumit en 
esclave à sa femme; doux et ingénieux dans ses peintures, 
Cranach fut dans la vie réelle d'une fermeté inébranlable. 
Quoiqu'il eût épousé une personne très-laide, il lui témoigna 
une constante affection. Lorsque l'électeur de Saxe, Frédé- 
ric le Magnanime, son protecteur et son ami , eut été fait 
prisonnier par Charles-Quint, il le suivit de donjon en don- 
jon, lui lisant la Bible, et ornant de fraîches images les mu- 
railles de ses cachots. Après quelques années d^épreuves,iis 
rentrèrent tous deux solennellement k Weimar. Lucas y 
mourut en 1555; il avait atteint l'âge de quatre-vingt-un 
ans, et fut enseveli dans le cimetière de l'église Saint- 
Jacques. 

Il avait, comme Albert Diirer, un goût prononcé poar le 
fantastique ; mais, au lieu de choisir les plus sombres des 
légendes populaires, il traitait les plus riantes. Son imagi- 
nation naïve et gracieuse voyait le monde sous d'agréables 



SUR TOILE ET SUR CUÎVRE. 187 

couleurs. Il excelle principalement dans les létcs de femmes; 
quoiqu'il n'eût pas un grand savoir anatomique, il aimait à 
représenter des jeunes filles nues. Un voile transparent 
flotte 'sur quelque partie de leur corps, moins pour la dérober 
aux yeux que pour montrer Thabile manière dont l'artiste 
savait peindre un tissu diaphane. Ses personnages mâles ont 
la plupart du temps une faible valeur. Nul n'a peut-être 
mieux rendu les airs provoquants, l'insidieuse finesse, l'élé- 
gante corruption, la versatilité des courtisanes. Les sujets 
qu'il emprunte aux aneifens revêtent aous son pinceau h 
forme d'une tradition germanique. Ces tableaux ingénus 
déroutent les archéologues et charment les poètes. Granach 
eut peu d'élèves ; le plus connu est son propre fils, Lucas Gra- 
nach le jeune, qui a souvent exagéré, les tendances de son 
père et abusé quelquefois des teintes roses^ 

Avec Albert Durer et Granach l'ancien, lutte de gloire et 
d'importance le fameux Holbein. Né à Augsbourg en 1498, 
il apprit les secrets de son art dans l'atçlier paternel. Jean 
Holbein le vieux était un imitateur des Flamands , un pein- 
tre irrégulier, qui passait de la rudesse et de l'hyperbole à 
la grâce et à la douceur. 11 vint se fixer en Suisse, dans la 
ville de Bâle, lorsque l'héritier de son nom était très-^eune 
encore. Ge fut là que ce dernier donna les premiers signes 
de son mérite extraordinaire. Ayant par malheur épousé 
une lemme revéche et impérieuse, il n'efit d'autre moyen 
d'échapper à la servitude que de s'enfuir en Angleterre. 
Thomas Morus l'accueillit avec une extrême bienveillance; 
au bout de trois ans, il devint l'artiste préféré de Henri VIII. 
Tous les grands seigneurs se disputèrent dès lors ses ouvra- 
ges. Après avoir mené une splendide existence, il mourut 
de la peste en 1554, et fut jeté dans une de ces fosses com- 
munes où l'on précipitait les victimes du mal contagieux. 

Peu d'hommes ont su reproduire aussi habilement les 
formes individuelles : ce sont des êtres vivants que de pa- 



188 LA PEINTURE SUR BOIS, ETC. 

reilles images; leur couleur brillante, ferme et polie comme 
un émail, nous a conservé non-seulement les traits, les 
moindres particularités de la figure et les proportions du 
buste, mais encore tous les signes qui indiquent l'énergie ou 
la faiblesse du caractère, les passions bonnes et mauvaises, 
les souffrances et les joies passées, les habitudes et les goûts, 
l'éducation et le rang social. Le peintre étudiait la nature 
avec un soin extrême, pour la retracer avec une patience 
ingénue. Pas un détail ne manque, et toutefois la minutie 
de l'exécution ne trouble point l'harmonie de Tensemble. 
Quoique moins nombreux, ses ouvrages d*histoire ne le 
cèdent en rien à ses portraits. La grAce et la noblesse y ac- 
compagnent toujours la vérité. Sa fameuse Danse des morts 
prouve, en outre, qu'il savait monter le cheval mystérieux 
qui mène dans le pays des rêves. Le génie fantastique des 
Allemands n'a rien créé de plus profond et de plus railleur. 
Après ces trois grands maîtres, les arts auraient, sans le 
moindre doute, continué de fleurir dans les États germani- 
ques , si la guerre de trente ans n'était venue pifisser au fil 
de répée toutes les espérances de la nation. Des troupes 
féroces incendiaient les villes pour se chauffer pendant riii- 
ver : la Peinture expira dans le sang des citoyens égorgés 
ou sous les ruines fumantes des édifices. 



PAYS BAS. 



Les populations ailemandes, établies à roccident du Rhin 
et de TEms, puis modifiées par leur séjour, semblèrent em- 
prunter aux influences locales non-^seulement un goût plus 
vif pour les beaux-arts , mais des facultés nouvelles. Leur 
imagination s'éprit de l'architecture , de la peinture , de la 
sculpture, et négligea les formes littéraires. La parole n'était 
pas assez substantielle pour leur nature positive. Sauf la ca- 
thédrale de Fribourg, tous les grands monuments de la val- 
lée du Bhin embellissent la rive gauche ; c'est là un fait très- 
curieux et très-significatif. La Peinture allemande naquit de 
même sur la rive gauche, k Cologne. Elle s'enfonça peu a peu 
dans le cœur des Pays-Bas, en débutant par Maas-Eyck, ville 
limitrophe du duché de Juliers. Avant cette époque, la Néer- 
lande n'avait donné aucun indice de sa gloire future, quoi- 
que plusieurs princes eussent encouragé les beaux-arts : les 
comtes de Flandre soudoyaient des peintres officiels; la plu- 
ie. 



490 LA PEINTURE SUR BOIS, 

part n'étaient que des espèces de décorateurs, employés 
surtout à orner les bannières , au moyen de couleurs dé- 
trempées dans rhuile : les archives flamandes indiquent un 
grand nombre de payements pour ces sortes de travaux. 
Deux artistes qui recevaient une pension de Louis de Maele, 
Jean de Hasselt cl Melchior Brocderlain, exécutaient des 
œuvres plus difficiles et plus méritoires : le premier touchait 
annuellement vingt livres de gros. Philippe le Hardi leur 
conserva leur place et leurs émoluments ; il faisait au se- 
cond une rente de deux cents livres ordinaires. En i386, 
Jean de Hasselt coloria un tableau d'autel , par ordre de son 
maître , pour l'église des Gordeliers , a Gand : une somme 
de soixante francs fut sa récompense. Hroederlain peignit à 
son tour, en 1398 , deux pages d'autel pour les Chartreux 
de Dijon. Aux fonctions d'artistes de la cour, ils joignaient 
habituellement celles de valets de chambre, comme un peu 
plus tard Jean Van Ëyck. On ignore ce que sont devenues 
leurs compositions. Un O'ucifiement, exécuté à la gomme, 
que j'ai découvert dans la chambre d^s margulliicrs de i'é- 
glise Saint-Sauveur à Bruges, un autre Calvaire ^ de l'an- 
«ieane collection Van Ertborn, qui provieat d'Utredii et 
porte. la date de 1363) iiou$ offrent les seuls spécimens con- 
nus de la peinture néerlandaise sur panneaux, avant le 
ixv** siècle. Unis œuvre analogue , qui était encore chez 
M. Inbert , de Bruges, en 1834 , a depuis lors été vendue, 
^t personne qe pput dire où elle se trouve. Jean Valouel et 
Henri fic^chose de Brabant, peioti^es officiels de Jeantsans- 
Peur, m paraissent pas avoir eu grand mérite. Le degré de 
peribctioQ où les Van £yck portèrent tout d'un xoup Tart 
du coloris fut donc une étonnante conquête et le résultat 
d'un génie extrfiordinaire , bieu que Técolc rhénane eût 
frayé la voie. Ils naquirent à MàasrËyck, mot qui veut dire 
Eyck-sur-Meusey et, selon Thabitude constante de l'époque, 
prirent le nom de leur ville natale , comaM? les seigneurs 



SUR TOliE ET SUR CUIVRE. i91 

prentiient celui 4e leurs fiefs, mate laissèrent de «cdté la dë^ 
sijgpatipa accessoire. Un peintre français, originaire d'Arcis- 
sur-Aiibe, se serait fait appeler Pierre ou: Jacques d'Arcis, 
fit, s'aurait pas cru devoir cons^ver l'indication supplëmen* 
tairez Dèi le xui® siècle, le Limbourg, et spécialement la 
viUe ëe Maestricht, peil éloignée de Maas*Eyck, avaient été 
célèbres par l'babileté de leurs peintres; quatre vers du 
ParcivaUde Wolfram d'Bscbenbach ne laissent aucun doute 
i cet regard. Au début du xv siècle, le duc de Berri occu- 
pait en France trois artistes de cette provincci Po/ de Lim^ 
hmrf^ et ses deux frères. C'était donc un terrain propice 
4>our les études et les travaux plastiques de même que pour 
Jes innovations, auxquelles on pouvait être sur qu'un public 
déjà éclairé prêterait une attention bienveillante. Hubert 
vint au miMade en i566. Karel Van Mander nous apprend 
que le frère d'Hubert était plus jeune que lui d'un bon nom- 
bre d'années ; les portraits des deux pmtres confirment son 
assertion. J^les suppose donc nés à vingt ans de distance, 
ce qui est déjà un-iiitervalle énorme. L'augmenter encore, 
vouloir que l'un eut trente-quaire ans de plus que l'autre , 
c'est une hypothèse que ne,légitiroent, ni la phrase 4e l'his- 
torien, ni le volet de l'Agneau mystique, où figurent les 
deux hommes célèbres. Elle ne pourrait, d'ailleurs, s'ap- 
puyer que sur d'autres hypothèses, manière étrange de rai- 
sonner. Il faudrait adm^tre , par exemple , qu'ils n'étaient 
pas du même Ut, et violenter ou négliger des textes impor- 
tants qui les concernent. Mieux vaut passer outre, sans 
combatti*e des argument» dénués de valeur. On ne sait à 
quelle époque les Van Eyck s'établirent :dan8 la triomphanie 
eUé de Brugê9, comme la nomme Guiehardin. En 1410, le 
plus jeune des deux frères ^ qui possédait une grande in- 
struction et s'occupait de chimie, eut la gloire non pas d'y 
inventer la peinture à l'huile, mais d'y perfectionner la 
vieille méthode, lente, défectueuse, pleine d'inconvénients 



in LA PEINTURE SUR BOIS, 

et, par suite, très-peu employée. Ses améliorations en firent 
un procédé si admirable, que l'on abandonna tous les au- 
tres. A la Saint-Bavon de Tannée 4422, Hubert fut reçu à 
Gand membre de la confrérie de Notre-Dame, sur l'avis du 
chapitre de la cathédrale. Son frère était peintre et valet de 
chambre du duc Jean de Bavière. En 1425, il passa au ser- 
vice de Philippe le Bon, qui appréciait son mérite et avait 
entendu parler avantageusement de lui. Cent livres par an, 
monnaie de Flandre , lui furent allouées pour gages : il en 
touchait la première moitié le jour de Noël , et la seconde, 
k la Saint- Jean. L'acte original est daté du i9 mai. Dès que 
le jeune Van Eyck fut enrôlé, le duc le chargea d'expédi- 
tions mystérieuses qui se renouvelèrent fréquemment. Qua- 
trfî-vîngt-onze livres cinq sous , du prix de quarante gros 
la livre, lui furent données en 4426 , « tant pour faire cer- 
tain pèlerinage que Monseigneur, pour lui et en son nom , 
lui a ordonné faire, dont autre déclaration il n'en vealt estre 
faite, comme sur ce que par icelui seigneur lui pouvoît 
estre deu à cause de certain loingtain voiaige secret , que 
semblablement il lui a ordonné faire en certains lieux que 
aussi ne veult aultrement déclarer. » 11 serait curieux, im- 
portant peut-être, de dissiper l'ombre jalouse dont le prince 
entourait les démarches de son fidèle serviteur; la complai- 
sance de Jean Van Eyck a réellement un air suspect. Le 
27 octobre de la même année , il reçut encore trois cent 
soixante livres pour solde de compte. Aussi , le duc ayant 
révoqué en décembre les pensions et gages qu'il donnait à 
plusieurs de ses ofiiciers , exempta spécialement Jean Van 
Eyck de cette retenue, par lettres patentes du 5 mars i4â7. 
Mais un autre personnage de l'époque avait depuis long- 
temps chargé les deux frères d'une entreprise qui exigeait 
moins de discrétion et plus de talent. Josse Vydt, seigneur 
de Pamele, riche Gantois, les avait priés de peindre un 
vaste retable pour la chapelle mortuaire de sa famille, dans 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 193 

l'église de Saint-Bavon, alors consacrée à saint Jean. Hubert 
avait dressé le plan de l'œuvre et commencé l'exécution, 
suivant son habitude; puis, son jeune frère l'avait aidé. 
Ils étaient venus, selon toute apparence, se fixer à Gand, 
puisque l'aîné des Van Eyck , ayant terminé ses jours 
en i426, fut enseveli dans le caveau sépulcral de la famille 
Vydt; mais Timpôt payé par ses hoirs prouve qu'il n'était 
pas de la ville, car les étrangers seuls l'acquittaient. Mar- 
guerite, sœur des illustres Limbourgeois, qui mtaiait aussi 
le pinceau , ayant cessé de vivre bientôt après, fut déposée 
sous la même voûte. 

Ce double malheur fit concevoir au jeune Van £yck le 
désir de retourner à Bruges, et le duc de Bourgogne lui 
assigna pour demeure la maison de Jacques Ranary, dont 
il paya lui-même deux années de loyer. Jean y continua 
{'Adoration de l'Agneau mystique. Il dut néanmoins sus- 
pendre son travail en i428, et aller à Lisbonne reproduire 
les traits d'Elisabeth de Portugal, que Philippe voulait 
épouser. Revenu le jour de Noël 1429, il acheta, l'année sui* 
vante, de Jean van Milanen on Milauen, une maison de 
Bruges, située au Terre Brugsken; il paya pendant dix ans 
à la cathédrale une rente de trente schelen que devait son 
prédécesseur et qui était hypothéquée sur Thabitation. 
En 4452, son vaste retable se trouva enfin terminé; le duc 
de Bourgogne vint le voir chez le peintre, ayant qu'on le fit 
partir pour Gand : il donna aux varkts du célèbre coloriste 
une gratification de vingt-cinq sols. Le 6 mai, Tœuvre im- 
mense, qui ne contenait pas moins de trois cent trente per- 
sonnages, fut placée dans la chapelle de Josse Vydt. Un 
payement de quatre-vingt-six livres, effectué au nom du duc 
de Bourgogne pour composicion à lui faiete et pour plu- 
sieurs journées vacquées à besongnes et affaires , nous 
remet sur la trace du grand homme en i454. La même 
année, le 30 juin, Philippe le Bon ordonna au sieur de 



194 LA PEINTURE SUl BOIS, 

Ch«i|piy de tenir, eomme son représentant et san délégué, 
l'enfant de Jean V«& £yck sur ks fonts baptismaux. A cet 
honneur , il ajouta un cadeau de six tasses d'argent fui pe- 
saient ensemble douze marcs, à huit francs un sou le marc; 
prix total : quatre-vingt-seiae francs douze sous. * Depuis 
quelle époque le dessinateur fameux était-il marié? On Fi* 
gnore. Le portrait de sa femme , qui orne les salles de l'A- 
cadémie de Bruges , ne nous fournit aucune lumière à cet 
égard : il ei5t daté de 1439, et nous annonce que la disgra- 
cieuse personne avait alors trente-trois ans. Le peintre 
l'avait peut-être épousée en 1426, quand la mort de Hubert 
et celle de Marguerite lui avaient fait connaître le chagrin 
de l'isolement, la douleur d'habiter une maison vide qu'ani- 
maient autrefois des personnes chéries. Les receveurs de 
Philippe le Bon faisant des difficultés en 4434 pour payer 
la rente annuelle de l'artiste, le duc leur écrivit une lettre 
dont les termes nous montrent quelle haute idée il avait de 
Jean Van £yck. 11 leur reproche avec énergie de mécon- 
tenter un si habile homme : « Lui conviendra à^eeste cause 
laissier notre service, en quoi prendrions trè&-§rand dé- 
plaisir, car nous le voulons entretenir pour certains grants 
ouvrages, en quoy Tentendons occuper cy après et ne trou- 
verons point de pareil à notre gré, ni si excellent en son art 
et science. » Il ordonne qu'on le paye sans délai et sans lai 
faire aucune objection ; il le leur dit une fois pour tontes et 
leur recommande de ne point l'oublier, s'ils ne veulent le 
mettre en colère, attendu qu'il leur saurait fort mauvais gré 
de le contraindre h leur adresser une seconde lettre. 
En 1436, Jean Van Eyck exécuta pour le duc un voyage se- 
cret hors de Flandre, qui fut d'une très-grande impor- 
tance, puisqu'il coûta sept cent vingt livres. £n 1439, son 
protecteur le chargea de faire enluminer un volume ; on y 
coloria deux cent soixante et douze grosses lettres , douze 
petites, et la dépense fut de six livres six sous six deniers : 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 195 

la maîn-d'iBUvre n'était pas chère à cette époque. Au mois de 
juillet 1440, Van Eyek termina sa glorieuse carrière. Pour 
recaier d'un an la date de sa mort, il a fallu employer un 
rentable mensonge, prétendre que son Christ de Bruges 
porte le millésime de i440, lorsque le troisième chiffre est 
irréeusablement un 2, et passer sous silence tous les carac- 
tères primitifs de la peinture, caractères que j'avais soigneu- 
sflnent indiqués : ils démontrent que ce tableau est le plus 
ancien ouvrage connu de l'artiste, et probablement la Têêe 
du Sauveur offerte par lui en 1420 à la confrérie des pein- 
tres d'Anvers. L'inhumation du grand homme coûta douze 
livres parisis, et vingt-quatre sous furent payés aux son- 
neurs. Il avait fait à l'église de Saint-Donat un legs pieux de 
quarante-huit sous, que l'on acquitta en I44â seulement. 

Les comptes de plusieurs archives nous fournissent, au 
sujet de sa famille, des renseignements ultérieurs. De 4444 
à 4 445 9 sa veuve continua de servir la rente hypothéquée 
sur la maison achetée par son mari; dans cette dernière 
année, elle la vendit k Herman Reysseburch. Au mois de 
février 4446, elle acheta pour deux, livres un billet de lo- 
terie; le tirage eut lieu le 24. En 4449, elle était morte. Sa 
fille, Hennie, se trouvant seule, témoigna le désir d'entrer 
dans un cloître ; le duc de Bourgogne lui fit i ce propos un 
don de vingt-quatre francs, » pour l'aidier k se mettre reli- 
gieuse en l'église et monastère de Maas-Eyck, au pays de 
Liège. » 

Les archives de Lille mentionnent un troisième Van Eyck, 
Lambert, serviteur de Philippe le Bon, que k duc récom- 
pensa en 4434, parce qu'il avait été plusieurs fois u devers 
luif pour aucunes besongnes que Monseigneur vouloît faire 
fahre. » Le S4 mars 4442, il obtint du chapitre de Satnt- 
Donat la permission de transporter près des fonts baptis- 
maux le corps de son frère, déjà enseveli dans le pourtour 
extérieur de l'église. 



496 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Parmi tous les artistes connus, Jean Van Eyck est celui 
qui a fait le plus grand nombre d'inventions. Après avoir 
perfectionné la peinture à l'huile au point de la changer en 
méthode nouvelle, il découvrit et appliqua les principes de 
la perspective; muni de cette double ressource, il créa le 
paysage et l'art de retracer les intérieurs, soit des monu- 
ments religieux, soit des édifices civils et des demeures 
bourgeoises. Le premier dans le Nord il sut reproduii'e les 
caractères individuels de la face humaine. Il traita avec une 
habileté merveilleuse les scènes de genre, les fleurs, les 
animaux, les sujets allégoriques. Pour couronner tant d'in- 
novations, il métamorphosa la peinture sur verre; les mo- 
saïques transparentes de l'âge antérieur firent place aux 
tableaux diaphanes. 

Pierre Christophsen , dont on possède un morceau peint 
à rhuile en 1417, Hugo Van der Goes, les deux Van der 
Meire, Antonello de Messine, et Rogier van der Weyden, 
de Bruxelles, furent ses élèves directs. Maintenant que l'on 
connaît avec certitude la date de sa mort, il semble que 
l'on devrait abandonner la tradition, d'après laquelle Anto- 
nello de Messine vint le trouver à Bruges, lui offrit d'inté- 
ressantes esquisses, gagna sa confiance, et obtint de lui le 
secret vainement cherché au delà des Alpes. Ce qui lui fit 
entreprendre ce voyage, selon Vasari, ce fut un tableau qu'il 
admira chez Alphonse I'^ de Naples ; or, Alphonse ne monta 
sur le trône de Naples que dans l'année 1442 : l'anecdote 
se trouverait donc fausse. Mais, t depuis 1416, Alphonse le 
Magnanime était roi d'Aragon , de Sardaigne et de Sicile. 
Après avoir, en 1430, conclu la paix avec les Castillans, il 
habita l'ile des anciens Lestrigons jusqu'en l'année 1435, 
pour fuir la jalousie de sa femme, qui lui rendait le séjour 
de l'Espagne intolérable, et pour encourager les partisans 
qui lui restaient au delà du phare de Messine ; car Jeanne II, 
après l'avoir adopté, avait ensuite révoqué son adoption. 11 



SUB TOILE ET SUR CUIVRE. 197 

s'était rendu célèbre depuis longtemps par son amour des 
lettres et des beaux-arts, par ses expéditions guerrières, par 
son enthousiasme chevaleresque et son caractère généreux. 
Il avait choisi pour emblème un livre ouvert, et disait tou- 
jours u qu'un prince ignorant est un ftne couronné. » Peu 
exact d'habitude et peu soucieux de l'être, Vasarl n'a point 
cherché en quel lieu, h quelle époque Antonello de Messine 
avait vu chez Alphonse un morceau de Jean Van Eyck. Il 
est probable que ce fut en Sicile même , patrie du jeune 
Italien, et avant l'année i435. A cette dernière date, le 
grand peintre du Nord employait sa méthode nouvelle de- 
puis vingt-cinq ans ; on ne dira pas que nous plaçons trop 
tôt l'arrivée d'une de ses œuvres chez un monarque instruit 
et curieux. Le fait principal, dans le récit du biographe 
toscan, c'est le départ d'Antonello pour la Flandre, après 
qu'il eut admiré un panneau de Jean Van Eyck chez Al- 
phonse. L'endroit où cette production le frappa d'étonne- 
ment n'est en réalité qu'une circonstance accessoire. Avons- 
nous besoin de dire que le fond domine toujours le détail? 
Une erreur sur un point secondaire ne peut infirmer ce qu'il 
y a d'essentiel dans une tradition. L'histoire fournissant le 
moyen de rectifier l'inadvertance du biographe, on ne doit 
point négliger volontairement ce secours. L'épilaphe d'An- 
tonello corrobore le témoignage des écrivains et prouve qu'il 
alla chercher au delà des Alpes le secret de la peinture à 
l'huile. Né en 1414, il mourut en 1493, à l'âge de soixanteet 
dix-neuf ans. Sa manière participe du genre italien, surtout 
dans la couleur, et du style flamand, surtout dans le dessin 
et la composition. 

L'élève préféré de Jean Van Eyck se nommait Rogier 
Van der Weyden. 11 était originaire de Bruxelles , comme 
l'indique la signature de son portrait, exécuté par lui même. 
En 1434, on lui conféra le titre de peintre officiel dans sa 
ville natale. U fit alors pour la Maison-commune quatre 

i7 



198 LA PEINTURE SUR BOIS, 

tableaux historiques d'une grande îroportanee. Deux ans 
après, les ëchevins déelarèrent que sa charge serait sup- 
primée lorsque la mort lui fermerait les yeux. En 1490, 
«nnëe de jubilé, il parcourut la péninsule italienne. Ayant 
TU dans l'église Saint*Jean-de-Latran une œuvre fort belle 
qui retraçait l'histoire du patron de la basilique , et ayant 
appris qu'elle était de Gentile da Fabrlano, il le proclama le 
plus habile de tous les maîtres italiens. Du 16 juin 4495 au 
jour de la Trinité 4459, il exécuta, pour Jean le Robert, 
prieur de Saint-Aubert de Gambray, un taUeou r^dfermant 
deux sujets, et ayant six pieds et demi de liant sur cinq de 
large, qui lui fut payé quatre-vingts riders d'or, à quarante- 
trois sous quatre deniers la pîëoe. 6a femme et ses élèves 
reçurent une gratification de deux écus d'or, valant chacun 
quatre livres vingt deniers tournois. En 4463, il taxa le 
travail d'un nommé Pierre CoustaiB , peintre et valet de 
chambre de Philippe le Bon^ qui avait colorié et orné deux 
images de pierre : un Saint Philippe et une Sainte Elisabeth. 
Le duc avait fait mettre ces statues « en son hostel , «ddit 
lieu de Bruxelles, auprès de sa chambre, devant la porte 
par où Ton va au parc. » Le 46 du mois de juin 1464, Ro- 
gier Van derWeyden expira dnns la capitale du Brabant; en 
l'ensevelit h Sainte-Gudule, et on eouvrit ses restes d'une 
pierre bleue. Ses CMivres sont à peu près inconnues : sauf le 
triptyque possédé jadis par la chartreuse de Mirafk>res, firès 
de Burgos, puis par le roi de Hollande, sauf le tableau qui 
ornait l'église de Middelbourg en Flandre et que le roi de 
Prusse a fait acheter, on ne lui attribue aucun panneau 
avec certitude. Il faut, pour le moment, se contenter de 
suppositions : le catalogue deê tableaux regardés comme de 
sa main n'a d'autre base qu'une série de conjectures. L'his- 
toire même que l'on a débitée sur le premier ouvrage est 
une simple hypothèse; rien ne prouve, rien même n'indique 
que ce retable ait été emprunté , puis rendu fav Charles- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 199t 

Quint: au monastèfe de Miraflores. Il ne l'a doue pas suivi 
dans SCS expéditions } il n'a pas été le confident de ses în^ 
quiétudes et de ses chagrins. Albert Diirer nous dit qu'il a 
va i Bruges la ehapMe peinte de Rogier (en allemand Budi^ 
ger) : une chapelle n'est pas un triptyque, et Van der Wey- 
den ayaît l'habitude d'historier, avec des couleurs à la 
détr^npe, de grandes toiles que Ton suspendait alors on 
guise de tapisseries autour des appartements. 11 avait peut- 
être orné ainsi les murs de la chapelle brugeoise ; l'expres- 
sion d'Albert Durer donne lieu de le penser. Quand même 
il s'agirait d'un retable (et si on l'affirme, on l'affirmera sans 
preuve aucune), àï faudrait encore démontrer qu'il venait 
de la chartreuse. 11 est beaucoup plus simple de croire que 
celui de Miraflores n'avait jamais quitté le monastère, avant 
que le général d'Armagnac s'en fût emparé. 

Quelques artistes paraissent avoir eu connaissance de la 
nouvelle méthode et avoir imité les illustres frères, sans 
que ceux-ci leur eussent donné des leçons ou communiqué 
directement leur secret* Tels furent Josse de Gand, Liévin 
de Witte, René d'Anjou. D'autres peintres encore firent pé- 
nétrer en Hollande des découvertes de l'habile Flamand : 
Thierry Stuerbout, de Harlem, naturalisa leur manière 
dans sa ville natale, et fut aidé par Albert Van Ouwater, 
puis par Gérard de Saint- Jean, disciple d'Ouwater. 

Rogkr Van der Weyden eut pour élève le fameux Hem* 
Itng; sa biographie et l'histoire de ses travaux sont pleines 
d'obscurité. Son plus ancien tableau portait la date de i42iO^ 
il ornait les appartements du cardinal Grimani, h Venise. 
Cette indication est aussi la plus ancienne trace qui nous 
reste de son existence. Le cardinal Bembo, de Padoue, avait 
cliea lui un diptyque de sa main, où on voyait le millésime 
de 1470. Comme le premier panneau figurait Isabelle do 
Portugal, femme de Philippe le Hon, il donne lieu de sup- 
poser que l'artiste fut bien vu des ducs de Bourgogne et 



90(r LA PEINTURE SUR BOIS, 

employé par eux comme Jean Van Eyck. Le fait est pro-* 
bable, quoique Ton n'ait pas encore trouvé la moindre men- 
tion de lui dans les comptes de ces princes opulents. On 
croit donc qu'il assista, le 5 janvier i477, à la bataille de 
Nancy, et fut obligé comme les autres de prendre la fuite 
sur les cbamps couverte» de neige. Une ancienne tradition 
rapporte, en effet, qu'étant arrivé k Bruges pendant l'hiver, 
pâle, exténué, malade et vêtu de haillons, il n'eut d'autre 
asile que l'hôpital Saint- Jean. Reconnu par les moines qui 
le soignaient, un des frères, nommé Jean Floreins Van der 
Riist, le chargea de plusieurs travaux, dès qu'il fut en bonne 
santé. Le peintre semble avoir voulu confirmer lui-même 
l'exactitude de ce récit. Un tableau, exécuté pour l'hospice 
en 1479 et représentant le mariage mystique de sainte Ca- 
therine d'Alexandrie, contient deux scènes figurées qui, par 
leur petitesse, ont échappé jusqu'ici à tous les regards. Elles 
forment la décoration de deux chapiteaux qui occupent la 
gauche de la Vierge. L'une nous montre un homme tombé 
dans la rue, autour duquel on s'empresse et auquel on offre 
à boire; la seconde, ce malheureux transporté à l'hôpital 
sur un brancard. 11 y a entre ces épisodes et la tradition 
une frappante analogie. Remarquons, d'ailleurs, que le 
tableau est datétle i479. D'autres renseignements consta- 
tent la présence de Hemling à Bruges et son extrême pau- 
vreté en 1477 et 1478. Les registres de la corporation des 
libraires nous apprennent que cette association, ayant de- 
mandé au peindre un tableau d'autel à quatre volets, en 
1477, fut contrainte de lui avancer les panneaux, de lui 
donner un à-compte d'une livre, et ne lui paya en plus que 
huit livres deux escaïins. Les braves gens exploitaient sa 
misère , suivant une habitude ancienne comme le monde. 
Ce pitoyable solde eut lieu en 1478. Deux ans après, l'ar- 
tiste fit une répétition du Mariage de sainte Catherine pour 
la chapelle des Corroyeurs k Notre-Dame. En 1484 il 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 20f 

peignit Fadinirable Saint Christophe du miisëe de Bruges, 
destiné à Thospice Saint-Julien. Depuis ce moment, on perd 
ses vestiges pendant quinze années. En 4499 il termina un 
eharmant diptyque où Ton voit sur une face la Vierge au 
milieu d'une église, et sur une autre, le prieur du couvent 
des Dunes, h Bruges, qui l'avait commandé. U parait que 
ce fut un de ses derniers ouvrages, quoique rien n'y sente 
l'affaiblissement de la vieillesse ; les registres de la corpo- 
ration des libraires, mentionnés plus haut, contiennent un 
inventaire, fait cette même année, dans lequel se trouve 
l'article suivant : « Plus leur tableau à quatre volets, où sont 
en portraicture Guillaume Vreland et sa femme, de pieuse 
mémoire, exécutés de la main de feu maistre Hans. » - 

Hemling a plus de douceur et de grâce que les Van Eyck. 
Après la force et l'esprit d'invention brille ordinairement la 
beauté pure. Les types du fameux Brugeois séduisent par une 
élégance idéale ; son expression ne dépasse jamais la limite 
des sentiments tranquilles, des émotions agréables. Tout au 
rebours de Jean Van Eyck, il préfère la svelte et opulente 
architecture gothique 1i la sombre et parcimonieuse archi- 
tecture romane. Son coloris, moins vigoureux, est plus 
suave; les eaux, les bois, les sites, les herbages et les 
perspectives de ses tableaux font rêver. Il dore habituelle- 
ment ses végétaux et ses gazons des teintes de l'automne : 
la mélancolie des mois qui précèdent Thirer charmait son 
âme poétique. 

Jérôme Bosch suivit une méthode absolument contraire. 
Il aimait les Ions heurtés, les oppositions violentes, les 
formes singulières, les luttes, le désaccord, les régions 
mystérieuses de l'enfer et ces aberrations de la nature qui 
produisent les monstres. U existait entre son génie fan- 
tastique et les goâts des peuples septentrionaux une corré-> 
lation intime, en sorte que l'on devait bien accueillir ses 
ouvrages dans le nord de l'Europe. Ils ne furent pas moins 

17. 



LA PEINTURE SUR ROIS, 

reeh^rdhés des Espagnols : k lieu de la scène, Fioiage des 
lortçtres, les sombres capriees da dessinateur flattaieDÉleur 
piété lugubre et leurs penchants cruels. On ne sait pas 
quand il tint au monde : il SM^orut à Bois^le^Duc, sa ville 
natale^ en 4918^. 

D'antres artistes hollamlak furent entraînés dans le cercle 
de l'école brogeoise : Érasme d'abord^ ^i exerça peu de 
temps la peinture, et Cornille ]^geibrechtsz,.qBi eutThon^ 
neur d'enseigner Lucas de Leyde. Il savait surtout exprl-* 
mer les passions et choisir hobilement les accessoires de sra 
tablcauxi Presque tous ont été détruits, en sorte que l'oo 
peut à peine caractériser le style de ce maître. Ceux qui 
nous restent ne donnent pas de lui une idée brillante. U 
avait vu le jour dans Fannée 4468, et il mourut en 1533, 
laissmt deux fils d'un taknt peu ordinaire, Cornilic Kunst 
et CorniUe le Cuisinier. 

A Bruges même, l'ancien style se conserva plus longtemps 
que partout ailleurs. Quoique originaire de Gouda en Hol- 
kinde, Pierre Pourbus vint trés-jeune s'étûblir dans k viljks 
de Hemling, où il étudia et imita si bien la mani^ du iprand 
homme, que plusieurs do ses tableaux font jjnresqtte illusion. 
11 soutiat cette lutte contre l'âsprit du xyi"" siècle, jusqu'au 
3€ janvier iSë4. U fut aidé par une famiik entière, celle 
des Claeyssens, probablement indigène, fille a fourni à la 
peinture quatre hommes de talent : Pierre, GiUes, Antoine 
et un second Pierre, dont le dernier ouvrage connu porte ki 
date de I§I6. Rubens avait déjà montré toute sa putssance, 
que le génie des Van £yck et de leur plus illustre héritier 
lui disputait encore la suprématie dans un coin de la Bel- 
gique. 

Une autre école nationale fut sur le point de se former ma 
bord de l'Escaut. Avant l'année 1434, Anvers possédait une 
eonfrérie, dite de SaifU^-Luc, oùlespeinUres, seuipteiArs, 
verriers et enlumineurs se trouvaient unis aux fondeurs de 



SUR TOILE ET SUR €UIVRE. lOÏ 

caraetèreS) imiHrîmeurs , libraires, rdMeui«, febricants de 
coffires «ur lesquel» on traçait des peii^ures, aux potiers de 
terre et i une foule d'autres maneeuvres. Dans les dernières 
années du xv^ siècle Qu dans les premières du xv!*", Quintcii 
Matsys, né à Louvain, et forgeran de son métier, quitta le 
lieu de son enfance pour la ville opulente ou venait alors se 
conoentrer le mé^oee des Pays-Bas : Tamour te rendit pein- 
tre, le père de edle qu'il aimait ne voulant point qu'elle 
portai le nom d'un batteur d'enclume. 11 montra bientôt le 
talent le plua or^^inal qui eût brillé sur le sol de la Flandre, 
depuis les Van Eyck ; mais il ne semble pas avoir été eom^ 
pris. Selon toute apparence, les confrères de Saint-Luc ne 
l'admirent point parmi eux, car la liste de leurs doyens et 
présidents ne le mentionne paa. 11 mourut en lSâ9, sans 
avoir pu fonder une éeole« 

Les arti9te8 de Belgique et de Hollande s'éloignaient alors 
des voies natk>nales>et prenaient les Italiens pour modèles.. 
Bien ne put arrêter, ni même ralentir ce mouvement de 
défection. Lucas de Leyde fut encore celui qui garda le plus 
fidèlement les caractères de l'art septentrional ; Jean Gossart, 
dit de Maubeuge, parce qu'il avait vu le jour dans cette ville, 
Bernard van Orlcy, Michel Goxie , Jean Schoreel , Martin 
van Veen , surnommé Heemskerk, du lieu de sa naissance, 
obéirent à la mode qui entraînait les esprits. Lambert Lom- 
bard essaya de formuler la doctrine classique de l'imitation. 
Il entretint avec Vasari une correspondance, imprimée tout 
récemment par Gayc, dans son Carteggio. François de 
Vriendt, appelé d'ordinaire Frans Floris, marcha docilement 
sur ses traces et forma de nombreux élèves, parmi lesquels 
Martin de Vos occupe le premier rang. Avec l'imitation de 
l'Italie coïncida une autre métamorphose, qui devait exercer 
une vive influence sur le développement ultérieur de l'art. 
La division du travail fut appliquée à la peinture , et les 
genres se séparèrent. Patenicr, Henri à la Houppe, Molenaer, 



f04 LA PEINTURE SUR BOIS, ETC. 

Jean Bol, Kornelis Ketel, les frères Valkenborgh, Mathieu 
et Paul Bril cultivèrent spécialement le paysage et lui don- 
nèrent une existence indépendante : jusqu'alors on ne l'avait 
traité que comme un accessoire. Pierre Breughel, Aertsen, 
Beukelaer, Joachim Uytenwael et Louis Toeput frayèrent 
la route où allaient bientôt marcher les Jean Steen, les 
Teniers et les Van Ostade. Jean Fredeman se montra le digne 
précurseur des Steenwyck et des Neefs. Cornélis Vroom sut 
le premier peindre une marine ; Jean Snellinck, une ba- 
taille. Louis Van den Bosch et Jacques de Gheyn se ren- 
dirent célèbres en imitant la grâce et la beauté des fleurs ; 
Pourbus le vieux et Hoefnaghel, en copiant les formes des 
animaux. Guillaume Key, Antoine Moro, les deux Pourbus 
retracèrent isolément les individus, au lieu de placer leur 
image dans le coin d'un tableau ou sur les volets d'un tri- 
ptyque, selon l'ancienne coutume; enfin, Otto Venius mit 
en usage et fit apprécier toutes les ressources du clair- 
obscur. Ainsi se préparait l'avènement de Rubens. 



ESPAGNE. 



Pour commencer l'histoire de la peinture espagnole avec 
les premières tentatives, il faudrait remonter jusqu'au 
X* siècle et même encore plus haut. Ces essais consistent en 
miniatures exécutées sur les manuscrits. Gomme partout 
ailleurs, on y voit dominer le style hyzantin, puis le style 
gothique. L'Alhambra contient de remarquables peintures 
où règne la seconde manière. Elles sont dues, selon toute 
vraisemblance , à des Espagnols , car la loi religieuse des 
Mores leur défendait l'exercice des arts plastiques. Ces 
fresques décorent les .voûtes de certaines salles : une d'elles, 
représentant une chasse, fait le tour du dôme qui couronne 
une grande pièce ; des chevaliers chrétiens y sont mêlés à 
des princes arabes. Une seconde chambre offre aux specta- 
teurs un divan assemblé ; une troisième , des combats 
entre les Espagnols et les Infidèles. Les caractères du des- 
sin et l'aspect de la couleur annoncent que ces images 



206 LA PEINTURE SUR ROIS, 

furent peintes dans les premières années du xv** siècle. 

Bientôt après , le génie espagnol donna des signes de ce 
qu'il devait être un jour. Ce fut l'art flamand qui le réveilla. 
En 1429, Jean Van £yck, le créateur de la peinture néer- 
landaise, avait séjourné à Lisbonne et parcouru les divers 
royaumes de la Péninsule. En 1445, un certain Rogel, que 
l'on croit être Rogier Van der Weyden , travailla dans la 
Chartreuse de Miraflorcs, près de Burgos. ^Cinquante ans 
plus tard, Juan Flamenco orna de ses peintures le même 
édifice. On prétend reconnaître en lui Hemling, le poétique 
légendaire de sainte Ursule. L'influence de ces artistes fut 
considérable, mais on l'a peut-être exagérée, faute de con- 
naître les productions les plus anciennes des coloristes na- 
tionaux. Les hommes qui étudient les images des xv* et 
XVI® siècles y observent tous deâ caractères particuliers, des 
tendances originales. Schepeler, historien allemand, les dé- 
crit de la sorte : « Le coloris n'a pas autant d'éclat que celui 
des vieux peintres germaniques, mais il est plus doux. On 
croirait qu'un voile flotte sur l'image, et l'exéeution en ac- 
quiert une grande largeur. C'est ce que dans le pays on nom- 
mait alors et l'on a continué de nommer l'air aiit6ûitil. 
Plus tard , la manière des Vénitiens fot celle que préféra 
l'Espagne : leur ample dessin et leur couleur vigoureuse 
s'accordaient avec les propensions innées de l'art national. 
Ajoutez à ces mérites une grande hardiesse de pinceau, une 
imagination ardente, et vous aurez les traits (listinctifs de 
réoole espagnole. » En imitant les Néerlandais, elle modiia 
leur coloris : elle ne put adopter, par exemple, ces teintes 
roses que l'on ne trouve point dans les carnalioBs de la 
Péninsule. Les costumes se rapprochent, d'ailleurs, du goûl 
oriental. Les types dénotent aussi en quels lieux les peintres 
avaient vu le jour. 

L'influence italienne commença, dès le xv siècle, à laller 
contre l'influence beige. Antonio del Rineon , né à Gtiada- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 5»7 

laxara en 4446 , alla étudier dans k Toscane et dans las 
États^Romains. Il sVipt)ropria la manière d'Andréa dd Gas- 
taf^ et de Dominique Gbirlandajo. Ferdinand et Isa]>elle 
le nommèt^nt peintre de la cour et ehevalicr de Saint- 
Jacques. Pierre Berruguetc prit pour modèle le style de Pé- 
rugin. En 4483, le chapitre de Tolède le chargea d'orner le 
maitre-autel de la cathédrale, simultanément avec Antonio 
del Rincon. Celui*«i ayant abandonné l'ouvrage en 4488, 
son compagnon de travail s'engagea à le terminer seul. Les 
fragments qui subsistent encore sont admirables : on y re- 
trouve la grâce un peu roide et le sentiment déiiciit du 
maître de Raphaël. Seize autres peintres furoit employés 
dans le même monument. Juan d'Espagna , étant allé en 
Italie pour se perfectionner, ne quitta (^us la patrie eu 
Giotto. Sa résidence habituelle fut Spolète, où l'on conserve 
nn grand nombre ée ses ouvrages, exécutés de iSOO k 1 520. 
L'histoire a maintenu la sentence de bannissement qu'il 
avait prononcée eontre lui-même. 

De tous les mnitres italiens, Lécmard de Vinci parait 
avoir exercé l'influence la plus vive sur les imaginations 
espagnoles. Deux artistes du premier ordre furent ses 
élèves, Francisco Neapoli et Pablo Aregio. Ils ont peint en- 
semble , dorant l'année iS06 , le grand autel de la cathé- 
drale de Valence. On y volt représentés six traits de l'bis- 
totrede la Vi^ge; le plus frappant est la mort de Marie : 
ks apôtres, qui environnent son lit de douleur, rappdlent 
ceux de la lameose Cène , tant de fois gravée. On admire 
' aussi dans les autres la correction du dessin, la noblesse de» 
formes, la douceur de l'expresnon, enfin toutes les qutilités 
éeLéanard.Cetouvrageftitpayétroismîlleducats d'or. Une 
foule de tableaux, à Valence et à Murcie, reproduisent avec 
une égale fidélité le style du peintre italien. Un troisième 
artiste, niui nwias célèbre, que Ton doit ranger dans la 
même école, est Hernan ou Fernando Yagnez. Suivant 



208 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Palomino Velasco , il aurait étudié sous Raphaël , mais on 
le croit plutôt disciple ou imitateur de Léonard. Dès l'année 
i55i, il jouissait en Espagne d'une brillante réputation : 
ses ouvrages principaux ornent la cathédrale et deux églises 
de Cuença. 

Mais, pendant qu'un si grand nombre d'artistes cher- 
chaient ta lumière et lïnspîration du côté de l'Italie , d'au- 
tres restaient fidèles aux traditions gothiques et h la manière 
brugeoîse. Ce style ayant été méprisé par la suite, on n'a 
pas conservé leurs noms avec le même soin. D'heureux ha- 
sards ou des circonstances particulières nous en ont trans- 
mis seulement un petit nombre. Ainsi , près de l'autel de 
Saint- Antoine, dans la cathédrale de Cordoue, on en re- 
marque un autre, plus petit, d'architecture gothique; le 
panneau qui le surmonte représente l'Annonciation; il est 
d'un mérite peu ordinaire pour l'époque où il fut exéeuté , 
car il unit un beau dessin à une couleur fine et harmonieuse. 
L'auteur, Pierre de Cordoue, a eu l'idée d'y écrire son nom 
en lettres d'or, avec la date de 1500 : nul ne saurait qu'il a 
existé , sans cette précaution insolite. 

On voit de lui , au musée espagnol du Louvre, deux ta- 
bleaux , qui se distinguent par une ingénuité toute primi- 
tive. Dans la Mori de saint yér<)ftte/ l'expression des figures 
est réduite à ses éléments indispensables. Les moines qui 
environnent l'agonisant pleurent sa perte , mais ils la pleu- 
rent comme un enfant regrette ses jouets : leur affliction 
manque de dignité, de profondeur.. L'artiste ne s'est préoc- 
cupé que d'une seule chose : il a voulu peindre le chag^rin 
en général et sans le spécifier. Les types des visages inspi- 
rent la même remarque : Pedro a dessiné des tètes d'hommes, 
non des tètes idéales de cénobites. Et tandis qu'il oubliait 
certaines conditions avec une légèreté enfantine , il com- 
prenait singulièrement les autres. Le moine qui lit la prière 
des morts fait sourire le spectateur, il porte des lunettes et 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 209 

a l'air de s'en servir; mais comme elles sont placées, elles 
ne peuvent lui être d'aucun usage : le religieux étant vu de 
profil, elles devraient se présenter de côté; l'artiste, au con- 
traire, les a tournées de telle sorte, que l'on aperçoit de face 
un des deux verres. 

Le second ouvrage de Pedro, qui nous montre saint Pierre 
devant le Christ à la colonne , renferme une autre naïveté. 
Les deux personnages se trouvent dans un somptueux édi- 
fice, et néanmoins le dessinateur voulait laisser voir le coq 
fameux qui chanta l'heure du repentir. Il lui aurait été fa- 
cile déménager une échappée de vue, au fond de laquelle 
se serait pavané le belliqueux animal; mais il n'a point 
poussé la réflexion jusque-là. Ayant mis tout simplement 
un perchoir à l'angle de la pièce , il posa dessus un énorme 
coq. 

Quoique resté fidèle aux traditions et au goût du xv siècle, 
Louis Morales a encore de nos jours une brillante réputation. 
Il fut surnommé k divin, soit parce qu'il ne peignit que des 
sujets sacrés , soit à cause de son admirable talent. On pos- 
sède de lui un grand nombre d'ouvrages. Il naquit à Bada- 
joz, dans l'Estramadure , au commencement du xvi* siècle, 
et y mourut en i586, selon les uns ; en 1590 , selon les 
autres. Un style sévère le distingue : il trace durement ses 
contours et ne s'occupe guère de l'harmonie des lignes. 
C'était un homme patient , qui travaillait avec le plus grand 
soin. Ses barbes et ses chevelures sont des prodiges de fi- 
nesse. Elles étonnent, lorsqu'on les regarde à la loupe , et 
n'en produisent pas moins un bon effet , vues à distance. Il 
savait parfaitement dégrader et fondre ses teintes, mais il 
excelle surtout dans l'expression de la douleur. Il était très- 
riche pendant sa jeunesse, époque où l'on aimait encore le 
vieux style. Philippe II l'ayant mandé pour travailler k la 
décoration de TEscurial , l'artiste déploya un tel luxe , que 
le monarque offensé le renvoya chez lui. Mais le goût du 

18 



2tO LA PEINTURE SUa BOIS, 

publie changea : la ma» ière italianue avait tous les jours 
des adiBirateurs plus nombreux. Une profondeiaisère rem- 
plaça le faste insensé de Morales. En 1581, le roi , passant 
par Badajoz , le trouva dans une situation déplorable : u Tu 
es bien vieux, Morales, » lui dit-il. — » Oui, sire, reprit 
l'artiste , et bien pauvre. » Le prince lui fit une pension de 
trois cents ducats. 

. Il est bizarre qu'un peintre si habile se soit obstiné pen- 
dant tout le cours du xvi'' siècle à garder la manière du xv**. 
Son travail minutieux a les caractères d'un art qui débute. 
Un des premiers désirs qui tourmentent l'artiste est l'envie 
de rendre exactement la nature. Il copie donc les moindres 
circonstances, les traits les plus légers que lui offrent les 
ol^ets extérieurs ; il compte les cheveux et les rides, suit 
les méandres des«veines, et reproduit le pâle duvet qui flotte 
sur les joues de Fadolesc^ce. Mais pendant qu'il examine 
les finesses du détail, il oublie l'ensemble : il croit imiter 
le monde et ne retrace que des individus. Le sens général 
des choses lui échappe, aussi bien que leurs harmonies in- 
times. Il esk ni^ure], si l'on veut : il ne saurait être vrai. 
Qu'on regarde un tableau de Morales à une petite distance, 
on a retrouvé l'aspect de la vie ^ qu'on s'éloigne ensuite et 
que l'on ci^pare ses ouvrages aux toiles de Murilk) : ils ont 
une roideur, une physionomie singulière, une anatomie 
chargée, qui éveillent l'idée de la mort. Le relief, la couleur, 
les attitudes, l'harmonieux ensemble des secondes nous met- 
* tent, pour ainsi dire, en face de la réalité, mais d'une réalité 
que baigne une poétique lumière. Le plus vrai des deux 
peintres est celui qui a observé de moins près la nature. 

Le maître que les partisans de la vieille école imitèrent 
le plus, pendant le xv!"* siècle, fut Albert Durer. Les éeri- 
vains espagnols semblent même avoir exc^éré son action. 
Les œuvres de Jérôme Bosch curent aussi,, par delà les Py- 
rénées, un succès prodigieux. Une perpétuelle vulgarité 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 2U 

alourdit les tableaux espagnols, oà doiniûe l'influeiice du 
gënîe sq>lentrioiial. 

Pendant qu'un certain nombre d'artbtes s'opiniitraient 
à marcher dans les anciennes voies , la réforme poursuivait 
ses conquêtes, et les admirateurs de l'Italie, leur propa* 
gande. A la tête de ceux-ci, on remarque Alphonse Berru- 
guete, peintre, sculpteur et architecte, né vers 1480 à Pa^ 
redes de Nava. Ayant perdu son père, qui hii avait appris 
les éléments de son art, il s'embarqua pour l'Italie. Mîdxel- 
Ange devint son maître : il s'appropria la manière du grimd 
homme et l'aida dans ses travaux. Quand il fut revenu en 
Espagne, Charles-Quint lui témoigna une ftveur éclatante. 
Il le nomma peintre et sculpteur oflSdel de la cour. Les 
grands personnages, les couvents , les chapitres des églises 
se disputèrent ses œuvres. Les plus importantes furent exé- 
cutées pour Ta cathédrale de Tolède. Comme il était très- 
laborieux, Berruguete acquit de grandes riehesses, qui, 
en 45S9, lui permirent d'acheter la seigneurie de Vmitosa, 
près de Valladolid. La noblesse de l'expression, la vigueur 
du dessin et la science anatomique distinguent aa manière : 
il indique toujours soigneusement le nu sous les plis des 
étoffes. Quoique ses productions soient en général très^fines, 
leur nombre permet de croire qu'il y travaillait peu de 
temps; presque toutes les villes espagnoles témoignent de 
sa fécondité. Il mourut dans la ville d'Alcala, en 1564. 
Philippe II le fit ensevelir avec une pompe extraordinaire. 

Pedro Campana, autre artiste fort habile, occupe une 
place distinguée dans l'histoire de la peinture espagnole, 
quoiqu'il fut né à Bruxelles. 11 relève aussi de Michel-Ange, 
et l'on suppose qu'il fréquenta son école. Son chef-d'œuvre 
est une Descente de croix, qui orne la cathédrale de Séville. 
Murillo avait coutume de l'aller voir tous les joui*s et de la 
contempler longtemps. Il resta une fois plus tard que d'or- 
dinaire, et le sacristain, qui voulait fermer les portes, lui 



313 LÀ PEINTURE SUR BOIS, 

frappa sur Tépaute, en lui demandant pourquoi il ne 8*eo 
allait point : « J'attends, lui répondit le grand homme, que 
ces pieux personnages aient achevé de descendre le Christ. » 
L'expression, la couleur, la simplicité de la composition et 
la symétrie presque architectonique rapprochent cet ouvrage 
des tableaux d'Albert Diirer; mais le dessin du nu, et la 
vérité, l'énergie des mouvements font penser à la chapelle 
Sixtine. Né en 1ÎH)3, Gampana mourut en 1580. Séville fut. 
sa résidence habituelle. Un de ses compatriotes, François 
Frutet, y exerça près de lui ses remarquables talents. 

Louis de Yargas a une importance plus grande encore. 11 
alla en Italie prendre les leçons de Perin del Vaga, qui le 
conduisit par la main jusqu'au pied du trdne où siège Ra« 
phaël. Le jeune Espagnol s'assimila d'une manière étonnante 
la grâce et la pureté de ce maître fameux. Les églises de 
Séville possèdent une foul^ d'ouvrages qui l'honorent, mais 
les principaux se trouvent à la cathédrale. Le plus connu 
est le célèbre Quadro délia Gamba : il représente Adam et 
Eve, les patriarches et des groupes d'enfants prosternés de- 
vant Marie, qui flotte au milieu d'une gloire. Une jambe du 
père des hommes a tellement Fair d'être en saillie, qu'elle 
émerveille les curieux et a donné au tableau le nom qu'il 
porte. Louis de Vargas peignait effectivement les raccourcis 
avec une grande supériorité. On lui reproche de n'avoir pas 
bien éclairé ses toiles, où l'on admire l'élégance des drape- 
ries, la noblesse des types et la vivacité de l'expression. Il 
mourut en 1568, à l'âge de soixante-six ans. On distingue 
parmi ses élèves Pedro de Viliegas Marmolejo et le Romain 
Matteo Ferez de Alesio. 

Le chef de l'école de Valence florissait à la même époque. 
Yincente Joanes, que l'on nomme souvent mal à propos 
Juan de Joanes, conserve dans sa manière quelques rapports 
avec l'ancienne école; il en a les lignes timides, la couleur 
intense et la pieuse expression. Il communiait pour se pré- 



SUR TOILE ET SUR CUTVRE. 215 

V 

parer au travail et cherchait l'inspiration sous les voûtes 
des ë;;lise$. Quoiqu'il eut visité Fltalie, où se répandait le 
goût des sujets profanes, il ne voulut jamais traiter que do 
pieux épisodes. Un grand nombre d'élèves fréquentèrent 
son atelier. A mesure qu'il avançait en âge, il prenait de 
plus en plus les qualités modernes. Il finit par peindre très- 
savamment; on admirait la vigueur et la pureté de son 
dessin, la hardiesse de ses raccourcis, les nobles expres- 
sions de ses têtes et sa large manière de draper. Sa couleur 
est entièrement semblable h celle de l'école romaine. Les 
six tableaux du palais de Madrid, qui exposent toute l'his- 
toire de saint Etienne, passent pour ses chefs-d'œuvre. Pa« 
lomino, dans un accès de patriotisme , le déclare l'égal de 
Raphaël. C'est aller un peu trop loin. Joanes était venu au 
monde en 4523, h Fuente de la Higuera. Il ornait l'église 
métropolitaine de Bocairente , lorsqu'une maladie le força 
d'abandonner son travail; il -mourut le 21 décembre 1579. 

Dans le courant du xvi* siècle, on vit les études sur les 
maîtres italiens changer de direction. Après s'être initiés 
aux secrets de la forme, aux grâces et à la majesté de l'idéal, 
sous les princes des écoles romaine et florentine, les Espa- 
gnols ambitionnèrent le coloris des Vénitiens. Ils ne lardè- 
rent pas à obtenir des succès d'une nouvelle espèce. Parmi 
les artistes qui suivirent cette route, on distingue Alonzo 
Sanchez Coello, né dans le royaume de Valence et peintre 
de Philippe II, mais surtout Juan Fernandez Navarrcte, 
el Mndo ou le Muet, également peintre de Philippe. 

Sanchez était né au commencement du xvi*^ siècle, à 
Benifayro; en 1541, il habitait Madrid. 11 s'y lia d'amitié 
avec Antoine Moro, qu'il remplaça plus tard dans les bonnes 
grâces du roi d'Espagne, lorsque la peur de l'inquisition eut 
fait fuir le peintre belge. Le monarque lui témoigna une fa- 
veur toute particulière : « Le prince, dit Pacheco, donna à 
Sanchez une des maisons jointes au palais et en garda la 

is. 



lu LA PEINTURE SUR BOIS, 

clef. Par un chemin secret et dsns le plus grand négligé, il 
eâtrait souvent chez l'artiste, surtout quand il le <a^yait à 
table. Coello se levait alors pour lui faire honneur, mais le 
terrible monarque le forçait de se rasseoir et allait seul 
examiner les tableaux qui se trouvaient sur le chevalet. 
Souvent aussi, Philippe II arrivait pendant que le pdntre 
était à l'ouvrage : il s'appuyait au dos de sa chaise pour re- 
garder son travail, et le priait de cmitinuer. n Lorsque le 
prince était en voyage, il lui écrivait souvent et mettait sur 
l'adresse : Àl muy amado hijo Àlrnizo Sanchez CoeUe (k 
mon fils bien*aimé Âlonzo Sanchez Coello). Tous les cour-' 
tisans imitaient les façons du monarque, de sorte que les 
plus illustres personnages visitaient sans cesse le grand 
homme. Son genre principal était le portrait ; il nous a con- 
servé les images de presque tous les contemporains célè- 
bres. Ses meilleurs taUeaux d'histoire furent exécutés pour 
Notre-Dame^de-l'Espinar, à Madrid, et pour le sombre palais 
de rEscurial. 11 mourut fort vieux, eu 1590. 

Fernandez Navarrete fut son digne concurrent. 11 n'était 
ni sourd ni muet de naissance , comme l'affirme le P. Si- 
guenza. Une maladie très-grave lui fit perdre le sens de 
l'ouïe à l'âge de trois ans, ainsi qu'on le voit dans un manu* 
scrit fort curieux etté par Quilliet ; n'entendant plus rien, il 
oublia le peu de paroles qu'il avait apprises et garda jusqu'à 
la fin de sa vie un p^pétuel silence. Celte infirmité ne Tem- 
pécha pas de devenir un des plus grands artistes de son 
pays. De précoces indices révélèrent son talent. Il s'em- 
barqua pour l'Italie, où Naples, Rome, Florence, Milaa et 
Venise le charmèrent tour à tour. La manière du Titien lui 
causa une si vive impression, qu'il entra dans l'atelier de ce 
peintre iameilx; il s'appropria toutes les ressources de l'ba- 
bile coloriste et fut sursommé lui-même le Titien es|iagi)ol. 
Philippe II, voulant employer son pinceau à orner i'£scu- 
rial, le rappela dans sa patrie et, le 6 mars 4568, le nomma 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 215 

un de ses peintres officiels. Étant très-laborieux, il exëcuta 
une foule d'ouvrages pour le monarque, pour des seigneurs, 
pour les églises et les couvents. Il orna de huit tableaux, 
demeurés fameux, la sacristie du collège de la Nativité; un 
incendie en a malheureusement dévoré trois, mais les cinq 
qui existent encore sont des chefs-d'œuvre. Outre sa science 
des effets pittoresques , il avait des connaissances profondes 
dans la mythologie et l'histoire sacrée. Un de ses meilleurs 
iporceaux décore la galerie du maréchal Soult ; il représente 
Abraham visité par trois^anges. Philippe II l'avait payé cinq 
cents ducats d'or. Les principaux mérites sont la beauté du 
coloris et la profondeur de la composition. Il était né h Lo- 
grono, vers 1526, et mourut le 28 mars 1579, à Tolède, 
chez son ami Nicolas de Vergara le jeune. 

Mentionnons encore Pantoja de la Gruz, élève de Goello. 
Il excella dans le portrait. Ses ouvrages offrent aussi les ca- 
ractères de l'école vénitienne^ 11 rendait les détails les plus 
minutieux avec une rare exactitude, sans devenir lourd et 
sans négliger l'ensemble. Presque tous les personnages qui 
brillaient à la cour de Philippe II et de Philippe III voulu- 
rent être peints par lui. Dans une Adoration des bergers, il 
représenta toute la famille du premier monarque, sous les 
traits des pasteurs. H dessinait avec une grande fermeté, 
coloriait avec un soin extrême. Ses figures sont pleines de 
noblesse, et' ses altitudes, de simplicité. Il mourut à Ma- 
drid en 1610, âgé de cinquante-neuf ans. 

Le xvn" siècle vit l'art espagnol atteindre son plus haut 
degré de splendeur : à l'influence italienne se joignit alors 
l'imitation de Rubens et de Van Dyck ; mais, contraints de 
nous arrêter au seuil des temps modernes, nous ne pouvons 
décrire le sort ultérieur de cette brillante école. 



220 LA PEINTURE SUR BOIS, 

Au commencement du vu* siècle, l'amour naturel de 
Dagobert pour le luxe lit servir la puissance royale à encou- 
rager les beaux-arts. Aidé de l'orfèvre saint Éloi , devenu 
son ministre , il occupa des artistes de tous genres, à con- 
struire, à orner la basilique de Saint-Denis; mais il y dé- 
ploya une sorte de faste qui devait par la suite remplacer 
les vivantes décorations de la peinture. Il couvrit les mu- 
railles et même les colonnes de riches étoffes entremêlées 
d'or et de pierreries. Les provinces ne changèrent pas leurs 
habitudes : h Autun, Siagrius ; k Nevers, saint Colomban; 
à Auxerre, Didier et Pallade employèrent les ressources du 
coloris pour charmer l'imagination des fidèles. Les sujets 
affectionnés alors étaient les allégories, des épisodes de 
l'Apocalypse ou des groupes d'animaux. Les bas-reliefs, les 
chapiteaux historiés des églises romanes nous ont conservé 
des représentations analogues. 

Nous avons parlé déj& de l'heureuse influence qu'exerça 
Charlemagne. Il fit approuver , au concile de Francfort , 
l'emploi des images, autorisé antérieurement par le concile 
de Nicée. L'ancienne coutume de peindre les églises sur 
toute leur surface intérieure n'avait pas été abandonnée en 
France ni en Italie. Une loi spéciale rendit cet usage obli- 
gatoire. Les envoyés royaux reçurent l'ordre d'inspecter 
dans les églises non-seulement l'état des murailles , des pa- 
vés, de rarchitecture, mais encore celui des compositions 
pittoresques. Des taxes particulières furent décrétées pour 
l'entretien de ces derniers ouvrages. C'étaient les prêtres 
qui devaient en payer les frais. Pendant les longues guerres 
de Charlemagne, les oratoires que Ton construisit au milieu 
des camps offraient sur toutes leurs parois des scènes et des 
personnages fictifs. Une basilique paraissait inachevée tant 
que les artistes n'en avaient point couvert les murailles de 
leurs pieuses inventions. L'empereur ne voulait pas seule- 
ment instruire le peuple et orner l'édifice c il désirait en- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 221 

core ëtonner et séduire, par celte pompe religieuse, Tesprit 
rebelle des Saxons, qui aimaient' le faste, comme tous les 
barbares. Aix-lâ-Ghapelle étala, sous ses brumes du nord, 
les magnificences du christianisme victorieux, employant, 
pour propager ses doctrines , le glaive de Gharlemagne , 
l'éloquence des prédicateurs et le génie des artistes. 

L'exemple d'un grand homme, la nécessité de lui obéir, 
communiquèrent aux prélats le zèle qui l'animait, u Répa- 
rez votre église, hâtez-vous, écrivait l'un d'eux à Frottaire, 
évêque de Toul ; vous connaissez les ordres et la fermeté de 
l'Empereur. » Les cathédrales d'Avignon, de Sisleron, de 
Digne, d'Embrun, celle de Vence, appelée Smnfe-Jlfarte- 
la-Daurade, à cause de ses splendides mosaïques, sortirent 
de terre comme par enchantement. On ne saurait douter 
qu'elles fussent couvertes d'images peut-être grossières, 
mais offrant ou la noblesse du vieux style byzantin, ou la 
simplicité ingénue des époques primitives. Ëbbon fit corn- 
ni^ficer la basilique de Reims , que son successeur , Hinc- 
raar, termina et décora de peintures, de tapisseries, de 
vitraux, d'un pavé en mosaïque. Angilbert, abbé de Saint- 
Riquier, ne déploya pas un moindre luxe dans l'église nou- 
velle de son monastère. Anségise montra une ardeur plus 
grande encore : k Fontenelle, Luxeuil et Saint-Gcrmain-de- 
F^aix, abbayes dont il avait la direction, il couvrit entière- 
ment de scènes et de personnages coloriés les murs, les 
plafonds des vastes chapelles, des réfectoires et même des 
dortoirs. Le nom du peintre qui exécuta ces travaux, et 
qu'ils rendirent célèbre, est parvenu jusqu'à nous : c'était 
un chanoine de Cambrai, appelé Madalulphe. Tant d'ému- 
lation semblait annoncer le début d'une glorieuse époque , 
où un nouvel idéal étonnerait et charmerait les nations : 
le goût des beaux-arts se répandait dans toute l'Europe. 
Charlemagne avait personnellement invité Offa , roi d'An- 
gleterre, a proléger la4)einture. Mais cette lumière sou- 

19 



222 LA PEINTURE SUR BOIS, 

daine, qui éclairait le inonde, émanait d'une génie supé- 
rieur, comme celle qu'on voit sortir de Jésus dans les ta- 
bleaux de la Nativité ou dans ceux des pèlerins d'Ëmmaùs. 
Quand le* grand homme eut quitté la scène , les ténèbres 
jalouses l'envahirent, et l'obscurité sembla plus profonde 
que jamais. 

Charles le Chauve essaya pourtant de continuer l'œuvre 
paternelle, mais ses épaules débiles fléchissaient sous le 
poids qu'avait aisément porté le César germanique. 11 re- 
nouvela les déorets du grand empereur, qui ordonnaient de 
veiller à l'entretien des églises et au bon état de leur déco- 
ration. Angelme, évéque d'Auxerre, multiplia les tapisse- 
ries dans les monuments religieux de son diocèse, et les 
tapisseries ne sont autre chose que des peintures brodées. 
Héribald, qui lui succéda, fit couvrir d'images au pinceau 
les murs , les plafonds de la cathédrale et de l'église Sainte- 
Marie , pendant qu'il essayait de communiquer à ses cha- 
noines le goût de la littérature et de ses nobles jouissances. 
Malgré ces efforts individuels, le mouvement imprimé par 
Charlemagne se ralentissait dans tout l'empire : le sang, 
pour ainsi dire, circulait avec une peine de plus en plus 
grande à travers ce corps spacieux. Le conquérant lui-même 
avait introduit une mode qui, selon la remarque très-juste 
d'Emeric David, contribua au dépérissement de la pein- 
ture. Les hommes, les chevaux, furent couverts, sous son 
règne, d'armures défensives : les lignes roides, les surfaces 
monotones , les couleurs invariables du métal prirent la 
place des formes et des nuances toujours diverses de la na- 
ture. Les artistes se préoccupèrent bien moins de la justesse 
des proportions , de la grâce des mouvements , de la sou- 
plesse des contours. 

Une autre innovation aurait pu compenser, jusqu'à un 
certain point, la mauvaise influence de ce costume guerrier. 
Émeric David prétend que, vers le milieu du ix*" siècle, des 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 225 

peintres français furent les premiers qui osèrent rompre 
avec l'ancienne coutume de représenter symboliquement le 
Créateur. Et, pour preuve, il cite une Bible latine, donnée 
à Charles le Chauve par les chanoines de Téglise Saint-Mer- 
tin de Tours en 850. Cette Bible, conservée dans notre 
grand dépôt de Thôtel Mazarin, offre quatre images de Dieu 
sous des formes humaines. Elle est loin toutefois d'avoir 
l'importance que lui attribue Emeric David , et ne signale 
nullement une nouvelle phase de l'art. Le savant écrivain 
n'a pas fait entre les personnes de la Trinité une distinction 
qui est pourtant nécessaire. Pendant les premiers siècles 
du christianisme, Dieu le père ne fut réellement figuré que 
par un emblème , une main sortant d'un nuage et lançant 
des rayons ; comme le Saint-Esprit , par la colombe mys- 
tique. Mais , depuis les temps les plus anciens , le Christ a 
revêtu, dans les tableaux ainsi que dans l'Evangile , notre 
forme périssable , et jamais on n'a interrompu cet usage. 
Les fresques grossières des catacombes , les miniatures des 
manuscrits , les chapiteaux des églises romanes , les vous- 
sures et les vitraux gothiques le démontrent péremptoire- 
ment. Que l'imagination des artistes donnât un corps hu- 
main à une autre des personnes divines , cela ne pouvait 
avoir de grands résultats ni modifier la itiarchè de la pein- 
ture. 

Le x* siècle plongea l'Europe dans des ténèbres inatten- 
dues , comme ces épais brouillards qui cachent le soleil et 
forcent d'allumer les flambeaux en plein jour. La civilisa- 
tion se réfugia sous les voûtes des églises et parmi les tran- 
quilles habitants des monastères. Plusieurs prélats bourgui- 
gnons firent de nobles efforts pour la protéger contre la 
barbarie menaçante. Un évêque d'Auxerre, Gaudcric, em- 
bellit de pieuses scènes les plafonds de l'église Sainte-Eu-' 
génie. Son successeur, nommé Gui, décora de bas-reliefs 
en argent l'autel de la cathédrale, et, voulant frapper les 



224 LA PEINTURE SUR BOIS, 

âmes vicieuses , oirdoDna de peindre sur tes miirailies les 
ehâtiments tragiques de l'enfer et le bonheur sans mélange 
du paradis. Saint Hugen, prieur de Fabbaye d*Âutun, «< place 
dans son église des colonnes de marlnre et des mosaïques. » 
Swelphe , à Reims , orne de saints personnages les Toutes 
de son palais épiscopal. Gérard , évéque de Toul , suit eet 
exemple et couvre sa cathédrale d'épisodes religieux. Amal- 
bert, supérieur de Saint-Florent de Saumur, reconstruit en 
bois son monastère et déguise la pauvreté des matériaux 
par le luxe de la décoration pittoresque. Robert , son suc- 
cesseur, achève d'historier les cloîtres, ces cloîtres solitaires 
où les cœurs fatigués des orages du monde retrouvaient le 
calme et le silence. Foulques, abbé de Lobbcs, lait planer 
dans le dôme de son église , au-dessus de la multitude en 
prière, les mystérieuses images de la Trinité, des saints et 
des prophètes. 

Suivant le témoignage d'Agobard, TAncien et le Nouveau 
Testament , les douleurs de Jésus , les sombres visions de 
l'Apoealypse fournissaient, comme on aurait pu le deviner, 
les sujets principaux que traitaient les peintres et les sta- 
tuaires; mais les coloristes représentaient aussi des conà- 
bats, des paysages, des chasses, des pèches, des marines, 
des animaux fabuleux , et dessinaient de fantastiques com- 
positions où se mêlaient toutes les formes de la nature ; on 
les a désignées plus tard sous le nom d'arabesques. Les per- 
sonnages sont ordinairement très*GOurts, avec de gros mem- 
bres et de grosses tètes; on croirait voir des nains charnus. 
La ligne courbe y domine à l'excès, comme dans tous les 
arts en décadence. Nul indice d'ariiculations , nulle vérité 
dans les profils. 

Le xi** siècle fut le début d'une nouvelle période et le 
coBimeneement d'une nouvelle jeunesse. L'Europe sembla 
sortir d'une mort passagère. La peinture seule ne profita 
point d'abord de eette rénovation générale. Le décret de 



SUR TOiLE ET SUR CUIVRE. 2«J 

Charlemagne était tombé en désuétude. Au lieu d'hislorier 
les parois des édifices , on les couvrit de tentures et de ta- 
pisseries, quand Tévéque, le bénéficiaire ou le prieur aimait 
le luxe ; quand d'austères pensées le préoccupaient seules , 
il laissait les murailles sans ornement , et leur expressive 
nudité portait à la mélancolie, faisait rentrer en eux-mêmes 
les fidèles que l'éclat des couleurs et le talent des artistes 
auraient pu distraire. L'ancien usage ne fut pas complète- 
ment abandonné toutefois. En i02S, le synode d'Arras pro- 
clama derechef que les images tracées dans les monuments 
pieux étaient le livre des ilUttrés, Conformément à celte 
déclaration, Geoffroy, évéque d'Auxerre, décora son église 
de peintures et adoucit , à l'aide de vitraux, la lumière qu'y 
répandaient les fenêtres. «Il fonda même des prébendes, 
nous dit Émeric David , pour un orfèvre, un peintre et un 
vitrier, qu'il attacha au service de la cathédrale. » Humbaud, 
son second successeur, y fil exécuter de nouvelles fresques. 
Un abbé de Saint-Yenne, nommé Richard , fier d'avoir ac- 
cueilli dans sa détresse Tempereur Henri IV et de l'avoir 
compté parmi ses religieux, ordonna de représenter, à l'en- 
trée du cloître, la scène attendrissante où le monarque dé- 
chu implorait son secours. , 

Les noms de quelques peintres du xi" siècle nous sont 
parvenus : avantage rare pour une époque si éloignée. La 
plupart étaient des religieux, comme Herbert, moine de 
Reims, qui mourut très-jeune vers Tan iO^, et dont les 
talents extraordinaires firent déplorer la fin précoce ; comme 
Roger, qui vivait, à la même époque, dans le même couvent. 
Bernard suspendit au dôme de l'église de Lobbes tout un 
cénacle de pieuses apparitions^ Peintre , statuaire , profes- 
seur de belles-lettres, Thiémon décora de ses travaux plu- 
sieurs monastères, et fut promu, en 4090, à l'archevêché de 
Salzbourg : la désinence de son nom permet de croire quïl 
était Français. D'autres coloristes, moins favorisés du sort, 

19. 



226 LA PEINTURE SUR BOIS, 

ne nous ont légué ni -leurs œuvres ni leur souvenir; on sait 
seulement qu'ils avaient orné de leurs travaux tel ou tel 
édifice. Bernard, abbé de Quincy, ayant fondé près de Char- 
tres un monastère placé sons le patronage de saint Sauveur, 
di£Férents artistes, peintres, doreurs et statuaires vinrent y 
chercher le recueillement et la solitude. 11 est à croire qu'ils 
embellirent de leurs productions le monument qui les pro- 
tégeait contre les vains soucis du monde. 

Il semble que la peinture se soit perfectionnée au xii'^ siè- 
cle, malgré les doctrines austères des prélats les plus in- 
fluents et Taversion que témoignait Abailard lui-même 
pour ces pompes extérieures. Les croisés rapportèrent du 
Levant des tableaux, des miniatures, des reliquaires éniall- 
lés, qui modifièrent le goût national. Selon toute apparence, 
quelques artistes orientaux les suivirent dans leurs fiefs, 
tandis qu'un certain nombre d'autres , nés sous le ciel de 
l'Occident, visitaient Constantinople et la Judée. Un mo- 
nument de notre pays contient des fresques importantes qui 
permettent de comparer l'état de la peinture française aux 
xi« et xn" siècles : c'est l'église de Saint-Savin , dans le dé- 
partement de la Vienne. Récemment découverts sous le ba- 
digeon, ces travaux ornent la crypte, l'escalier qui mène 
de l'édifice souterrain à l'édifice supérieur, le vestibule de 
celui-ci et presque toutes les parois de l'intérieur. Les con- 
tours des figures , les plis des vêlements sont marqués à 
l'aide de traits d'un rouge sombre , exécutés d'une manière 
facile et hardie. Dans celte espèce d'encadrement, la cou- 
leur a ét^é appliquée en larges teintes plates , sans ombres , 
sans modelé : des traits blancs , mal fondus avec la teinte 
générale, désignent imparfaitement les saillies. Les acces- 
soires, tels que les nues, les arbres, les rochers, les monu- 
ments, constituent moins de véritables représentations, que 
des symboles hiéroglyphiques. Ce qu'il y a de plus naturel, 
de mieux imité, ec sont les attitudes et les gestes. Les tètes 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 227 

vues de face, quoique généralement barbares, ont aussi 
quelquefois une certaine régularité ; nulle expression ne les 
anime. Les faces dessinées de profil , ou , pour mieux par- 
ler, de trois quarts , offrent une grossièreté que rien n'at- 
ténue. Les draperies sont remarquables en ce que l'artiste 
a su choisir les grandes lignes essentielles et négliger les 
détails inutiles ou secondaires. Quelques-unes de ces qua- 
lités, la noblesse des poses et l'élégance naïve des costumes 
manquent aux peintures du chœur, moins bien exécutées 
d'ailleurs sous le rapport technique. Tout donne lieu de 
croire qu'elles datent du xi*" siècle, comme le monument; 
le reste fut sans doute tracé au xii*", lorsque les expéditions 
en Palestine avaient déjà modifié l'art occidental : on y ob- 
serve, en effet, plusieurs caractères byzantins. 

Les fresques découvertes en 1850 à Nohant-Vicq, dépar- 
tement de l'Indre , dans une petite église romane , aussi 
étrange par sa forme que par ses dimensions restreintes , 
concordent en fait de style avec les peintures de Saint- 
Savin. Les traits ne sont pas beaux ; les membres, sans ar- 
ticulations, paraissent enflés; les draperies ne révèlent au- 
cun sentiment d'élégance, mais les figures, les attitudes 
sont pleines d'une vigueur tragique. On ne saurait voir une 
plus expressive barbarie. L'artiste a rendu la haine, l'effroi, 
la colère et la douleur avec une énergie remarquable et 
digne de cette époque violente. La scène où Jésus est con- 
duit au Golgotha, précédé de Barrabas, qui porte l'instru- 
ment du supplice, défierait à cet égard tous les peintres 
modernes. Des traits d'un rouge sombre marquent les con- 
tours; deux fresques sont même simplement esquissées à 
Taide de cette couleur. Dans les autres, l'intervalle des 
lignes est rempli par du jaune, du rouge de brique pâle, de 
Tamarante et du bleu fade. 

Les récits des auteurs nous prouvent que l'usage des pein- 
tures murales, devenu moins fréquent à partir de l'an mille, 



2|a LA PEINTURE SUR BOIS, 

ne fut pa$ ubandonnë ; les traditions ne perdent pas ainsi 
tout à coup leur puissance. Le réfectoire de Tahbaye de 
Cluny et une chapelle construite dans le cimetière reçurent 
au xu'' siècle une décoration de cette espèce. Une peinture 
mêlée de mosaïques et d'ornements en bronze doré couydt 
l'abside de l'église, et l'on pouvait encore, du temps de 
l'Empire, étudier cette bizarre production , qui avait gardé 
toute sa fraicheqr. L'amalgame de moyens hétérogènes, 
qu'on y observait avec étonnement, n'est pas rare aux épo- 
ques primitives, ou Ton cherche l'effet, sans trop se préoc- 
cuper des lois spéciales qui gouvernent chacun des beaux- 
arts et limitent ses ressources. Le fameux Suger décora la 
basilique de Saint^Denis avec une magnificence prodigieuse : 
partout se déployèrent des fresques et des vitraux dus à des 
peintres français et lorrains , selon le témoignage de l'ha- 
bile ministire. Les images d'une verrière placée dans le 
choeur semblaient accuser une propension à retracer de^ 
événements contemporains : on y voyait briller au soleil le 
départ des croisés pour la Terre Sainte , leurs premières 
victoires , la prise de Nicéc, bientôt suivie par celles d'An- 
tioche et de Jérusalem. Héribrand, abbé de Tuy^ ayant 
quitté ce monde avec une réputation de .vertu extraordi- 
naire, u on représenta sur les murs de son église un miracle 
opéré par son intercession. » Pierre, abbé de Gramniont, 
commanda d'historierles murs de son infirmerie pour égayer 
la vue des malades, et fit également revêtir de pieux sujets 
le pourtour du cloître. Enfin Guillaume , évcque du Mans, 
décora une chapelle de diverses peintures u où les formes 
des vivants étaient reproduites avec fidélité , » nous dit un 
ancien auteur, qui ajoute : u Elles ne charmaient pas seule- 
ment les yeux, mais captivaient, en outre, les esprits. » Ce- 
pendant les fresques devinrent au xu' siècle un ornement 
insolite, et le nombre des peintres diminua. 
L'art du coloris demeura stationnaire pendant le siècle 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 929 

suivant. Si Toib examine avec soin les médamons iétralobés 
de la Sainte-Chapelle de Paris et les figures découvertes 
dans la crypte, on y observe les mêmes procédés techniques 
et les mêmes caractères. Les contours, les plis principaux 
ne sont plus tracés en rouge sombre, mais en noir, diffé- 
rence peu importante que j'attribue au développement 
considérable de la peinture sur verre à eette époque. Le 
vitrail fut alors le modèle qu'imitèrent les coloristes de tous 
genres ; les miniatures le prouvent aussi bien que les déco- 
rations monumentales : les unes et les autres paraissent 
être simplement des cartons de vitraux. Les trente-huit 
sujets représentés dans les quatre feuilles de la Sainte-Oha- 
pelle, VÀnnonciatioriy et la Glorification de la Vierge^ figu- 
rées dans la crypte, sont très-intéressants pour l'historien, 
car il est probable qu'ils furent exécutés par les meilleurs 
artistes du royaume ; le mauvais état des premiers leur ôte 
malheureusement beaucoup de leur prix. Ce qu'on y re- 
marque surtout, c'est que les attitudes sont expressives, 
quoique un peu roides, et ne manquent pas de vérité ; les 
draperies ont d'ailleurs bonne tournure et sont agencées 
avec goût. 

Les trente-huit médaillons de la Sainte-Chapelle figurent 
des saints mis à mort. Cette abondance de martyres indique 
une transformation de l'esprit religie^ux et une nouvelle 
direction dans le choix des sujets. Tant que régna le style 
grave et sombre de l'architecture romane, tant que l'Europe 
fut un champ de carnage où des passions désordonnées se 
livraient un combat furieux, les peuples, tourmentés d'une 
secrète angoisse, ne cherchaient que les scènes, les images 
conformes à leurs dispositions. L'Ancien Testament et l'Apo- 
calypse étaient en harmonie avec leurs funèbres pensées. 
Ils aimaient surtout le Dieu terrible qui se montrait aux 
Juifs parmi les éclairs et les tonnerres, le Dieu jaloux qui 
ordonnait d'exterminer les infidèles et lespécheurs, le Juge 



230 LA PEINTURE SUR BOIS, 

impitoyable qui devait demander à chacun de nous un 
compte rigoureux de ses actions. Lorsque la puissance des 
communes se développa, qu'une certaine régularité s'intro- 
duisit dans les rapports sociaux, que les nations prirent 
confiance dans l'avenir, l'architecture gothique, plus bril- 
lante, plus légère, plus ornée que le système antérieur, fut 
l'expression du nouvel ordre de choses et des nouveaux 
sentiments. L'esprit humain affectionna d'autres sujets. Les 
poétiques épisodes, les douces paraboles de l'Évangile, la 
gracieuse histoire de la Vierge, les suaves et dramatiques 
légendes des saints occupèrent le talent des coloristes. Il 
semblait qu'un rayon de printemps eut égayé leur imagi- 
nation. A la Sainte-Chapelle, nous ne voyons que le dé- 
noûment des légendes, et cette foule de supplices parait en 
contradiction avec la remarque précédente. Mais l'édifice 
étant destiné à rappeler spécialement la Passion de Jésus, 
on a groupé autour de ce souvenir tragique un bon nombre 
de scènes analogues. Quoique l'on n'aperçoive ici que la 
catastrophe dernière, ces médaillons eux-mêmes prouvent 
combien la légende prenait alors d'empire et séduisait les 
populations chrétiennes. 

La peinture française ne fit aucun progrès pendant le 
XIV' siècle, et cette immobilité doit d'autant plus surprendre, 
que la sculpture se perfectionnait alors rapidement. « Si 
l'on place, dit un habile écrivain, une statue du xn^ siècle à 
côté d'une statue du xui*', on les distinguera l'une de l'autre 
au premier coup d'œil. Examinons ensuite plusieurs ver- 
rières de dates différentes, du xn*^ et du xiv* siècle : il sera 
souvent difficile de désigner l'époque de chacune, surtout 
si l'on ne s'attache qu'à la comparaison des figures peintes ; 
les indices les plus surs pour se guider dans cette apprécia- 
tion ne peuvent être tirés ni des costumes, ni du plus ou 
moins de pureté dans le dessin. Il en est de même pour les 
peintures murales. Les costumes de convention ou de tra- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 231 

dition, les types byzantins, pour tout dire en un mot, se 
sont conservés dans les monuments peints longtemps après 
que la sculpture était entrée dans une voie d'imitation nou- 
Telle et s'était fait un style original. » Cette longue paralysie 
de la peinture française ne prouve-t-elle pas que l'art du 
coloris est simplement, en France, un moyen de décoration et 
n'a point aux yeux du public une valeur intrinsèque ? On 
ne cherchait que l'effet d'ensemble, l'effet monumental, et 
la beauté, la finesse plus ou moins grandes de l'exécution n'y 
contribuent /en rien. Aussi nese préoccupait-on nullement de 
perfectionner le travail; pendant trois cents ans, l'art demeura 
stationnaire, enchaîné par l'indifférence des populations. 

L'Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas s'efforçaient, au con- 
traire, de ^multiplier ses ressources et d'agrandir son do- 
maine. Le premic^r pays nous envoya au commencement du 
XIV® siècle un homme supérieur, qui aurait formé toute une 
légion de peintres, s'il avait trouvé des aptitudes impatientes 
de se produire. Clément V emmena de Pérouse à la cour 
d'Avignon le fameux Giotto. Il orna de ses fresques non- 
seulement le palais pontifical, mais plusieurs monuments 
situés dans d'autres villes^ et ses travaux excitèrent l'admi- 
ration du pape, aussi bien que des prélats qui l'environ- 
naient. En 1516, l'artiste ayant voulu retournera Florence, 
le prince ecclésiastique lui fit des présents considérables et 
lui témoigna de vifs regrets. Les indigènes, selon toute ap- 
parence, n'éprouvèrent pas autantd'émotion. Vingtansaprcs, 
Simone Memrai, élève de Giotto, déploya aux yeux de nos 
populations méridionales des images plus parfaites : la pu- 
reté des lignes, la grâce des attitudes s'y mêlaient à un 
sentiment idéal. Memmi exécuta en Provence des fresques 
nombreuses, selon le témoignage de Vasari. Pétrarque et la 
belle Laure reçurent une nouvelle existence de son pinceau, 
existence fictive que les siècles n'ont pas détruite, et le 
poëte reconnaissant lui adressa deux de ses meilleurs son- 



£52 LA PEINTURE SUR BOIS, 

nets. L*exeiBple de ces grands hommes fat stériie pour l«i 
France; s'ils modifièrent quelque peu le travail des artistes 
dans le Languedoc, la Provence et le Dauphiné, aucun 
peintre ëmineat ne répondit à leur appel, ne tâcha de les 
égaler ou même de devenir plus Iiabile : la semence, tom- 
bée sur une terre inféconde, ne produisit qu'une maigre et 
défectueuse moisson. 

Certains artistes, qui travaillèrent dans le nord de la 
France au xiv<^ siècle, nous ont laissé leurs noms, à défaut 
de leurs œuvres. Girart d'Orléans, d'après un^tieux texte 
mantionné par M. Bourquelot, fit, en 1555, datis le château 
de Vaudreuil, pour le duc de Normandie, plusieurs pein- 
tures de fines couleurs à huiles, Étaient-ce seulement des 
badigeonnajges, ou étaient-ce de vivais tableaux tracés d'a- 
près l'ancienne méthode que devaient bientôt perfectionner 
les Van Eyck? Le texte ne nous le dit pas. Jean Coste fut 
employé à orner le même édifice. En 4565, François d'Or- 
lëans historia de son mieux le palais de la reine à l'hètel 
Saint-Pol. Trois ans plus tard, Jean de Blois décora l'hôtel 
de ville de Paris. Colart deLaon, peintre et valet de chambre 
du duc d'Orléans, couvrit de figures la chapelle construile 
par son maître près de l'église des Célestins, à Paris, et eut 
Guillaume Loyseau pour auxiliaire dans ce travail. Le même 
Colart, Jehan de Saint-Cioy, Périn de Dijon, Lafontaine et 
Copin, dit Grand' -Denty ornèrent la librairie neuve du 
prince, située en son hôtel de la rue de la Poterne. Nous 
pourrions mentionner d'autres peintres, car on a recueilli, 
dans ces derniers temps, un bon nombre d'indications; mais 
cette aride nomenclature n'intéresserait nullement nos lec- 
teurs : mieux vaut leur feire part de quelques observations 
générales. 

Nous avons remarqué ailleurs que les édifices romans et 
gothiques offraient des statues, des bas-reliefs de moins en 
moins nombreux h mesure que l'on approchait du Nord. Les 



- SUR TOILE ET SURiCUIVRE. f58 

nioulurei, les arabesques, les feuillages prennent la place 
de rhomnie. Ainsi se rétéie l'amour des peuples septen- 
Irio&dBx pour la «ature au détriment de k société. En 
France, la méine gradation distingue les zones pittoresques. 
Au nord, tes couleurs nie représentent que des objets ina- 
nimés, que de simples combinaisons de la fantaisie ; on va 
jusqu'à simuler des appareils fictifs sur les murailles; 
les personnages se montrent d'une manière exceptionnelle. 
Dans les proYÎnoes du centre, ils se multiplient : l'homme 
dispute vivement l'espace au monde extérieur. Dans les pro- 
vinces méridionales, il triomphe et r^serre autant qu'il 
peut le domaine de son antagoniste. 

Les pays de langue d'oïl et de langue d'oc présentent 
encore une autre différence : les œuvres des premiers ont 
un caractère indigène, offrent des types nationaux ; c'est 
de la peinture française sans aucun mélange; le style 
byzantin et la manière tialienne ont échoué contre les ten- 
dances, contre les habitudes locales. Dans le Midi, chacune 
de ces formes s'est naturalisée; la plante exotique n'a pas 
donné des fruits savoureux ,. mais elle a pris racine : à 
Bieâure qu'elle avançait vers le Nord, elle dépérissait et n'a 
pu même atteindre les bords de la Lotre. C'est par exception 
qu'elle a pénétré jusque sur le sol du Poitou, jusqu'au mo- 
nastère de Saint^Savin. Au delà, le goût national exerce un 
empire absolu ; la peinture, sans être brillante, a du moins 
une certaine originalité. M. Denvelle mettra ces faits hors de 
doute, si on publie quelque jo«ir le grand travail dont il 
s'œoupe depuis longtemps. 

Dès le xin** siède, les peintres formèrent à Paris des cor- 
porafrioBB où ils s'associaient aux sculpteurs et aux selliers. 
Le Livre de^ métiers d'Etienne fioileau nous a transmiis plu- 
sieurs règlements qui les concernent. Un article spécial les 
affranchit des iinpèls qui grevaient le commerce : « Nus 
y magier paintre ne doibt coustume de nule chose que il vende 

20 



234 LA PEINTURE SUR BOIS, 

• 

ou achatc appartenant h son mestîer. » Quatre prud'hommes 
et un gardien du mëticr, que Ton renouvelait tous les ans, 
veillaient à leur conduite, à leurs intcrâts, au bon emploi 
des deniers communs. £n 4591, les imagiers de la capitale 
reçurent de nouveaux statuts. « A leurs privilèges, nous 
dit M. Bourquclot, Charles VU ajouta l'exemption de toutes 
tailles, subsides, guet, gai^des, » etc. Cette exemption fut 
confirmée par Henri III, en 1585, et par ses successeurs. 
En 4415, il y avait un peintre du roi, pensionné aux frais 
du trésor. On lui supprima ses gages par un des articles de 
la grande ordonnance du 25 mai 1415 : « Item, notre 
paintrc, qui prenoit sur nostrc thrésor CXXXIV livres tour- 
nois, n'en prendra plus aucune chose. » Cet office néan- 
moins fut bientôt rétabli. 

Une lumière un peu plus vive éclaire Thistoirc de la pein- 
ture française au xv^ siècle. C'est l'époque où l'art du co- 
loris, sous le ciel. néerlandais comme sous le ciel italien, 
passa de l'inexpérience du premier âge à la gracieuse 
dextéïMté de la jeunesse. Du Nord et du Midi soufflaient des 
haleines pr intanières ; elles devaient féconder le sol de notre 
pays et y faire épanouir quelques fleurs. M. Léon de La- 
borde, qui emploie une intelligence vive et patiente & faire 
de si utiles recherches, a publié de précieux documents sur 
cette période et sur les cent années qui l'ont suivie. 

Nous trouvons d'abord, à la cour des rois de France, 
Lichtemon, Foucquet, Bourdichon, Perreal, qui se dispu- 
tent les bonnes grâces du monarque et les éloges des sei- 
gneurs. On ne connaît guère du premier que. son nom. 
En 1461, il moula le visage de Charles VII, qui venait de 
mourir; c'est tout ce que nous apprend un compte royal 
de celte année. Jehan Foucquet nous a laissé de plus im- 
portants souvenirs et des traces plus manifestes de son pè- 
lerinage en ce monde. 11 est probable qu'il vit le jour dans 
la capitale de la Touraine, vei*s 1415. 11 fut employé par 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 253 

Charles VII et par Louis XI, qui lui donna le titre de peintre 
officiel. Les comptes de niaitrc Briçonnet pour l'année 1470 
mentionnent un payement de quarante livres, reçues par 
Foucquet le 26 décembre; c'était le prix de certains ta- 
bleaux que le i*oi lui avait ordonné de faire et qu'il desti- 
nait aux chevaliers de l'ordre de Saint-Michel. Deux ans 
plus tard, il enlumina un livre d'heures pour la duchesse 
d'Orléans. Louis XI, ayant sans cesse devant les yeux Tidée 
de la mort, comme tous ceux qui craignent de mourir, et se 
préoccupant du lieu où devait reposer sa dépouille, chargea, 
en 1474, le sculpteur Michel Colombe de lui tailler un mo- 
dèle de sépulture, et Jehan Foucquet, de lui en peindre une 
image. Briçonnet parle encore de ce dernier artiste l'année 
suivante; mais, a partir de ce moment, on ne sait ce qu'il 
devient. Ses œuvres, quoique peu nombreuses, excitent plus 
d'intérêt que ces maigres détails. Jacques d'Armagnac, duc 
de Nemours, lui fit terminer vers 1465 un manuscrit de Jo- 
seph, où Paul de Limburg et ses frères avaient peint trois 
miniatures pour le duc Jean de Berry. Ce manuscrit porte 
maintenant, à la Bibliothèque Nationale, le numéro 6891. 
I^s onze enluminures de Foucquet sont des morceaux très- 
distingués, qui brillent surtout par la composition et par les 
attitudes faciles ou animées des personnages. Deux influen- 
ces s'y trahissent, celle des Pays-Bas et celle de l'Italie. Les 
paysages, Icis costumes, la minutie du travail rappellent la 
manière flamande ; le style des monuments, certaines figu- 
res, certains agencements de draperies attestent que l'au- 
teur connaissait les productions méridionales et ne se re- 
tranchait pas dans une jalouse indépendance. Son Ti(e-Live 
delà Sorbonne (Bibliothèque Nationale, numéro 297) prouve 
néanmoins qu'il observait la nature, qu'il y cherchait des 
inspirations immédiates. Quelques autres ouvrages permet- 
tent d'apprécier son mérite peu commun; on voit de lui, 
chez M, George Brentano Laroche, à Francfort, quarante 



2S6 LA PEINTURE SUR BOIS, 

inîniatui^es détachées d'un Hvro de prières, et un portrait 
d'Agnes Sorel au Musée d'Anvers. La célèbre collection de 
Marguerite d'Autriche contenait une Vierge de sa main. 

Jean fiourdichon exécutait des morceaux d'histoire, des 
portraits, des panoramas de villes, enluminait des manu- 
serits et coloriait des statues ; les comptes de Louis XI en font 
mention pour la première fois dans Tannée 1484. En 1491, 
il reçut la somme de trente livres pour avoir peint les images 
de six hommes d'armes , Tun desquels portait un habit de 
drap d'or tanné et de velours cramoisi mi-parti. En 1494, 
quatre cent quarante-huit livres tournois lui furent payées, 
à raison d'une Vierge et d'autres figures ou emblèmes qu'il 
avait tracés sur de grandes bannières; Tart s'introduisait 
alors partout. Quatre ans plus tard, Jean fiourdichon est 
désigné comme valet de chambre et peintre oMinaire du 
roi , aux appointements de deux cent quarante livres. On 
suit sa trace jusqu'en ioâO; après cette date, Jean Perreal 
figure sans compagnon , sur les registres de la cour, vieux 
parchemins qui ont duré plus longtemps que les rois, les 
artistes et presque tous leurs ouvrages. Le seul morceau 
connu de Bourdiehon est un portrait de saint François de 
Paule envoyé à Léon X par François I^% quand le souverain 
pontife canonisa ce pieux personnage; il fut placé au Vati- 
can, où on le retrouverait encore, selon toute apparence. 

Jean Perreal se montre un peu plus tard que Bourdiehon 
sur la scène historique. £n 1496, les peintres, tailleurs 
d'images et. verriers de Lyon, réunis en société, prièrent le 
roi Charles YIII, qui séjournait dans la ville industrieuse, 
de vouloir bien confirmer leurs statuts. Jean Perreal était 
un des chefs de la nouvelle corporation, et il y avait été 
reçu sans avoir besoin de prouver son talent par un chef- 
d'œuvre, a cause de son expertise et habileté bien connues. 
Ce mérite lui valut la pince de peintre officiel du roi ; depuis 
lors on le nomma tanlàt Jean Perreal et tantôt Jean de Paris, 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 257 

sans doute parce qufl avait fixé sa résidence aux bords de 
la Seine. Les comptes de Tannée 1499 attestent qu'il reçut, 
comme appointements, la somme de deux cent quarante 
livres tournois. 11 suivit au delà des Alpes les troupes de 
Louis XII. tin document de l'époque dit qu'il surpassait tous 
les artistes de notre pays. Son adroit pinceau représenta les 
villes, les forteresses conquises, « l'assiette d'icelles, la vo- 
lubilité des fleuves, Tinéqualité des raontngnes, la planure 
du territoire, l'ordre et le désordre de la bataille, l'horreur 
des gisants en occision sanguinolente, la misérableté des 
mutilez nageants entre mort et vie, l'effroy des fuyants, 
l'ardeur et impétuosité des vainqueurs, et l'exaltation et 
hilarité des triomphants. » Son courage au travail sous un 
ciel embrasé, sur un sol nouveau, lui occasionna une dan- 
gereuse maladie, contre laquelle lutta victorieusement un 
médecin lyonnais. « Messirc Symphorian Champier l'a lire 
hors d-es maschoires de la mort, es({ue]lcs s'estoit engouffré 
par trop granl labeur, abstinence et vigilance. » Il était ainsi 
aux prises avec la douleur en i509; en 45H, un homme 
qu'il avait obligé, qui lui avait témoigné publiquement sa 
gratitude, Jean Lemaire des Belges, lui fit commander par 
Marguerite de Savoie le plan du tombeau qu'elle voulait 
consacrer à son mari dans l'église de Brou. Michel Colombe, 
peu vaniteux sans doute, ne refusa pas d'exécuter ce dessin, 
quoiqu'il fut aussi capable que Perreal de tracer un projet. 
L'acte par lequel il s'y engage, et que l'on possède encore, 
prouve d'ailleurs que le peintre s'occupait d'architecture. Il 
s'occupait aussi de vêtements, car Louis XII le chargea de 
présider au trousseau de Marie d'.Angleterre : l'artiste diri- 
gea les cousturiers qui le préparaient. En 15i5, il coloria 
deux cent six écussons portant les armes de France , qui 
servirent aux obsèques du prince. 11 figure encore parmi les 
officiers royaux en 1522, puis l'obscurité l'enveloppe et le 
dérobe entièrement h notre vue. On ne connaît de lui au^ 

20, 



238 LA PEINTURE SUR BOIS, 

cuoe œuvre aulhentique. Jean Lemaire des Belges nous 
apprend que c'était un habile discoureur. 

Nicolas Pion a eu un sort contraire. Un tableau de sa 
main nous est parveou, mais sans aucun renseignement 
biographique. Exécutée au xv"* siècle pour les moines de 
Saint-Germain-des-Prés, cette peinture se trouve actuelle- 
ment au musée de Paris et représente la Déposition de croix. 
Dans le lointain, Tarliste a pourtrait la façade du vieux 
Louvre qui longeait la Seine. OEuvre curieuse et impor- 
tante, elle ne peut néanmoins soutenir la comparaison avec 
les étonnantes images qtie traçaient alors les Flamands. Le 
tableau qu'on voit au Palais de Justice (chambre de la cour 
d'appel) suffirait pour le prouver ; la perfection même de 
cette page rend difficile et scabreux d'en désigner l'auteur. 
Nulle production de Hemling n'offre un art aussi avancé, 
une composition aussi profonde, des types aussi originaux. 
La Belgique et la Hollande ne renferment pas une œuvre du 
même style que Ton puisse dire plus belle. Sous le règne de 
Louis XII, selon Corrozet, « la grand'chambre de la court 
du parlement, où sont plaidécs les appellations verbales, fut 
somplueusement décorée et enrichie. » Les tons chauds, 
l'harmonie extraordinaire et presque moderne de la couleur 
se joignent aux autres indices pour faire accepter cette date 
comme très-probable. Tout, dans ce morceau , annonce le 
passage du xv au xvi** siècle ; les mérites des deux époques 
s'y trouvent rassemblés ; mais quel artiste des Pays-Bas , 
quel homme de génie était alors capable d'exécuter un si 
merveilleux travail? 

Un prince français fut tellement séduit par les ravissantes 
créations des peintres brugeois, que, non content de les 
admirer, il voulut produire des œuvres analogues. Le fameux 
René d'Anjou, duc de Lorraine, qui joignait à ce titre celui 
de roi de Provence , se forma dans le Nord au maniement 
du pinceau et transporta dans le Midi la méthode néerlan- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 239 

daÎBe. Ce n'était pas un homme supérieur, comme le prouve 
80» tableau du Musée de Cluny, tableau à l'huile qui repré- 
sente sainte Madeleine annonçant TÉvangile aux Marseillais 
encore païens ; la couleur en est peu brillante et le dessin 
peu remarquable. Les exemples donnés par un monarque 
ne sauraient toutefois demeurer sans action. M. de Pointe], 
riiabile chercheur, nous apprend qu'on trouve dans la 
France méridionale un grnnd nombre de panneaux du 
XV'' siècle, traités à la manière flamande, qui n'ont été ni 
décrits ni jugés. C'est au pacifique souverain que Ton doit 
vraisemblablement leur présence sur le sol de notre pays ; 
son goût ne pouvait manquer de se répandre, et les églises 
de son royaume se procurèrent des œuvres composées d'a- 
près la nouvelle méthode, soit qu'on les fit venir de Bel- 
gique, soit que des imitateurs indigènes eussent suivi les 
traces du roi et pris pour modèles les tableaux néerlandais. 

Vers la fin du xv^ siècle et au début du xvi', une école 
nationale de peinture paraît s'être développée dans la Picar- 
die. Les sept morceaux de la cathédrale d'Amiens sont des 
productions très-importantes. On y admire de vastes paysages 
qui annoncent déjà le talent spécial des Français pour ee 
genre de composition. Une foule d'acteurs occupent les pre- 
miers plans, et, malgré leur nombre, l'œil en saisit parfaite- 
ment les divers groupes : les attitudes sont naturelles et 
expressives; la couleur, brillante et vraie, n'n pas cette 
harmonie d'ensemble qu'offrent les œuvres postérieures de 
l'Italie et des Pays-Bas, mais qui manque presque toujours 
aux toiles françaises. Chaque partie semble avoir été faite 
isolément. De cette même école provinciale sont sortis le 
Sacre de Louis XII, commenté par le Sacre de David, et la 
Vierge au froment, qui ornent le Musée de Clnny. 

Nous arrivons à une famille de peintres que M. de La- 
borde a, pour ainsi dire, évoquée du sein des ténèbres, dont 
elle semblait ne devoir jamais sortir. Les individus qui la 



2i0 LA PEINTURE SUR BOÎS, 

composent avaient ëtc réunis en un seul, par une méprfee 
historique des plus fâcheuses : toute chronologie devenirit- 
impossible, tout effort d'appréciation échouait contre un 
pareil obstacle. On peut croire que cette famille était origi- 
naire des Pays-Bas , le plus ancien manuscrit où elle soit 
mentionnée porte que Jean Clouet, en 4475, demeurait à 
Bruxelles et qu'il y travaillait pour le duc de Bourgogne. 
On ne sait pas dans quelle année il changea de domicile et 
vint habiter près des rois de France. Vers 4485, il eut un 
fiis qu'il appela du même nom que lui. Ce fils obtint les 
bonnes grâces de François 1", sans doute à cause de son 
talent. Dès le mois de janvier 15â5, il était peintre officiel 
de la cour, et il reçut les deux cent quarante livres tournois 
qui formaient les appointements ordinaires de cette place ; 
il y joignait le titre de vaict de chambre du prince, ce qui 
montre qu'il jouissait depuis assez longtemps de la faveur 
royale et que Ton ignore la véritable époque de son entrée 
en fonctions. 11 fut souvent chargé de peindre les figures de 
certaines dames qui avaient plu au roi. u Desquelz ouvraigos 
et pourtraietures ledit seigneur n'a vouileu estre cy aultre- 
ment déclairées ni spéciffiées , » disent les comptes, et nous 
n'avons" pas besoin d'expliquer les motifs de cette recom- 
mandation. Au mois de mars 4529, un exprès fut envoyé de 
Blois à Paris pour chercher en poste quelques-unes de ces 
mystérieuses images. Désigné d'abord familièrement par le 
nom de Jehannct, diminutif du mot Jeban, ce nom se 
cliangea peu à peu en celui de iannet, et l'on a depuis lors 
appelé ainsi toute la famille. Les renseignements historiques 
ne permettent d'attribuer avec certitude au second peintre 
de cette race, que deux portraits de François 1^ : l'un, placé 
dans la galerie de Florence comme étant d'Holbein, unit les 
caractères de l'art français aux caractères de l'art fiamand, 
un coloris argentin, la finesse du détail et la simplicité de 
l'effet à l'observation scrupuleuse et au style de la Néer- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 241 

laode ; l'autre brille parmi les images des rois sous les pla- 
foods de Versailles : la facilite de TexëcutioD moderne y 
lutte contre la timidité de rancienne manière ; les draperies 
sont rendues avec Largeur; la barbe, les broderies, avec un 
soin minutieux. Ces caractères se rapportent assez bien à un 
tableau que l'on voit chez M. Quedeville, et sur lequel on 
trouvera peut-être plus tard des documents authentiques. 
Ce morceau représente Jésus crucifié : la Vierge et saint 
Etienne à gauche, saint Jean et saint François à droite, dé- 
plorent la triste fin du glorieux martyr ; le dernier appuie 
sa main sur l'épaule d'un évéque agenouillé devant un prie- 
Dieu aux armes des Ponchcr. Celui-ci, comme on le devine, 
se nommait François Pencher; il était trésorier de France, 
secrétaire du roi, et mourut en 1552; les autres saints per- 
sonnages sont les patrons de ses deux frères , Etienne et 
Jean, et de sa sœur Marie. La couleur douce et claire de cette 
peinture , la finesse spirituelle des types , la légèreté des 
fonds, ne permettent pas de douter qu'elle soit l'œuvre d'un 
artiste français. L'époque où vivaient ces quatre membres 
d'une famille illustre correspond justement à celle ou tra- 
vaillait Jean Clouet le fils. On ne sait pns quand il mourut, 
mais il. laissa un héritier qui lui succéda dans ses fonctions 
vers i545. On lui avait donné en le baptisant le nom de 
François. Le premier compte où il est question de lui porte 
la date de i547; il fut alors chargé d'esquisser rapidement 
les traits et de mouler la figure du roi, qui venait de termi- 
ner sou aventureuse carrière. On ne lui aurait sans doute 
point confié cotte tâche, s'il n'avait déjà été peintre officiel 
de la cour. II exécuta ensuite une image du petit dauphin, 
François II, qui orne actuellement le Musée d'Anvers. Nous 
ne ferons pas la nomenclature de ses ouvrages, trop nom- 
breux pour que nous les passions en revue dans cette 
esquisse. A la date de i559, nous le retrouvons près du lit 
funèbre de Henri II, auquel il rendit le même service post- 



U^ LA PEINTURE SUR BOIS, 

hume qu'à son père ; il modela l'effigie en cire et en osier 
qui devait représenter aux funérailles du monarque le prince 
jadis tout-puissant. François Clouet eut l'honneur d'être 
chanté par Ronsard et toute la pléiade. Vicilleviile le cite 
comme le plus excellent ouvrier de ce temps-là. Presque 
tous les grands personnages de la cour posèrent devant lui, 
et la dangereuse Marie Stuart le trouva capable de repro- 
duire sa beauté. En 4570, on perd sa trace; en 1572, un 
nommé Jehan de Court remplit ses fonctions ; la présence 
de ce successeur annonce vraisemblablement que François 
était mort. Il eut cela d'extraordinaire qu'il sut se préserver 
de l'influence italienne, comme son père et son aïeul, quoi- 
que les souverains octroyassent leurs plus hautes faveurs 
aux coloristes nés par delà les monts et que le public fût 
complice de leur engouement. On ne trouve dans ses pan- 
neaux que les traditions de l'école brugeoise et des qualités 
purement françaises ; les comptes de nos rois prouvent qu'on 
l'employait aux travaux les plus grossiers, comme à noircir 
et vernir des lances, des cercueils et des voitures. 

Ce n'était pas ainsi qu'on traitait les maîtres plus ou moins 
fameux venus d'Italie. Quelques-uns méritaient ces hon- 
neurs ; les autres n'y avaient réellement pas droit. Appelé 
en 4515, Léonard de Vinci, cassé par l'âge et les fatigues, 
n'eut le temps de peindre aucun tableau ni d'exercer aucune 
influence. Deux ans plus tard, Andréa dcl Sarto fît admirer 
aux seigneurs de la cour la science et la hardiesse ultramon- 
taines. Il copia les traits du Dauphin, exécuta la Charité qui 
orne le Musée du Louvre et plusieurs autres morceaux. 11 
retourna ensuite vers la femme égoïste et perfuie à laquelle 
le sort l'avait uni, pour sou malheur. Mais ce fut en 1528, 
lorsqu'on réédifia le château de Fontainebleau, que com- 
mença le vrai triomphe des hommes du Midi. Serlio, peintre 
et architecte de Bologne, dirigeait la construction. En 1530, 
la plus grande partie du monument était prête et n'atten- 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 243 

dait plus qu'une habile décoration. Le roi fît venir de Flo- 
rence le Rosso , nomme ainsi à cause de ses cheveux roux , 
artiste auquel Lanzi donne de pompeux éloges, mais qui ne 
me semble guère les avoir mérités en France. Son œuvre 
gravée nous le montre comme un homme flasque et préten- 
tieux, sans goût et sans inspiration, mettant la recherche à 
la place de la verve , confondant la disproportion avec la 
grandeur, et la fausseté avec l'originalité. Le vainqueur de 
Marignan le nomma chanoine de la Sainte-Chapelle. Il avait 
sous ses ordres, le Flamand Léonard , les Français Michel 
Samson et Louis Dubreuil, les Italiens Luca Penni,- Barto- 
lommeo Miniali, Bagnacavallo , Pellegrino etCaccianemici, 
mais il n'exerça qu'un an cette autorité sans partage. En 
1551 , Primatice arriva de Mantoiie, et une lutte s'engagea 
dès lors entre eux : ils se disputaient la faveur du prince et 
le droit de régler selon leur fantaisie la décoration du palais ; 
leur rivalité opiniâtre et mesquine fatigua souvent le mo-- 
narque. Le Rosso ayant mis fin à ses jours par un suicide, 
Primatice resta maître du terrain; son meilleur élève, Nic- 
colo déir Abbate, orna sous sa direction la magnifique salle 
de bal. Primatice peignait avec moins d'exagération, avec 
plus de finesse et d'élégance que le Rosso ; mais il apparte- 
nait encore à cette troupe d'imitateurs maladroits et affectés 
qui outraient les erreurs de Michel-Ange. IJn artiste de cette 
nature ne pouvait exercer une action utile et durable sur 
l'école française. Rien cependant ne troubla son empire de 
quarante années au milieu d'une population étrangère. 
Henri II, François II, Charles IX, Catherine de Médicis ne 
lui montrèrent pas moins de faveur que François P'. Par- 
venu à un grand âge, il mourut en 1570, comblé d'honneurs 
et de richesses: 

Prés de ces étrangers, dans l'atmosphère même de la 
cour, se développaient des talents qui ne suivaient que les 
tendances nationales. Les Clouet, nous l'avons vu ^ gardé-* 



Î44 LA PEINTURE SUR BOIS, 

rent leur physionomie jusque sous les voûtes des palais 
royaux. Antoine Garon, de Beauvais, montra une égale 
indépendance. Venu au monde entre les années 1515 et 
1520, il mourut à soixante et dix-huit ans, après avoir tra- 
vaillé pour Henri II et pour Catherine de Medicis. Il reste 
de lui plusieurs dessins, et quelques gravures nous donnent 
une idée de tableaux, maintenant perdus, qui nous auraient 
fait connaître son talent. M. de Montaiglon découvrira pro- 
bablement quelque jour de nouveaux renseignements sur 
son compte. Selon toute apparence, Barthélémy Gueti, Ger- 
main Musnier, Corneille (de Lyon), François Quesnel, surent 
se maintenir dans cette voie originale. 

Mais le nombre de ceux qui se laissèrent entraîner par le 
torrent de la mode italienne fut bien plus considérable. 
Toussaint Dubreuil, Cormoy, Baudouin, Jean et Guillaume 
Rondelet, Antoine Fantose, Jac(iues Bunel, Charles Dori- 
gny, les Dumonstiers, ne firent aucune résistance; leur ser- 
vilité coïncidait avec l'enthousiasme classique et Taveugle 
pédanterie des auteurs contemporains : les artistes devaient 
se déguiser pour prendre part à la grande mascarade de 
l'imagination française. 

Un homme plus robuste ne se laissa point dominer par 
le faux goût, par le style en même temps vulgaire et pré* 
tentieux des émigrés italiens. Il s'appropria les perfection- 
nements de l'art moderne, sans suivre les traces des favoris 
de la cour. Son talent inaugura une nouvelle période dans 
rhistoire de la peinture française ; on devine que nous par- 
lons de Jean Cousin. Né à Soucy, près de Sens, vers l'année 
1530, il orna de ses compositions le verre et la toile, et fut, 
en outre, un habile sculpteur. Son fameux tableau du Juge^ 
gement dernier, que possède le Louvre , donne de lui une 
haute opinion : le coloris en est dur et sans variété ; mais 
le dessin des figures et l'agencement de la scène prouvent 
qu'il avait l'habitude de réfléchir, de compter sur ses propres 



SUR TOILE ET SUR CUIVRE. 243 

forces, et de chercher des dispositions nouvelles , des effets 
inconnus. On ne sait pas à quelle époque il termina ses 
jours ; il vivait encore dans Tannée \ 589 , et la tradition 
rapporte qu'il mourut fort vieux. 



â1 



PHILIPPE ROOS, 



PEINTRE d'aNIMAUI. 



Un splendide soleil illuminait la campagne de Rome, cette 
campagne déserte et nue, que les oiseaux mêmes semblent 
fuir, et qui a pour tout ornement les grandes lignes d'un 
paysage accidenté, les ruines des aqueducs et des tombeaux, 
puis, ça et là, quelque arbre solitaire ou quelque ferme 
sans babitants. A peine si une berbe courte et rare égayé de 
sa verdure un petit nombre d'endroits moins stériles. Sur 
une de ces oasis, un berger faisait paitre ses cbcvres. Abrité 
par un mouvement de terrain contre Tardeur du jour, un 
peintre copiait les animaux qui broutaient, folâtraient, se 
reposaient devant lui. C'était un homme de haute taille, à 
la complexion vigoureuse, aux traits un peu forts , mais ré- 
gulièrement dessinés. 11 maniait le pinceau avec une facilité 
qui annonçait une longue habitude et beaucoup d'adresse 
naturelle. A en juger par sa figure, ce personnage avait une 
trentaine d'années. Il était venu au monde à PrancFort-sur- 
le-Mein , en 1655 , et se nommait Philippe Roos ^. 

1 Houbraken , t. Il , p. 279. — Gampo Weyerman , t. H , p. SOI. 



250 PHILIPPE ROOS, 

Étant donc venu voir. Hyacinthe Brandi, un jour qu'il 
était occupé avec plusieurs personnes , Philippe Roos alla 
droit au jardin, s'assit sous un platane , et dit qu'il atten- 
drait patiemment que. le célèbre artiste pût le recevoir. A 
peine était-il seul, qu'il promena ses regards autour de lui, 
avisa le corps de bâtiment où demeurait la jeune fille, et se 
plaça devant ses croisées. Elle ne tarda point à y paraître. 
Il la salua courtoisement, et comme il n'osait parler de peur 
de se trahir lui-même, il exprima par des gestes l'amour 
qu'il ressentait. Mademoiselle Brandi fut d'abord surprise ; 
mais comme le peintre était jeune et beau , elle sourit en 
fermant sa fenêtre. I/artiste allemand ne perdit point cou- 
rage ; il employa de nouveau le même artifice , et la char- 
mante personne finit par lui témoigner qu'elle était sensible 
à son affection. Ils s'entendirent ensuite pour se revoir, de 
sorte que Philippe Roos était au comble de la joie. Mais si 
secrètes que fussent leurs entrevues, elles ne pouvaient 
demeurer longtemps ignorées de tout le monde. Le père 
en eut connaissance et tomba dans des transports de fureur. 
Il interdit sa maison à Philippe , avec lequel il ne voulut 
plus avoir aucune relation. 

Sa fille fut mise au couvent malgré ses prières et ses 
larmes , et le vieillard répétait vingt fois par jour » qu'il 
ne l'avait pas élevée pour un peintre de bêtes. » 

Le jeune homme fut désolé de cette aventure, comme on 
le pense bien. Il se voyait tout à coup séparé d'une femme 
charmante; il ne pouvait ni la délivrer, ni songer à s'enfuir 
avec elle. D'une autre part, il ne voulait point abandonner 
SCS espérances. Que faire? Son imagination se mit à l'œuvre, 
et à force de rouler dans sa tête mille expédients impra- 
ticables, il trouva un moyen qui offrait des chances de 
réussite. 

Philippe Roos était protestant, comme le plus grand 
nombre de ses compatriotes. 11 forma le projet bizarre et 



PEINTRE D'ANIMAUX. 251 

vraiment audacieux de changer de principes pour obtenir 
la belle recluse. Il se présenta donc, un matin, chez le car- 
dinal-vicaire, lui dit qu'il voulait entrer dans le sein de la 
véritable Église , abandonner Terreur luthérienne et em- 
brasser la foi catholique. Le prélat fut charmé de ces pieux 
sentiments : il accueillit le jeune homme avec la plus grande 
bienveillance , heureux de voir la lumière divine éclairer 
une âme où de fausses croyances avaient projeté leur om- 
bre. 11 encouragea le pénitent, le Gt instruire et eut tout 
l'honneur de sa conversion. Mais ce n'était que le premier 
acte de cette comédie. Le dessinateur exposa enfin au cardi- 
nal son amour pour la jeune Brandi, et implora son aide. 
Le prince ecclésiastique, touché de sa passion, lui dit de 
compter sur ses bons offices.. Le lendemain, en effet, il alla 
trouver le saint-père, lui apprit la conversion de Philippe 
Roos, et lui conta son malheur dans les termes les plus 
attendrissants. Le pape se laissa émouvoir; il demanda 
quelle était la profession du père et quelle était celle du 
jeune homme. « Ils sont peintres tous les deux, » répon- 
dit le vicaire apostolique. — u Alors je no vois pas d'obsta- 
cle à l'union des jeunes gens, reprit le chef de l'Église; leurs 
conditions étant égales, ils formeront un bon ménage. » 
Hyacinthe Brandi fut mandé au Vatican et reçut l'ordre 
d'accorder sa fille à l'homme qu'elle aimait. Le vieux peintre 
n'osa pas se révolter; quel que fût son chagrin secret, il 
obéit. Avec son orgueil italien, cependant, il méprisait le 
genre de peinture que cultivait Philippe Roos. 

La jeune personne étant sortie du monastère , les noces 
eurent lieu. Si le mari avait alors montré de la douceur et 
de la patience, il aurait sans doute ramené à lui le disciple 
de Lanfranco. Mais il avait gardé le souvenir de l'injure que 
lui avait faite l'artiste méridional. Le lendemain de ses 
noces, en conséquence, il prit les bijoux, les robes, le linge 
de sa femme, jusqu'à ses bas et à ses chaussures, en fit un 




292 PHILIPPE ROCS, 

paquet et Renvoya au coloriste dédaigneux, en chargeant le 
domestique de lui dire : «< Que le peintre de bétes n'avais 
pas besoin de toutes ces bardes et de toutes ces parures ; 
qu'il avait voulu obtenir de lui sa fille seule, sans autre or> 
nement que sa beauté. » 

Ce compliment peu gracieux envenima la blessure 
d'Hyacinthe Brandi ; quelque temps après, il tomba malade 
et mourut, le cœur plein d'amertume. Il avait déshérité sa 
fille de tous ses biens, qui étaient considérables. 

La jeune femme eut bientôt d'autres motifs de regretter 
sa désobéissance. Philippe Roos était brutal, prodigue et 
débauché ; il y avait un certain rapport entre son âme gros- 
sière et les objets de ses études. La lune de miel n'avait pas 
encore cessé de répandre sur les nouveaux mariés ses douces 
lueurs, qu'il montra son caractère. Il fallait absolument 
suivre ses fantaisies, quelque déraisonnables qu'elles fussent. 
Le despote habitait d'ailleurs un vieux monument qui tom- 
bait en ruine, près de Tivoli, à quelquie distance de Rome. 
Il y nourrissait toute espèce d'animaux : des bœufs et des 
ânes, des chiens et des chats, des moutons et des chèvres, 
des hiboux et des vautours, même des rats et des souris. 
Ses camarades avaient surnommé sa demeure V Arche de 
JVoé. Les bétes qui la peuplaient lui servaient à dessiner 
d'après nature ; mais c'était une société peu amusante pour 
une jeune femme. Ces bizarres compagnons faisaient un 
bruit perpétuel ; les coqs criaient , les poules gloussaient, 
les bœufs mugissaient, les renards glapissaient ; mille voix 
discordantes formaient un concert à tirer les morts du sé- 
pulcre , et le lénor majestueux de l'âne dominait la sym- 
phonie. Campo Weyerman dit que la belle Romaine avait 
l'air de Circé, au milieu des victimes de ses enchantements. 
Toutes les bétes semblaient lui redemander leur forme pre- 
mière et se venger de ses refus par leurs assourdissantes 
clameurs. 



PEINTRE D'ANIMAUX. 253 

Ce n'était pourtant là que le commencement de son sup* 
plice. Lorsque Philippe Roos avait passé quelques jours 
près d'elle et que ses fonds diminuaient, il montait à che- 
val : son domestique enfourchait un vieux bidet, et tous 
deux, prenant le chemin de Rome, laissaient la jeune femme 
se distraire à sa guise. L'artiste allait droit dans une au- 
berge de la ville éternelle, buvait, mangeait, faisait ripaille, 
puis quand il fallait payer la dépense, prenait une toile, la 
couvrait à la hâte de groupes d'animaux, et ajoutait der- 
rière un fonds harmonieux, malgré le peu de temps qu'il y 
consacrait. Son domestique allait ensuite offrir cette ébauche ; 
on lui proposait de faibles sommes, mais il avait ordre de 
vendre à tout prix, pour délivrer le peintre en goguette, qui 
servait d'otage au cabaretier. Ces équipées diminuaient in- 
sensiblement la valeur commerciale de ses tableaux. De jour 
en jour, son talent lui offrait des ressources plus précaires. 

Il lui aurait suffi néanmoins de le vouloir pour vivre dans 
l'opulence. La nature lui avait donné non-seulement du 
goût et de rimaginati)^ , mais encore une facilité prodi- 
gieuse. La société des peintres néerlandais, à Rome, que l'on 
appelait le Bent, l'avait surnommé Mercure, pour exprimer 
l'adresse rapide avec laquelle il exécutait ses ouvrages. Mi- 
chel Leblon, peintre de l'époque, disait qu'il n'avait jamais 
vu son pareil. Un jour que ce dernier se trouvait dans les 
ruines du Golisée, avec plusieurs de ses camarades, pour y 
dessiner d'après nature, le hasard amena Philippe Roos au 
milieu d'eux. Ils s'entretinrent quelques minutes, puis l'ar- 
tiste germanique avisa une fraction du monument et du 
paysage , qui lui sembla devoir produire bon effet sur la 
toile ou le papier; comme il n'avait point son carton, il em- 
prunta au plus jeune de la troupe ce qu'il lui fallait pour 
copier le point de vue. Il se mit à l'œuvre et, en une demi- 
heure, il traça un dessin, complet, si beau et si vigoureux 
que tous les artistes présents l'admirèrent. Philippe Roos 



254 PHILIPPE ROOS, 

Toffritau peintre qui lui avait prête son crayon. Un Romain, 
voyant ce groupe d'hommes parmi lestlécombres d'un vieux 
monument, eut la curiosité de savoir ce qui fixait leur atten- 
tion. Il passa près d'eux, jeta un regard sur le dessin, et en 
fut si charmé qu'il voulut l'acquérir; il en donna une pîs- 
tole. Mais le possesseur aima mieux le garder, comme sou- 
venir de Philippe Roos et comme témoignage de sa mer- 
veilleuse promptitude. 

11 en donna une autre preuve plus étonnante encore. Le 
comte de Martinitz, ambassadeur de l'Empire, et le général 
Roos, né en Suède, grand duelliste d'ailleurs, étant venus 
à causer de la facile exécution du peintre allemand, le der- 
nier personnage ne voulut pas croire ce que lui en rappor- 
tait son interlocuteur. L'Autrichien paria donc un certain 
nombre de pièces d'or, que l'artiste commencerait et achè- 
verait un tableau pendant qu'eux-mêmes feraient une par- 
tie de cartes (c'était un jeu où chaque partie durait habituel- 
lement une demi-heure). Le matamore accepta la gageure, 
et l'on appela Philippe Roos pour lui demander s'il voulait 
tenter l'épreuve; il se garda bien de refuser. On apporta 
dans la salle un chevalet, des pinceaux et une de ces toiles 
que les Romains appellent tele di testa, parce qu'elles ont 
juste la grandeur nécessaire pour qu'on y puisse tracer une 
tête. Philippe Roos s'assit, les deux joueurs prirent les car- 
tes, et l'on commença de part et d'autre. Mais avant qu'un 
des personnages eut gagné, le peintre se leva et leur mon- 
tra son tableau entièrement fini. Un berger, deux ou trois 
moutons et chèvres y apparaissaient au milieu d'un paysage. 
Le général s'avoua vaincu et paya, séance tenante, la somme 
fixée. L'ambassadeur prit quelques pièces d'or, et les offrit 
au peintre pour le récompenser de sa peine. Cet argent, 
gagné d'une manière si prompte, ne fit qu'un acte de pré- 
sence dans la poche de Philippe Roos ; il en sortit avant la 
fin du jour, à l'appel des cabaretiers. 



PEINTRE D'ANIMAUX. 255 

Ayant formé le projet d'historier une grande toile, qui 
avait quarante pieds de long et quarante pieds de haut, il 
exécuta ce travail en seize jours. On y voyait plus de six 
cents bêtes, quelques-unes de grandeur naturelle, sur le 
premier plan, comme des chevaux et des bœufs ; les autres 
dans le lointain. La beauté de Tœuvre ne permettait pas de 
croire qu'il y eût employé si peu de temps. Un trop grand 
nombre de personnes l'attestaient néanmoins pour qu'on 
pût le révoquer en doute. 

La rapidité de sa main ne nuisait donc pas au mérite de 
ses tableaux, circonstance peu ordinaire dans l'histoire de 
l'art. Sa couleur était douce et harmonieuse, son dessin 
exact et vif; il groupait avec une adresse étonnante, une 
variété perpétuelle. Ses fonds même ne se ressemblent ja- 
mais : chaque toile offre un site nouveau et entraîne le re- 
gard dans de lumineuses perspectives. Il dessinait de préfé- 
rence les bœufs, les vaches, les moutons et les chèvres ; mais 
figurait aussi habilement les animaux de toute espèce. 11 
montrait donc plus d'invention et de souplesse que le fa- 
meux Bassano qui, s'étant habitué à un certain nombre de 
types humains et de races animales, les fait sans cesse repa- 
raître dans ses tableaux. 

Mais le désordre est un abime où s'engloutissent les dons 
les plus précieux, où roulent péle-méle le talent, l'hon- 
neur, la fortune, les chances propices, le bonheur du cou- 
pable et le bonheur de ceux qui l'entourent. Avec tant de 
moyens d'assurer à sa jeune femme un sort digne de l'af- 
fection qu'elle lui avait témoignée, l'habile coloriste la lais- 
sait dans la misère et l'abandon. Elle restait seule à Tivoli 
des semaines entières : l'argent lui manquait, aussi bien que 
la société; pour toute distraction, elle avait les cris de ses 
animaux qu'elle ne pouvait pas repaître selon leur faim. 
Lorsque sa douleur devenait trop forte, elle quittait la mé- 
nagerie; elle s'en idiait à travers la campagne, songeant aux 



236 PHILIPPE ROOS, 

beaux révcs qui, sous le toit de son pét*e, flattaient son 
cœur et enchantaient son imagination. QueJle triste réalité 
en avait pris la place! Elle parcourait les champs stériles, 
les montagnes désertes du pays des Sabins : cette nature 
sauvage et inculte lui offi'ait Temblèitie de sa propre déso-^ 
lation. Le cours rapide de TAnîo fuyait comme ses espé- 
rances. Lorsqu'elle en avait suivi quelque temps les bords, 
elle arrivait aux fameuses cascades. Elle examinait d'un air 
triste et pensif la chute de la rivière se précipitant du haut 
des rochers dans un gouffre ; les ruines du temple de la 
Sibylle et du temple de Vesta, debout près de Tabime, sem- 
blent vouloir y plonger avec les flots tumultueux qui les 
enveloppent de brouillard. La jeune femme éprouvait la 
tentation de finir son malheur, de s'élancer dans le torrent, 
dont la voix sonore étoufferait jusqu'à ses cris. 

Le peintre débauché revenait cependant : quelques 
lueurs d'espoir égayaient et ranimaient l'âme de sa vic- 
time. Elle lui adressait des remontrances et des prières, elle 
le suppliait de se corriger. Lui, ne voulait pas même lui 
faire dé promesses. Il avait en horreur l'économie et les 
mœurs régulières : un accident tragique, arrivé dans sa fa« 
mille lui servait à excuser ses goûts dissolus. 

— Mon père, disait-il, était un modèle de sagesse, qui 
édifiait la ville de Francfort-sur-le-Mein : il se privait de 
tout, il ne se donnait ni plaisir ni loisir. Pour rien au 
monde, il n'aurait imité l'exemple des bourgeois qui s'en 
vont chaque soir dans une hôtellerie, prennent place autour 
d'une grande table bien luisante, se font servir une demî- 
boutcille de vin du Rhin, forster ou marcobrunner, et fu* 
ment leur pipe d'un air majestueux, en dégustant la liqueur 
ambrée. Il gagnait donc beaucoup, dépensait peu et thésau- 
risait. C'était très-bien, me direz-vous sans doute : mais 
écoutez la fin de l'histoire. Une nuit, nous sommes réveillés 
par un cri terrible : Au feu 1 au feu ! Un incendie s'était dé- 



PEINTRE D'ANIMAUX. 237 

claré dans la manutention des vivres militaires, à laquelle 
s'adossait notre maison, et. la flamme dévorait déjà non- 
seulement une partie de notre demeure, mais une partie du 
quartier. Nous nous sauvâmes dehors, presque sans vête- 
ment. Mon père, qui avait le prénom de Henri, se désolait, 
se lamentait, en songeant qu'il allait perdre toute sa fortune. 
Dans son désespoir, il voulut au moins sauver quelques 
objets précieux. Le ciel était plein de flammèches rouges et 
d'une ardente poussière : la maison brûlait comme un fagot 
sec. Le vieillard y pénétra néanmoins ; il recueillit tout ce 
qu'il pouvait porter, ayant soin de prendre un flacon en 
porcelaine muni d'un bouehon d'or, auquel il tenait beau- 
coup. Mois un malheur n'arrivant jamais seul, le vase lui 
échappe des mains et se -brise ; mon père se baisse pour ra- 
masser le précieux métal : un tourbillon d'épaisse fumée 
Tenvelpppe et il tombe sans connaissance. Des personnes qui 
l'avaient vu sïncliner se doutent de sa position critique; 
elles arrivent jusqu'à lui, le saisissent comme elles peuvent 
et le traînent, la tète en bas, le long des escaliei^. Il reçut, 
dans le trajet, de nombreuses contusions ; ces meurtrissures, 
la peur, le chagrin qu'il avait éprouvés, l'air brûlant qui 
avait inondé sa poitrine, furent cause de sa mort : il expira 
près de nous, malgré nos soins, au moment où le jour se 
levait. Cette catastrophe, ma chère amie, est restée gravée 
dans ma mémoire ; j'ai fait le serment de ne jamais m'atta- 
cher aux biens de ce monde. Je ne veux pas mourir pour un 
flacon de porcelaine. » 

Voyant que ses discours ne produisaient aucun effet sur 
son mari, la jeune femme se condamnait au silence; elle 
envisageait son irrémédiable infortune avec une résignation 
muette et sombre. Philippe ne tardait pas à s'ennuyer du 
calme et de la solitude. Il prenait le chemin de Rome, lais- 
sant de nouveau son épouse face h face avec la douleur. 

Son domestique, plus sage que lui, voyant que son maître 

22 



258 PHILIPPE ROOS, 

se ruinait de gaieté de cœur, songea qu'il pouvait tirer parti 
de rimprëvoyance du peintre et se créer une fortune. Ayant 
économisé une petite somme, il l'augmenta par un emprunt. 
Lorsqu'il avait bien rôdé dans la ville, où on ne lui offrait 
que des prix inférieurs, il venait rendre compte à Philippe 
Roos de ses efforts inutiles. Le dessinateur aviné lui disait 
de porter son œuvre au moins ladre des chalands. Le ser- 
viteur feignait d'obéir; il allait déposer le tableau dans une 
salie qu'il avait louée, puis le payait h son maître de ses 
propres fonds. Il accumulait ainsi un grand nombre de 
toiles : ayant quitté, plus tard, le chevalier du gobelet, et la 
^valeur de ses peintures augmentant, surtout après sa mort, 
l'avisé domestique gagna des sommes considérables *. 

Des témoignages contemporains nous apprennent que, 
quand Philippe Roos cheminait dans la ville étemelle, ses 
compagnons du Bent voyaient sur-le-champ à sa physio- 
nomie et à son allure s'il avait la bourse pleine ou vide. 
On connaît le proverbe latin du moyen âge v Pecunia est 
aller sanguis, pecunia est vila hominis et optimum fide* 
jusserin necessitatibus. Jamais il ne s'était mieux appliqué 
à personne. Quand H n'avait pas le sou, le peintre filait 
le long des maisons, la tète basse, l'air humble et contrit ; 
apercevait-il une de ses connaissances, il prenait la pre- 
mière ruelle, fuyait et disparaissait. Lorsque de bons écus 
romains sonnaient dans sa poche, au contraire, il marchait 
le front haut, la poitrine cambrée, la main sur la hanche 
et le nez au vent ; il allait droit à ses camarades, les fê- 
tait, leur prenait les mains et ne les lâchait plus ; il fallait 
qu'ils le suivissent au cabaret, pour décider par expérience 
si le tnontefiascone n'avait pas perdu son goût délicieux ou 
le Lacryma Christi son fumet divin. 



' Houbrdken; Campo Wcyerman; Husgen, ^'achrichten von Franefurltt- 
Kûnstleru. 



PEINTRE D'ANIMAUX. 259 

Pendant ce temps, la fille de Brandi comptait les heures, 
versait des larmes , implorait la miséricorde divine et sou- 
mit à son pauvre père, qui était mort en la maudissant. 

Une circonstance qui aurait pu faire rentrer en lui-même 
le peintre ivrogne et changer ses funestes habitudes, échoua 
contre son amour obstiné de la débauche. Il avait eu pour 
protecteur dans sa jeunesse le landgrave de Hesse-Gassel. 
Le prince l'avait attiré à sa cour, du vivant même de Henri 
Roos, et lui avait prodigué toute espèce d'encouragements. 
Au milieu de cette douce et limpide atmosphère, le talent 
du vigoureux néophyte s'était promptement développé. Afin 
qu'il atteignit aussi haut que possible, le landgrave lui 
donna une somme d'argent assez forte et l'envoya en Italie. 
Le généreux seigneur comptait bien le revoir; il jouissait 
par anticipation du mérite exceptionnel que Philippe allait 
acquérir, il lui semblait déjà être debout devant de magni- 
fiques tableaux, occupé à les admirer. Mais , comme dit le 
peuple, en Hollande : La première chose qu'on oublie, c'est 
un bienfait. Le peintre d'animaux justifia cette maxime. Une 
fois loin de son protecteur, il ne pensa plus à lui : jamais 
aucun signe de reconnaissance ne vint lui témoigner que le 
brillant dessinateur vivait encore. Des années se passèrent : 
au bout d'un laps de temps considérable, le prince , qui ai- 
mail toujours les beaux-arts , voulut enfin visiter cette im- 
mense collection de chefs-d'œuvre que l'on nomme l'Italie. 
En i698 ou i699, se trouvant dans la capitale, il demanda 
ce que Philippe Roos était devenu. On lui conta son abjura- 
tion et ses déportements. «< Je lui pardonnerais toutes ces 
fautes, dit le bon landgrave, mais ce que je ne peux lui par- 
donner, c'est qu'il ne m'ait ni écrit ni envoyé le moindre 
dessin pour me prouver sa reconnaissance. » Le premier 
mouvement de l'artiste aurait du être de courir chez le 
prince et de lui témoigner son repentir. 11 l'évita au con- 
traire par un sentiment de honte , qui venait plutôt de l'or- 



260 PHILIPPE ROOS, 

gucîl que de la eonscienec. On lui donua.tanl de boiis avis, 
néanmoins, qu'il alla voir son bienfaiteur. Le landgrave ne 
lui montra aucun ressentiment; il Faecueillit avec sa bonté 
ordinaire et lui manifesta le désir de posséder une œuvre de 
son pinceau, lui promettant d'ailleurs de le payer génércu* 
sèment. L'artiste lui jura de le satisfaire et ne tint pas sa 
parole. Son ingratitude s'éleva comme une chaîne de mon- 
tagnes entre lui et le prince qui l'avait si noblement secouru. 
Son père savait mieux se conduire ; ayant reçu les leçons 
de Barent Grnat et étant devenu peintre officiel de l'électeur 
palatin, il envoya de Francfort à son maître, pour lui prou- 
ver sa reconnaissance, plusieurs cahiers d'estampes gravées 
par lui-même, représentant des chèvres, des moutons, des 
animaux de toute sorte ; il y joignit son portrait dû au burin 
de Kiliaan. 

Si Philippe Roos avait montre moins de sécheresse de 
cœur envers le landgrave, cet excellent prince aurait pu lui 
donner des conseils et le ramener dans une meilleure voie. 
Son ingratitude se plaça comme un mauvais ange sur le 
chemin du repentir. Tout espoir, toute conGance devaient 
dès ce moment s'éloigner de lui; le sort de sa femme et le 
sien venaient d'être fixés pour jamais. 

La triste position et les douleurs de la recluse ne pou- 
vaient se prolonger indéfiniment. Après une de ses ab- 
sences, qui avait duré plus longtemps que les autres, Phi- 
lippe revenait à son habitation champêtre, quand il fut pris, 
malgré sa rude nature, d'une sorte de frisson mystérieux. 
Des aboiements , des cris , des mugissements bizarres sor- 
taient de l'édifice en ruine. Lorsqu'il entra dans la cour, 
les chiens faillirent le dévorer. Depuis plusieurs jours peut- 
être , la ménagerie entière se passait de nourriture. L'ou- 
blieux artiste, courut à la chambre de sa femme : il la trouva 
morte. Elle semblait avoir expiré le matin même, victime, 
comme t^int d'autres, des avantages physiques d'un homme 



PEINTRE D'ANIMAUX. 261 

sans cœur. Elle possédait encore cette beauté funeste qui 
avait séduit le peintre ; mais son visage exprimait le déses- 
poir, et ses traits pâles lui donnaient l'air d'une statue cou- 
chée sur un tombeau. Sa main droite serrait un papier; Phi- 
lippe le prit : c'était la dernière kttre que son père lui avait 
écrite! Dans la lutte funèbre qui lavait précédé sa mort, 
elle n'avait songé qu'au malheureux vieillard. Le souvenir 
de l'ingrat qui la laissait périr -sans aide et sans consolation 
eût augmenté ses tortures. Quant aux douleurs de cette 
agonie solitaire, elles sont demeurées un secret pour l'his- 
toire, mais on les devine en frémissant. 

Philippe Roos versa quelques larmes, dé ces larmes qu'un 
souffle emporte et que sèche un rayon de soleil. Le chagrin 
ne dure pas longtemps chez les hommes de ce caractère : 
c'est une flamme errante qui voltige un moment dans la 
froide atmosphère de l'imagination; ce n'est pas un feu qui 
brûle et dévore le cœur. Sous prétexte de chercher des con- 
solations , de se mettre en garde contre le désespoir, l'ar- 
tiste s'enfonça de plus en plus dans la débauche. Il avait 
toujours l'œil hagard , la démarche incertaine et les jambes 
chancelantes. On aurait pu le suivre à l'odeur de taverne 
qu'il répandait sur son passage. Il mourut jeune encore, 
en i705. Chose singulière ! Les Italiens, embarrassés par le 
nom germanique de Roos , l'ont changé en celui de Rosa, et 
appellent le mauvais garnement la Rose de Tivoli ' ! Cette 
poétique périphrase conviendrait bien mieux à la jeune 
femme que tua sa cruelle insouciance. On lui appliquerait 
aisément les vers de Byron,etonla supposerait transformée, 
comme Zuleika, «c dans l'enceinte où brillent mille tom- 
beaux, où le triste mais vivant cyprès les ombrage de sa 
noire verdure, le cyprès que rien ne fane, quoique ses 
branches et son feuillage portent l'empreinte d'un deuil 

1 Lanzi, t. 11, p. 252. 

2^2 



262 PHILIPPE ROOS, 

ëternel ; dans ces bosquets de la mort une place est toujours 
fleurie; une seule rose, douce et pâle, y déploie sa grâce 
mélancolique. On la dirait plantée par le désespoir; elle est 
si faible et si décolorée que la moindre brise semble devoir 
emporter ses feuilles dans les airs ; et néanmoins l'orage et 
la foudre peuvent l'assaillir, des mains plus rudes qu'un 
ciel d'hiver peuvent l'arracher de sa tige ; le lendemain on 
la revoit épanouie ! Un esprit compatissant relève l'arbuste 
et l'arrose de célestes pleurs. Les filles de la Grèce ont rai- 
son de croire que ce n'est point une fleur terrestre, puis- 
qu'elle brave le souffle meurtrier de la tempête, que ses 
boutons se développent sans abri, qu'elle ne se fane pas 
quand le printemps lui refuse ses ondées, qu'elle ne cherche 
et ne courtise point les rayons du soleil. » 

Avec la rapidité de travail que nous avons décrite , Phi- 
lippe Roos a peint une foule de tableaux. Quelle que fût 
néanmoins sa facilité naturelle, ceux qu'il a pris le temps de 
finir sont les meilleurs. Plusieurs souverains lui en deman- 
dèrent, qu'il exécuta lentement. Les galeries de Vienne, 
Dresde, Munich et autres grandes villes d'Allemagne, celles 
d'Angleterre et de Hollande contiennent un bon nombre de 
ses ouvrages, qui passent avec raison pour des toiles pré- 
cieuses. Son pinceau est flou, sa couleur vive et naturelle, 
son dessin ferme et pur ; il disposait ingénieusemeqt ses 
groupes ^. Le musée du Louvre possède un tableau de sa 
main : il représente un loup dévorant un mouton '. Les 
deux animaux occupent une espèce de terrasse que produit 
un exhaussement naturel du sol. La béte féroce, par un 



> Hoabraken, t. II , p. 287. 

• Le catalogue renferme à cet égard une erreur des plus fortes. Il donne 
le tableau comme étant de Philippe Roos, dit Rota de Tivoli^ né à Olterberg, 
dans le Palatinat, eti 1631 , tnart en 1685, élève de Julien Dujardin. Ces dotes 
et ces détails s^appliquent h Jean Henri Roos, père de Philippe. Weyerman, 
I. Il, p. 298. 



PEINTRE D'ANIMAUX. 263 

excès de prévoyance, appuie une patte sur sa victime 
morte, comme si elle avait encore peur que cette dernière 
ne prit la fuite. Le meurtrier lui a cependant ouvert le ven- 
tre, d'où sortent les entrailles ; jl dévore quelques viscères, 
dont l'extrémité sanglante pend hors de sa gueule, tandis 
qu'il lance au spectateur un coup d'œil de travers : son re- 
gard fourbe et cruel, son expression menaçante, font le plus 
grand honneur h l'artiste. Dans un chemin creux, que 
dominent de beaux arbres, on aperçoit des moutons et des 
chèvres, qui semblent ignorer la présence du brigand. Une 
villa entourée de feuillages, des hauteurs lointaines, un ciel 
que colore ça et là une orageuse lumière , forment la per- 
spective du tableau. On doit le classer parmi les œuvres de 
premier ordre. Le coloris en est profond et harmonieux, 
l'ensemble d'une douceur et d'un éclat admirables. La beauté 
des nuances a un caractère spécial. On y trouve réunies les 
qualités du Nord et du Sud. Le terrain, les arbres, les robes 
des animaux sont exécutés d'une façon magistrale. Le livret 
du musée attribue le paysage au Tcmpesta, qui fut aussi un 
grand peintre sans mœurs , et de plus un assassin. 

Depuis quelques années, on recherche beaucoup, en Hol- 
lande, les ouvrages de Philippe Roos ; il passe, en quelque 
sorte, pour un Hollandais, son père et son oncle étant venus 
très-jeunes à Amsterdam, où ils formèrent complètement 
leur style. Aussi, tous les historiens delà peinture néerlan- 
daise parlent-ils longuement de cette famille, comme si elle 
était originaire des Pays-Bas. 

Elle a produit un grand nombre d'artistes ^. Presque tous 
furent des hommes d'un vrai talent, comme Théodore, on- 
cle de Philippe, qui excella dans le portrait et l'histoire ; la 



* On en trouve la généalogie et la nomcnclatare dans Fiorillo, t. 111, 
page 186, et dans Touvrage de Husgen : IVcichrichten von Frankfurter 
KmuUem. 



26i PHILIPPE ROOS, 

singularité de leur caractère et de leurs aventures n'inté- 
resse pas moins en leur faveur. Un frère de notre peintre, 
Nicolas Roos, avait, par exemple, un vice qu'on ne lui aurait 
jamais supposé. Il n'était ni joueur, ni voluptueux, ni cu- 
pide, ni adonné à l'ivrognerie, mais glorieux et fanfaron 
comme un noble espagnol. Il demeurait à Francfort, où il 
habitait une vaste maison, quoiqu'il fut aussi pauvre qu'un 
naufragé, dit un de ses biographes. Il y avait réuni, en qua- 
lité de domestiques mâles et femelles, toute une collection 
de misérables, qu'il ne pouvait ni solder, ni habiller, ni 
même nourrir. On les voyait errer, pâles et défaits, avec 
des allures de fantômes, dans des chambres qu'ornait uu 
luxe royal. Une partie du mobilier était due aux marchands. 
Lorsque le peintre avait touché quelque somme pour un de 
ses tableaux, il se rengorgeait et prenait des airs superbes. 
Sa démarche annonçait de loin la bonne nouvelle aux ser- 
viteurs affamés. Tout s'agitait alors dans l'habitation ; les 
uns allumaient le feu, les autres dressaient la table : on se 
préparait à sortir d'un long jeûne» Nicolas donnait l'argent 
nécessaire pour acheter des provisions ; sa femme s'habil- 
lait pompeusement et, au bout d'une heure, les maîtres du 
logis et la valetaille exténuée dévoraient à qui mieux mieux. 
La bombance durait quelques jours; puis , le carême forcé 
recommençait. La plupart du temps, la maison avait l'air 
d'une citadelle assiégée, tant on voyait de créanciers se pres- 
ser à la porte ! Les laquais défendaient vaillamment la place : 
ils étaient armés k l'avance de subterfuges, de prétextes, de 
dénégations et d'objections. Mais il fallait toujours intro- 
duire dans le fort quelque assaillant plus opiniâtre que les 
autres. L'artiste le recevait, le sourire à la bouche, l'acca- 
blait de promesses, et lui donnait le moins d'argent possible. 
A peine celui-ci était-il parti qu'un autre arrivait. » L'infor- 
tuné Roos, dit Weyerman, prenait et quittait sa palette 
aussi souvent qu'un solliciteur ôte et remet son chapeau. 



PEINTRE D'ANIMAUX. 265 

dans uue autichambrc plcio^ de courtisans. ■> A la fin, la 
colère prenaiWle dessus; il ordonnait de fermer les portes 
pour tout le monde. Le silence se rétablissait dans la de- 
meure splendide, et les laquais, en attendant une bonne 
aubaine, examinaient d'un œil mélancolique les buffets 
dégarnis, la broche oisive, les plats sans pro vende et les 
fourneaux solitaires. 



FIN. 



# .• 



TABLE DES MATIÈRES. 



■ 

Préface r> 

1/architecture religieuse et civile du ir* an xvr siècle 7 

La peinture sur bois, sur toile et sur cuivre durant la même époque. 64 

Italie 75 

Allemagne . . • i'b 

Pays-Bas 18i) 

Espagne 200 

France 217 

Philippe Roos, peintre d*animaux 247 



r